Il est coordinateur d’équipe dans un institut thérapeutique éducatif et pédagogique (Itep), elle est conseillère en économie sociale et familiale (CESF) dans un établissement et service d'aide par le travail (Esat). Ce couple de trentenaires, Grégory et Myriam Vartore, vient de monter en Rhône-Alpes une société de consulting [1] dans le champ éducatif et social, en conservant chacun leur place en institution pour le moment, « parce qu’il faut bien assurer le quotidien, surtout quand on a des enfants ». Si leur initiative s’est construite en réaction aux frustrations occasionnées par les structures dans lesquelles ils ont exercé, ils revendiquent aussi tout ce qu’ils doivent à cette expérience et entendent moins « faire mieux », qu'« essayer différemment ». Avec comme enjeu de retrouver du pouvoir d’agir, de la réactivité, de la liberté de pensée. Et de répondre aussi efficacement que possible aux besoins des publics (particuliers, structures éducatives et médico-sociales, entreprises) en amont, dans, après ou hors institution. Récit à deux voix.
À quoi correspond votre choix de développer une activité de consulting en parallèle de vos emplois ?
Myriam Vartore : Il s’agit, pour nous deux je crois, de retrouver de l’autonomie et de la souplesse, afin de mener une démarche professionnelle conforme à notre éthique. Celle-ci se résume à mettre vraiment la personne au centre de notre accompagnement – et non au centre des enjeux de pouvoir qui minent la vie des institutions. Et à créer une vraie pluridisciplinarité en réunissant autour d’elle les partenaires qui peuvent lui être bénéfiques, sur une problématique donnée, afin que ça réussisse. Dans ma structure, entre les personnes en congé et celles – nombreuses - qui sont en burn-out, la pluridisciplinarité est plus théorique que réelle. Bref, on veut se donner les moyens d’être créatifs, efficaces et rapides.
Grégory Vartore : Dans mon Itep, on a affaire à des enfants très malades, parfois très violents. Des troubles envahissants du développement, de l’autisme, viennent de plus en plus souvent s’ajouter à la notion de troubles du comportement. Or nous n’avons ni les moyens méthodologiques, ni la formation, pour les accompagner et nous manquons cruellement de personnel médical et paramédical dans notre zone géographique. Notre psychologue dispose d’un mi-temps pour 28 enfants, le psychiatre évalue ces derniers en face à face une fois par trimestre, alors que des réévaluations intermédiaires seraient parfois nécessaires. On a une orthophoniste libérale, mais elle est surchargée on ne peut pas prendre rendez-vous ailleurs, car les professionnels intervenants dans la structure doivent être sectorisés. Que dire, dans ce contexte, à des parents qui déplorent de voir leur enfant stagner ? Ça nous donne un grand sentiment d’impuissance. Hors institution, il est beaucoup plus simple de dire à des parents d’aller dans le secteur d’à côté, ou simplement d’appeler un professionnel quand on a besoin de lui. C’est cette liberté-là qu’on veut retrouver dans le cadre de Fase Consulte. Je compte ainsi, entre autres, proposer à des particuliers une préparation à l’entrée de leur enfant en institution (laquelle entrée est souvent mal faite, et précipitée) : cela évitera aux familles de perdre six mois à un an à attendre que les bilans soient réalisés, et cela aidera l’institution à gagner leur confiance. Actuellement, les parents ont la sensation de subir violemment le placement de leur enfant, et les relations avec eux sont très tendues.
Vous parliez d’éthique. Qu’est-ce qui heurte la vôtre dans les institutions où vous exercez ?
