Le travail social est atteint par une grave crise de sens : le sujet n'est hélas par nouveau, il était au cœur des États généraux du travail social. Mais par-delà le constat collectif, comment cette mise en question résonne-t-elle individuellement, pour les professionnels du secteur ? Comment et à quel moment chacun peut-il être amené dans son travail à se regarder et à se demander : « mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? ». Lorsque la réalité de terrain s'éloigne trop de l'idéal qu'on s'était forgé de sa mission, comment surmonter le décalage ? Décide-t-on de fermer les yeux en investissant d'autres pans de sa vie, de tout lâcher, de militer, de ruser avec les contraintes, de les enfreindre ? Où trouve-t-on les ressources, l'énergie, pour conserver le cas échéant une créativité interne – créativité au service des personnes que l'on accompagne et souvent aussi de notre santé psychique et physique.
Si chacun n'a d'autre choix que de s'inventer ses propres réponses, rien n'empêche d'aller puiser de l'inspiration dans l'expérience d'autres collègues. Notre nouvelle rubrique, « En quête de sens », se propose justement de vous donner à entendre la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs interrogations, leurs découragements, leurs enthousiasmes, et les stratégies qu'ils mettent en œuvre dans ces métiers aujourd'hui si chahutés. Des métiers mis plus que jamais en demeure de penser leur propre sens pour éviter qu'ils ne deviennent – malgré eux – vecteurs de maltraitance.
Contexte : Confrontée à des morts de SDF en nombre important et à la demande massive d’hébergement de la part de familles sans abri, des travailleurs sociaux toulousains réunis dans un collectif (le Groupement pour la défense du travail social – GPS) ont, en 2011, décidé de créer un squat pour pallier l’absence totale de solutions. Conseillère en économie sociale et familiale au pôle d’accueil d’information et d’orientation (PAIO) de Toulouse, Annabelle Quillet a accepté de s’investir dans cette mission qui lui vaudra avec d’autres d’être mise sur le ban des accusés par la préfecture, lors d’un procès en référé pour occupation illégale sans droit ni titre. Procès gagné par le collectif. La ténacité de cette conseillère en économie sociale, l’extrême solidarité entre tous les membres du collectif a permis de poursuivre et de développer jusqu’à aujourd’hui des solutions d’hébergement dans des lieux réquisitionnés. Annabelle Quillet revient ici sur les raisons et les modalités de son engagement.
TSA : vous décrochez votre premier poste au 115 de Toulouse à la fin de l’année 2000, puis vous intégrez le pôle d’accueil d’information et d’orientation (PAIO). Aviez-vous alors les moyens de faire votre travail ?
Annabelle Quillet : Le PAIO a pour visée de recevoir les personnes à la rue pour évaluer leur situation, les informer, les orienter vers un référent social. Quand j’ai démarré, c’est nous qui appelions le 115 pour les personnes qui venaient chez nous. Mais c’est rapidement devenu infernal, les gens faisaient la queue très tôt devant le local, ils négociaient entre eux leur affectation sur un hébergement, créaient leur propre liste de bénéficiaires. On a décidé de changer de système et d’inviter les personnes à contacter directement le 115. À vrai dire, on a toujours manqué de solutions d’hébergement - un peu moins au tout début, quand le 115 était méconnu. En outre, dans mes premières années d’exercice, il existait des référents dédiés vers lesquels je pouvais orienter le public selon qu’il s’agissait d’allocataires de l’assurance chômage, de personnes handicapées, de moins de 25 ans. Or peu à peu, ces mesures d’accompagnement dédiées ont disparu, de sorte que les relais sont devenus rares. J’en étais réduite à renvoyer les personnes vers le 115 sans perspective d’accompagnement. La question du sens de mon travail s’est donc rapidement posée.
Quelle réponse y avez-vous apporté ?
Je me suis aperçu que si l’hébergement était fondamental, c’était l’isolement qui tuait les gens. Dormir dans sa voiture, sans que personne ne s’en inquiète, c’est horrible. Il m’est donc apparu que le sens de mon travail était de devenir un repère pour ces personnes : entendre et reconnaître leur souffrance, examiner les portes de sortie possibles et surtout être là quoi qu’il arrive. Au PAIO, notre équipe est mise à la disposition du public. Les personnes sans abri viennent quand elles veulent, il n’y a pas de contrat entre nous, c’est une relation plus horizontale qu’ailleurs, et il arrive qu’on suive les personnes pendant des années. J’ai donc trouvé du sens dans la relation que je tisse avec les personnes. Ici, on ne sait pas a priori ce qui est bien pour elles. On s’appuie sur les gens et eux sur nous, pour voir quoi faire ensemble en partant de là où ils en sont et de ce qui est approprié pour eux.
Quand est-ce que la situation n’a plus été tenable ?
Quand des grands précaires suivis par mes collègues de l’équipe mobile sociale sont morts à la rue en nombre important. Et quand, parallèlement, on a vu au PAIO une arrivée de plus en plus massive de familles avec enfant à la rue. Jusqu’en 2008 environ, quand des familles venaient nous voir, c’était dur, mais on savait qu’elles finiraient par accéder à un hébergement. On les soutenait donc dans un moment difficile, le temps qu’elles passent ce cap – un de plus après un parcours de migration souvent très éprouvant. Or les solutions de relogement se sont raréfiées. On recevait donc ces familles, on les soutenait, mais rien ne se résolvait. Comment dire aux gens de tenir bon quand on sait que leur situation va durer des mois et des mois ? On a commencé à voir les parents s’écrouler et les enfants se dégrader. Le plus dur, c’était de laisser repartir des enfants à la rue, au mieux avec les duvets qu’on avait sous nos bureaux.
