Éducatrice spécialisée en foyer d’adolescents dits « incasables » [1], Marie Lesage aime son métier, le public accueilli, et travaille aux côtés d’une équipe réflexive et soutenante. Un tableau presque idéal, qui se raréfie dans le travail social. Malgré cela, et suite à une fatigue psychique, il lui a fallu envisager son travail à long terme. Rester à un poste comme celui-ci jusqu’à la retraite paraît inenvisageable pour les nouvelles générations de travailleurs sociaux. Nombre d’entre eux envisagent une reprise d’études ou une formation complémentaire. Grâce à une institution confiante, et une bonne dose d’envie, Marie Lesage s’est donc lancée dans un Master de sciences de l’éducation, qui lui a permis de découvrir la recherche et fait d’elle une professionnelle aux multiples casquettes, qui pourra, à terme, envisager son métier autrement. L’éducateur de demain devra-t-il être en mesure d’inventer des postes hybrides, au bénéfice des jeunes et des institutions ?
TSA : Vous avez choisi de travailler auprès d’un public très compliqué, psychologiquement épuisant pour le professionnel. Qu’est-ce qui vous a conduit à ce foyer ?
Marie Lesage : Quand j’ai commencé mes études d’éducatrice, j’avais plutôt envie de travailler en CHRS [centre d'hébergement et de réinsertion sociale], auprès d’adultes. Mais mon stage de dernière année, en Mecs [maison d'enfants à caractère social], m’a beaucoup plu. J’ai pu faire des veilles de nuit, j’ai beaucoup apprécié alors j’ai décidé de rester dans le domaine de la protection de l’enfance. Dans le foyer où je suis actuellement, qui accueille des garçons de 13 à 18 ans, j’ai aussi commencé par des nuits, en 2011, puis par des remplacements de journée. Je suis en CDI depuis 2013. Cet endroit a été une véritable révélation professionnelle et humaine. Tout me plaît, le public, le projet, le contexte institutionnel. Ces jeunes ont un parcours institutionnel très compliqué, mais ce sont d’abord des jeunes en grande souffrance. Ils relèvent souvent à la fois de la protection de l’enfance, de la PJJ [protection judiciaire de la jeunesse] et de la psychiatrie, et sont en plus en décrochage scolaire.
Comment « tient-on » dans le temps, en tant que professionnelle, avec un public aussi complexe ?
Dans mon cas, c’est grâce à un travail d’équipe stable et de grande qualité. Je préfère travailler avec une équipe solide, une équipe qui pense, et qui fait preuve de soutien et de bienveillance jusqu’à sa hiérarchie que dans une boîte où ta responsabilité seule est toujours engagée. Alors oui, le quotidien est parfois difficile au foyer, mais ça me plaît aussi, éthiquement, de bosser avec des jeunes, dont, quelque part, plus personne ne veut. On ne peut pas travailler dans ce genre d’endroit avec, autour, une institution défaillante.
Malgré cela, un événement vous a amené à penser l’avenir autrement…
Oui. En 2014, il y a eu un gros basculement. Je me réveille un matin, en larmes, j’appelle mon chef de service et je lui dis simplement « là je ne peux pas venir, ce n’est pas possible ». Trois choses sont à prendre en compte à ce moment-là : un retour de vacances récent, où j’avais pu « lâcher prise » avec le boulot, un groupe de jeunes particulièrement difficile et une instabilité de l’équipe. Les « anciens » éducs partaient un par un travailler ailleurs. Alors je me suis dit, tu as 25 ans, tu es déjà dans cet état-là, c’est donc qu’il faut penser à préparer la suite, envisager l’après, de nouvelles qualifications. Se trouver une porte de sortie. Mais attention, à ce moment-là, je n’avais pas du tout envie de quitter mon poste au foyer, je voulais continuer à bosser ici, par envie, je n’en avais pas fait le tour.
Alors vous avez repris des études, en lien avec une vieille envie…
Avant de commencer mes études d’éducatrice, j’avais hésité à me tourner vers l’enseignement spécialisé. Mais à ce moment-là, je n’avais pas envie d’études longues. Quand j’ai commencé à penser à une reprise d’études, j’ai été beaucoup soutenue par la famille, les amis. Alors, après cet arrêt de travail, j’ai commencé un Master 1 en sciences de l’éducation [2], j’avais envie de me former. Je me suis dit : je ne sais pas où ça va me mener, mais de toute façon ça va m’apporter beaucoup de choses. Ce Master 1, je l’ai financé moi-même, et je l’ai fait en deux ans, en continuant à travailler à temps plein au foyer. Je posais des congés pour passer mes partiels. Il faut être lucide : on ne peut pas (plus ?) faire carrière, en internat qui plus est, avec des jeunes aussi difficiles. On ne peut pas passer 30 ans en foyer. Au bout de 5 ans, je voyais les collègues partir et je savais que ça allait m’arriver. Non pas que nous n’avons plus envie d’être avec les jeunes, simplement c’est un métier où tu dois toujours être très bien, tu ne peux pas être en souffrance, sinon cela a un véritable impact sur les jeunes que tu accompagnes.