Grégory Vartore : Aujourd’hui, quand je demande à ma direction de se positionner pour tenter de remobiliser comme partenaire une mère totalement désengagée, cela reste lettre morte : j’ai l’impression qu’on garde cet enfant coûte que coûte, pour ne pas risquer de perdre les financements associés à sa prise en charge. De façon générale, il n’y a pas de vraie réflexion sur les besoins des publics, ou si elle a lieu, c’est plus de l’affichage institutionnel qu’autre chose. Par exemple, il a été demandé aux éducateurs spécialisés de réfléchir au projet d’établissement de notre Itep. Nous avons écrit un projet issu de notre pratique quotidienne, mais rien n’en a été conservé. Comme la direction a décidé que notre public n’irait plus de 6 à 14 ans mais de 4 à 20 ans (ce qui nous paraît faire peu de sens, car les problématiques ne sont pas les mêmes sur ces tranches d’âge et qu’il est difficile d’accueillir tous ces enfants ensemble dans nos locaux), on proposait de réaménager ces derniers en constituant deux unités. L’objectif était notamment que les enfants ne se rencontrent pas dans les douches, qui sont collectives. Quand on sait que certains enfants ont été abusés et que d’autres sont en âge de devenir abuseurs… Notre proposition n’a pas été reprise. Cela n'empêche pas parallèlement la direction de nous demander de travailler sur l’intimité, la limite de son corps… Nous avons sur tous les sujets l’impression que le seul critère pris en compte est celui du budget, au détriment des besoins de nos publics.
Être créatif n’a-t-il vraiment jamais été possible au sein de vos institutions ?
Myriam Vartore : Si, bien sûr, mais rien ne se fait vite, du fait de tous les chaînons hiérarchiques qu’il faut solliciter. En outre, si j’ai développé beaucoup d’initiatives, cela s’est toujours fait à moyens constants et avec très peu de reconnaissance. Il faut comprendre que les institutions auront toujours plusieurs trains de retard en terme d’innovation. Le problème est lié à leurs modalités de financement : il s’écoule en effet beaucoup trop de temps entre le repérage d’un besoin, sa remontée à l’agence régionale de santé (ARS) afin qu’il fasse l’objet d’un appel d’offres et la mise en œuvre des réponses. Dans l’entre deux, les personnes qui ont un besoin ont le temps de s’abîmer, et si on ne veut pas que ça arrive, il faut agir soi-même. Je vous donne un exemple : en Esat, je dois aider des travailleurs handicapés à entrer en milieu de travail ordinaire. Or les chefs d’entreprise, s’ils sont partants pour les accueillir en théorie, ne savent pas comment procéder. Mais comme l’Etat ne reconnaît pas cet état de fait, l’institution ne le fait pas non plus, faute de financement. Donc si je ne veux pas conduire mon public à l’échec, il faut que je sensibilise moi-même ces chefs d’entreprise, sur mon temps libre. C’est ce que j’ai fait à une période. Mais il est difficile de sentir que tout repose sur soi, ça procure un sentiment d’abandon. Et le pire, c’est quand tout ce qu’on a fait est nié ou dénaturé.
Cela vous est arrivé ?
Myriam Vartore : Plusieurs de mes projets ont été récupérés par d’autres. La dernière fois où cela s’est passé, j’avais planché durant six mois sur un projet, à la demande de ma direction. Il s’agissait de comprendre pourquoi certains travailleurs vieillissants de l’Esat décrochaient de leur travail : était-ce dû à une fatigue liée à la maladie psychique ? À une immaturité professionnelle ? J’ai mobilisé des travailleurs, des partenaires, formalisé des conventions pour pouvoir organiser des évaluations hors du cadre de travail habituel. Soit dit en passant, c’est en interne que j’ai rencontré le plus de difficulté à faire avancer le projet, à cause de lourdeurs organisationnelles et parce que le projet, pourtant commandité par la direction, n’a pas été suffisamment porté par elle. Cela a eu pour conséquence de retarder l’entrée d’une partie du public dans l’expérimentation. Mais le plus difficile est venu à mon retour de congé de maternité : j’ai compris que le projet avait été suspendu, et tout se passait comme si ce n’était pas moi qui l’avais monté. J’ai appris que la nouvelle direction, sans doute pour marquer son empreinte, avait décidé de l’utiliser pour le public jeune qui allait arriver sur la structure, alors qu’il avait été pensé pour une population vieillissante. En outre, l’établissement n’a pas souhaité procéder à une véritable évaluation du projet, mais à un simple bilan qui n’a été ni présenté aux partenaires externes, ni réellement débattu en interne. C’est pourtant cela qui donne du sens à une action, et qui permet d’envisager des pistes d’amélioration. Tout cela m’a beaucoup perturbée et cela m’a conduite à repenser complètement mon implication dans l’Esat, pour éviter un burn-out.