Comment le supportiez-vous ?
Mal ! Les solutions étaient tellement inexistantes que la hiérarchie avait fini par dire que la seule réponse possible pour mettre les enfants à l’abri était de les placer. Un jour, je me suis entendue répéter cela à une famille et je me suis demandé ce que j’étais en train de faire. La réalité, c’est que je n’avais rien à proposer et que je répercutais une solution complètement folle suggérée par la hiérarchie. Je me suis dit : attention, tu es en train de devenir maltraitante. En outre, la question de notre responsabilité collective me sautait au visage : comment ces enfants, qui deviendraient un jour français, pourraient-ils s’intégrer après toutes ces violences que l’État leur infligeait ? Certains arriveraient peut-être à prendre du recul, mais d’autres pas. Et c’est leur haine qu’on récolterait.
C’est de tout cela que naît l’idée de créer un squat pour loger les familles ?
Cela faisait des années que mes collègues et moi-même étions mobilisés avec beaucoup d’autres au sein d’un collectif de travailleur sociaux – le Groupement pour la défense du travail social (GPS). Nous faisions des grèves et des manifestations pour dénoncer le manque d’hébergements, mais cela n’y changeait rien. On s’est dit qu’en laissant des personnes vivre et mourir à la rue, on était en infraction avec le droit (qui dit que toute personne appelant le 115 a le droit d’être hébergée, que les enfants doivent être protégés…) et que quitte à être dans l’illégalité, nous avions tout intérêt à l’être en mettant nos publics à l’abri. On avait tout à y gagner, et rien à y perdre. Le sous-préfet de la Haute-Garonne de l’époque, que le GPS avait interpellé, a voulu nous faire croire qu’il n’y avait pas de bâtiments vides à Toulouse et nous a enjoint à trouver nos propres solutions. Nous l’avons pris au mot. Le GPS m’a proposé d’être partie prenante de la mission de monter un squat et j’ai accepté. Nous avons trouvé un terrain inoccupé qui contenait une petite maison et un immeuble de cinq étages, vides depuis deux ans, et appartenant au ministère de la cohésion sociale. Nous avons rencontré un collectif de squatters qui nous a proposé son aide en échange de leur présence sur le squat pour les familles – tandis que nous gérions le squat pour les grands précaires. En tant que travailleurs sociaux, mes collègues et moi-même veillions à ce qui s’y passait. Nous n’avons pas été suivis par nos directeurs de service sur ce projet, parce qu’ils ne voulaient pas cautionner une action illégale.
Comment avez-vous articulé votre travail officiel et cet engagement ?
Le jour, je travaillais au PAIO comme d’habitude, la nuit et les week-ends, j’allais au squat. Tout était bien séparé dans ma tête. Au PAIO, mes collègues et moi-même n’avons jamais orienté directement les familles vers le squat.
Combien de temps avez-vous tenu à ce rythme ? Où trouviez-vous les ressources pour le faire ?
J’ai travaillé jour et nuit durant plusieurs mois, tant qu’on a été menacé d’expulsion. Ce qui me faisait tenir ? De voir les changements qui s’opéraient sur les enfants et leurs parents. Ils reprenaient une vie digne. Et ça, ça n’a pas de prix. Ça n’en a pas moins été très éprouvant, d’autant que j’ai une famille, des enfants et que le militantisme est chronophage. La tension était forte entre les CRS qui faisaient la garde en bas du squat et le procès qui est arrivé. Mais il y avait une grande solidarité. Des travailleurs sociaux de toute la ville sont venus nous aider, parce qu’eux aussi vivaient une crise de sens dans leur travail et que notre action les enthousiasmait, leur donnait envie de s’engager. Et puis les personnes elles-mêmes nous ont soutenus dans les moments difficiles. Il y a des SDF très abîmés qui me disaient dans les coups durs : « qu’est-ce qui t’arrive, ça ne va pas ? ». Ce sont ces échanges humains qui donnent du courage, et la force du collectif.
Où tout cela en est-il aujourd’hui ?
Pour ma part, j’ai estimé à un moment que mon rôle était rempli et comme d’autres s’étaient fortement investis, j’ai choisi de faire une pause. Je me rends toujours à la maison Goudouli, suis membre de sa collégiale, mais je ne gère plus le quotidien. Depuis, la préfecture a fini par apprendre à nous connaître et à nous tolérer. Nous sommes devenus un interlocuteur incontournable sur les questions d’hébergement au même titre que le réseau associatif toulousain. D’autres squats ont été créés par le CREA, et des familles continuent d’en bénéficier.
Au PAIO, on est toujours confronté à des situations très douloureuses, mais heureusement qu’on sait que ces lieux de vie réquisitionnés existent. On s’est clairement créé notre outil de travail. Sans cela, notre position serait intenable.
« Un toit sur la tête » |
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Le combat des travailleurs sociaux du GPS a été suivi par le réalisateur Olivier Cousin, qui en a fait un documentaire, « Un toit sur la tête » (2015).
Une projection publique et gratuite du film, organisée par Attac, est prévue le mardi 15 mars à 19h30 à la Maison des Métallos, 94 rue Jean-Pierre Timbaud, 75011 Paris.
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