"Fin du monopole syndical au premier tour des élections ? Attention, danger !"

"Fin du monopole syndical au premier tour des élections ? Attention, danger !"

22.07.2019

Représentants du personnel

Le "monopole" des organisations syndicales est désormais menacé. De quoi s’agit-il, et quels seraient les impacts de ce changement ? Christian Pellet, président de Sextant Expertise, cabinet de conseil aux CSE et organisations syndicales, éclaire le débat dans cette tribune pour actuEL-CE/CSE.

Imaginez une France où les organisations syndicales auraient conquis le pouvoir. Imposeraient dans les entreprises un monopole du recrutement des nouveaux embauchés. Décideraient à parts égales des orientations stratégiques de l’entreprise, grâce à une représentation de l’ordre de 50% dans les conseils de surveillance ou d’administration. Réserveraient à leurs adhérents le bénéfice des accords signés. Imposeraient une adhésion syndicale pour bénéficier des allocations chômage voire d’autres prestations sociales.

Réalité ? Cauchemar ? Utopie ? Uchronie ? Non, ce sont ou ce furent respectivement les situations des Etats-Unis et du Royaume Uni, des pays d’Europe centrale, et de la Scandinavie.

La situation chez nous est bien différente.

 En France, se syndiquer ne génère aucun avantage direct pour le salarié

 

Par ce que se syndiquer ne génère aucun avantage direct pour les salariés, sinon la perspective de se faire discriminer, ceux-ci s’abstiennent d’adhérer. Cela ne veut pas dire pour autant qu’ils fassent confiance aux entreprises, notamment les plus grandes d’entre elles. Le désengagement et la défiance sont massifs dans notre société, tant vis-à-vis de syndicats, des entreprises, des journalistes, que des organisations politiques. C’est le ferment des extrémismes, de la violence sociale, et de la mise en cause de notre démocratie.

Et pourtant, ressurgit maintenant, dans les cercles gouvernementaux, la question de la suppression du "monopole" des organisations syndicales françaises (OS). De quoi s’agit-il ? De quel avantage outrancier disposeraient-elles ? Quelles seraient les motivations de cette suppression ? Et quels pourraient en être les impacts ?

Que représente l'avantage du monopole des listes au premier tour ?

Les OS bénéficient certes d’un avantage préférentiel ... à l’occasion du premier tour des élections professionnelles dans les entreprises, pour l’élection des conseils sociaux et économiques (CSE) : si des OS présentent des listes et que le taux de participation est supérieur à 50%, alors il n’y a pas de deuxième tour permettant à des listes non syndiquées de se présenter. La belle affaire ! Si les salariés s’abstiennent massivement (à plus de 50%), il y a un deuxième tour ouvert à toute liste candidate, avec ou sans étiquette syndicale, spontanéiste, sous influence patronale, etc. S’il n’y a pas de syndicat dans l’entreprise, celle-ci peut négocier avec le CSE ou des salariés mandatés par les OS.

En pratique, le taux de participation aux élections professionnelles mesuré dans les entreprises de plus 11 salariés était de 63% lors du dernier cycle électoral. C’est le même niveau qu’aux élections municipales, échelon politique où la défiance est la moins forte vis-à-vis des élus. Seules les élections présidentielles suscitent une participation plus forte, du moins jusqu’en 2017. La représentativité des organisations syndicales, c’est-à-dire le poids de leur signature quand il y a une négociation, est fondée depuis 2008 sur le poids qu’elles réunissent à ce premier tour. A moins de 10%, elles sont privées du pouvoir de négociation.

 La question est celle de l'indépendance des représentants du personnel vis-à-vis des directions des entreprises

 

 

Le premier tour sert aujourd’hui à mesurer le poids des OS dans l’entreprise, et par addition dans les branches et au niveau national (ce qui permet par à la CFDT de revendiquer la position de n°1, et à la CFE-CGC et à l’UNSA de communiquer sur leurs progrès importants). Fondamentalement, la préférence syndicale vise à conforter une indépendance minimum des représentants du personnel vis-à-vis des directions des entreprises, dont l’importance des leviers n’échappe à personne. Un représentant syndiqué a plus de chance de se sentir à l’aise dans ses baskets qu’un représentant isolé, c’est tout simple, c’est culturel, et aussi le résultat de la formation et de la solidarité que génèrent les organisations syndicales. Et c’est tout l’enjeu en fait.

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Les arguments avancés par ceux qui prônent la fin du monopole syndical

Certains cercles patronaux et gouvernementaux avancent aujourd’hui l’idée de supprimer ce premier tour préférentiel. Oh la bonne idée ! Mais qu’est-ce qui est donc avancé à l’appui ?