De quelle manière vous êtes-vous réorganisée ?
Myriam Vartore : J’ai décidé de limiter mon temps de travail au créneau prévu – soit 9h-17h – et de me recentrer sur ma fiche de poste. Avec l'idée de ne surtout pas m’user dans ce travail dont j’ai encore besoin. Tant que les actions demandées ne me heurtent pas, je les mène. Si une situation me paraît préoccupante, je produis un écrit, pour le signifier et ainsi me protéger. L’envie de monter la structure de consulting a commencé à émerger après ce recentrage. Le temps et la créativité que je consacre aujourd’hui à Fase Consulte, je les consacrais autrefois à mon employeur. Mais là, j’ai plus de plaisir, et j’ai la sensation d’avoir récupéré ma liberté de penser et d’agir. Du coup, je vis mieux mon travail institutionnel, dans ce cadre bien balisé.
Grégory Vartore : De mon côté, j’ai la chance d’avoir une bonne équipe, on se remet beaucoup en question. C’est ce qui me permet de tenir le coup et de rester bienveillant avec les enfants, malgré toutes les difficultés. J’ai aussi conscience que cette expérience en Itep, si elle n’est pas simple, est ce qui me permet aujourd’hui de proposer mes services de consulting, justement parce que je connais bien les rouages des institutions et les problématiques des enfants souffrant de troubles du comportement.
Comment considérez-vous la question du paiement de vos services par les particuliers ? Cela vous pose-t-il des questions éthiques ?
Myriam Vartore : Il est clair que nous ne pourrons pas toucher tous les publics, nous avons d’ailleurs commencé à orienter vers des institutions des personnes qui nous appellent. Mais notre idée est aussi de répondre à toute une population à laquelle aujourd’hui aucune solution sociale n’est proposée, parce qu’on ne considère pas qu’elle puisse avoir un besoin ponctuel d’aide. Par exemple, une famille qui perd un proche peut vouloir être soutenue dans les démarches administratives, trop lourdes à ce moment-là. Donc ça a du sens. Par ailleurs, je me rends compte d’ores et déjà que des personnes préfèrent se passer d’une offre institutionnelle – d’accompagnement dans une procédure de VAE par exemple – pour venir vers nous si elles voient que nous allons leur permettre de gagner du temps. Enfin, arriverions-nous à conserver notre autonomie si nous étions financés par de l’argent public ? C’est plutôt comme ça qu’on se pose la question à l’heure actuelle.
[1] Il s'agit de Fase Consulte (http://www.faseconsulte.net/).
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Pourquoi cette série "En quête de sens" ? |
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Le travail social est atteint par une grave crise de sens : le sujet n'est hélas par nouveau, il était au cœur des États généraux du travail social. Mais par-delà le constat collectif, comment cette mise en question résonne-t-elle individuellement, pour les professionnels du secteur ? Comment et à quel moment chacun peut-il être amené dans son travail à se regarder et à se demander : « mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? ». Lorsque la réalité de terrain s'éloigne trop de l'idéal qu'on s'était forgé de sa mission, comment surmonter le décalage ? Décide-t-on de fermer les yeux en investissant d'autres pans de sa vie, de tout lâcher, de militer, de ruser avec les contraintes, de les enfreindre ? Où trouve-t-on les ressources, l'énergie, pour conserver le cas échéant une créativité interne – créativité au service des personnes que l'on accompagne et souvent aussi de notre santé psychique et physique.
Si chacun n'a d'autre choix que de s'inventer ses propres réponses, rien n'empêche d'aller puiser de l'inspiration dans l'expérience d'autres collègues. Notre nouvelle rubrique, « En quête de sens », se propose justement de vous donner à entendre la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs interrogations, leurs découragements, leurs enthousiasmes, et les stratégies qu'ils mettent en œuvre dans ces métiers aujourd'hui si chahutés. Des métiers mis plus que jamais en demeure de penser leur propre sens pour éviter qu'ils ne deviennent – malgré eux – vecteurs de maltraitance.
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A lire (ou à relire) :
Tous les articles de cette série sont rassemblés ici (lien à retrouver sur le site de tsa, dans la colonne de droite, rubrique "Dossiers").