Votre sujet de mémoire de Master 1 vous a permis en plus de continuer à penser l’amélioration de la prise en charge dans votre foyer.
Oui, je me suis intéressée aux questions de décrochage scolaire. C’est en effet une problématique importante au foyer. Soit les jeunes ont décroché avant leur arrivée, soit ils décrochent au bout de quelques semaines au foyer. Mon stage était donc à la fois mon terrain professionnel et mon terrain de recherche. J’ai étudié le parcours des jeunes et fait des entretiens avec eux. Cela a donné un mémoire très sociologique, et une question centrale, pour moi comme pour l’équipe : quel impact a le placement sur le processus de décrochage scolaire ?
Ces deux années de Master 1 vous ont-elles permis d’avoir une vision solide de votre avenir professionnel ?
Non, « l’après-foyer » ne m’apparaissait pas plus clair. Mais j’avais adoré ces années universitaires, la recherche. Et les 3 grandes conclusions auxquelles ce mémoire m’avait permis d’arriver. La première, que le décrochage est un processus enclenché très tôt, bien avant que les jeunes n’arrivent au foyer, la seconde que le placement agit comme un « accélérateur » de ce processus car il vient signifier une rupture supplémentaire dans la vie du jeune, et la troisième, plus optimiste, que l’éducateur pouvait être présent pour le jeune dans ce que Robert Castel nomme la « zone d’assistance », lui permettant de rebondir plus tard.
Vous ne vous êtes pas contentée de « juste » rajouter un diplôme à votre arc…
En mai 2017, j’écris un projet très concret que je propose à l’association pour laquelle je travaille. L’idée était : comment nous, professionnels, pouvons travailler avec les jeunes cette question des apprentissages scolaires et du lien à l’adulte. D’après les conclusions de mon mémoire, j’explique les besoins, et les solutions envisageables. C’était donc un projet pour l’association, qui incluait mon projet de formation.
En gros, vous leur dites qu’il y a quelque chose à faire sur ce plan scolaire, et que vous voulez bien le tenter, mais que vous avez besoin d’aide ?
Oui, c’est un peu ça ! Et on me dit banco, sur ce projet au début expérimental, le temps de mon Master 2. L’association finance ma formation de Master 2, mais rien n’est sûr quant à une éventuelle création de poste à son issue. Me voilà donc en Master 2 sciences de l’éducation « Scolarisation et besoins éducatifs particuliers », un Master 2 un peu particulier, puisqu’il est dispensé à l’ESPE[3], et qu’il comprend, pour ce qui est de ma promo, 2/3 de profs et 1/3 de travailleurs sociaux. Pour moi tout est pris en charge, le train, le logement…
Quant à mes 750h de stage, elles se font sur mon temps de travail, dans un autre service de l’association, le service de remobilisation et d’activités de jour, et mon « boulot » actuel consiste à essayer de monter ce projet « d’éducatrice scolaire ». Je suis consciente de la chance d’être dans cette association.
C’est quoi la suite ?
Pour des questions financières évidentes, l’association n’est aujourd’hui pas en mesure de me dire si le poste sera créé. Bien sûr, s’il se crée, ce serait formidable ! Mais en attendant il y a un espace d’expérimentation très riche. Peut-être que je retournerais travailler encore un peu au foyer, mais à un moment, je vais avoir besoin de faire autre chose avec ces nouveaux acquis… Et puis j’y ai travaillé 7 ans, j’ai « fait mon cycle » en quelque sorte. L’équipe a changé, elle est plus jeune. Si le poste ne voit pas le jour… je n’y ai pas réfléchi encore. Pour l’instant, j’ai un mémoire à rendre en septembre ! Il existe sans doute des postes auxquels je n’ai pas pensé, et puis la recherche me plaît bien aussi. Je ne ferme ni la porte d’une poursuite d’études, ni le passage du concours de prof des écoles. Peut-être qu’un jour… En tout cas, je me retrouve aujourd’hui complètement dans ce parcours que j’ai construit. J’aurai un diplôme de niveau I, je suis formée sur autre chose, qui est complémentaire de mon travail d’éducatrice. Les portes sont ouvertes…
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[1] Aujourd’hui, un autre terme est celui de « cas complexe ». Les travailleurs sociaux continuent d’utiliser l’expression « incasables », qui n’est pas péjorative, mais reflète simplement la difficulté pour les différents interlocuteurs de trouver un lieu adéquat aux multiples problématiques de ces jeunes.
[2] Le diplôme d’état d’éducateur spécialisé permet d’accéder directement en Master de sciences de l’éducation, grâce à une VAE..
[3] École supérieure du professorat et de l’éducation, qui forme les futurs enseignants.