► «Les organisations syndicales n’ont pas d’adhérents » : en pratique elles ont bien plus que les partis politiques, à qui elles font payer une cotisation, un élément de distinction notable avec LREM ou d’autres ; demanderait-on aux partis politiques de prouver leur légitimité par leur nombre d’adhérents avant de pouvoir participer aux élections ?

► « Les organisations syndicales ont un grave problème de légitimité »: le taux d’adhésion est effectivement faible, mais s’explique compte tenu du système français, où les salariés n’ont aucun intérêt à adhérer ; il ne faut pas confondre la crise de la représentativité, dangereusement alimentée par le pouvoir politique actuel, et l’incapacité de représenter les salariés.

► « Les adhérents syndicaux sont âgés, une grande proportion d’entre eux vont partir à la retraite bientôt, il faut anticiper cette disparition du militantisme » : cela me rappelle ce qu’on disait de Radio France il y a 15 ans, sur la base de l’âge moyen de ses auditeurs ; Radio France semblait alors condamnée ; mais les auditeurs se sont renouvelés, sans concession notable à l’audimat ; car les plus jeunes évoluent, ... et découvrent progressivement des horizons nouveaux, des curiosités nouvelles. Dans l’entreprise, ils s’apercevront que l’action collective est peut-être plus susceptible d’infléchir les décisions que leurs réactions individuelles.

Les conséquences qu'aurait cette mesure

Il faut bien réfléchir aux impacts de la suppression du "monopole" syndical au premier tour des élections professionnelles en France :

► Déjà, il aurait pour effet de déstabiliser nos OS, qui ne sont déjà pas au mieux vu les attaques récurrentes dont elles sont l’objet : avec quels effets, quels impacts sur la radicalisation, quelle génération de désespérance ?

► De plus, c’est tout le système de représentativité actuel qui serait mis en cause, de même que le monopole de négociation des OS dans l’entreprise quand elles sont présentes.

C'est le risque d'un conseil d'entreprise imposé par la loi !

En effet, on imagine mal qu’une liste non syndiquée majoritaire soit privée du pouvoir de négociation. Le conseil d’entreprise, massivement rejeté par les partenaires sociaux lors des négociations de mise en place du CSE, serait ainsi institué par la loi (*).

► Ensuite, cela créerait un nouvel encouragement pour nos dirigeants patronaux déjà pas vraiment adeptes de la confrontation et de la négociation : « Allez c’est bon, on va pouvoir propulser nos propres listes, finis les gêneurs ! » - sauf que les problèmes et les risques juridiques dans l’entreprise, eux, ils resteront. L’indépendance des élus et des syndicats génère parfois des messages incommodants, mais ils ne font que mettre l’accent sur des réalités qu’il vaut mieux traiter quand on est un dirigeant soucieux du moyen terme.

► Enfin, cela permettrait à n’importe quelle catégorie de salariés de faire valoir ses intérêts, indépendamment de l’intérêt collectif. Et en cas de crise, il n’y aurait personne pour encadrer quoi que ce soit, pour tracer des limites, pour faire des médiations, pour éviter que l’acide soit déversé dans les rivières, ou toute autre brillante initiative. Finalement, notre gouvernement semble encore préférer la violence des gilets jaunes radicalisés à l’argumentation non complaisante des syndicats ; il est vrai que c’est plus facile de réprimer en s’abritant derrière le trouble à l’ordre public, que d’argumenter et de négocier. Cela coûte un peu question réputation démocratique internationale, mais bon, c’est vite oublié.

Cette idée de suppression du "monopole" est donc vraiment mauvaise. Nos organisations syndicales sont certes trop nombreuses et ont des tas d’évolutions à conduire, c’est indéniable.

Notre démocratie sociale n'a jamais été aussi menacée

 

En particulier, elles ont à se rapprocher des salariés, à bâtir leurs revendications sur ce qui remonte du terrain, en liaison avec leur compréhension des enjeux, telle que produite par le travail des CSE. Certaines d’entre elles doivent reconfigurer le poids de l’idéologie dans leurs stratégies, mais ce n’est pas une majorité, d’autant que leurs propres délégués syndicaux sont beaucoup plus pragmatiques. Tout ceci a déjà commencé. Les organisations syndicales, bousculées par le poids que prend la négociation d’entreprise, n’ont pas le choix, sauf à se marginaliser. Laissons-leur le temps de s’adapter, au lieu d’écouter les lamentations des franges patronales les plus avides de pouvoir.

Il devient nécessaire de s’unir sur l’essentiel, car notre démocratie sociale n’a jamais été aussi menacée. Si elle sombre, le salarié se retrouvera seul face à son employeur. Un rêve patronal ?

 

(*) Note de la rédaction : le conseil d'entreprise, qui peut être instauré par accord, va plus loin que le CSE car il confère à l'instance unique un pouvoir de négociation et de conclusion des accords collectifs. Très peu d'entreprises ont pour l'instant saisi cette possibilité.

Christian Pellet
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