"Invoquer l'urgence permet de contourner le débat public"

"Invoquer l'urgence permet de contourner le débat public"

17.11.2020

Représentants du personnel

Maître de conférences à l'Institut catholique de Paris et directrice de programme au Collège international de philosophie, la philosophe Marie Goupy a écrit "L'état d'exception ou l'impuissance autoritaire de l'Etat à l'époque du libéralisme". Alors que vient d'être promulguée la loi prorogeant l'état d'urgence sanitaire, il nous a semblé intéressant d'écouter Marie Goupy s'exprimer sur la question de ces législations d'exceptions qui se multiplient ces dernières années. Interview.

Que penser de la situation étrange que nous vivons  du fait de cette crise sanitaire : incertitude sur l'avenir, immédiat borné par la limitation des libertés, brouillage des sphères personnelle et professionnelle, recours à un état d'urgence par l'exécutif, etc. Qu'en dites-vous en tant que philosophe ?

Je ne parlerais peut-être pas d'étrangeté. Pour tous ceux qui, comme moi, travaillent sur les législations d'exception, il est plutôt manifeste que ces pouvoirs sont utilisés de plus en plus régulièrement dans les pays occidentaux depuis le tournant du 11 septembre avec, pour la France, une accélération évidente depuis les attentats de 2015.

Les motifs de ces législations d'exception sont de plus en plus divers 

 

Par ailleurs, il est notable que les gouvernements tendent à utiliser ces législations d’exception pour des motifs de plus en plus divers : crises sécuritaires (attentats, etc.) bien sûr, mais aussi crises économiques, crises écologiques (ouragans, etc.) et, maintenant, crise sanitaire. Cette situation pose à mes yeux deux questions. Que signifie l'usage de plus en plus régulier de ces pouvoirs exceptionnels quant aux modes de gouvernement et aux pratiques juridiques en particulier ? Et plus généralement, pourquoi les crises se répètent-elles à ce rythme-là ?

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Et que répondez-vous à ces questions ?

La seconde question nécessiterait de repenser à une échelle mondiale nos modes de production, de vie, d’échanges, etc. Et toute évidence, ces réflexions vont devenir indispensables, tout en demeurant de plus en plus contraintes par l’accélération du temps politique, par cette temporalité de l’urgence qui semble désormais largement mue par les crises.

Les crises sont devenues notre horizon politique 

 

Les crises sont devenues en somme notre horizon politique. Si bien qu'on ne peut plus prendre chaque nouvelle crise comme un événement extraordinaire, et qu’il devient peut-être surtout urgent de nous demander, plus immédiatement, ce que ces crises à répétition changent à moyen terme sur les modes de gouvernement, sur les pratiques du droit et sur notre manière de réagir aux faits. Ce sont ces transformations profondes, mais peu discutées, que certains analystes cherchent à penser en parlant d’"état d'exception permanent".

Quel sens donnez-vous à cette expression "d'état d'exception permanent" ?

Cette expression vise d'abord la multiplication des législations d’urgence ou des mesures d’exception qui introduisent des dérogations au droit ordinaire et qui, dans la durée, tendent à faire de ce droit supposé exceptionnel quelque chose d’assez banalisé.

En France, les législations d'exception ont couvert la moitié des 5 dernières années 

 

Ainsi, depuis 2015, nous avons d'abord eu l'application de la loi sur l’état d'urgence dans le cadre de la lutte antiterroriste, et cet état d’urgence a été prorogé plusieurs fois ; puis nous avons eu l'application d'un état d'urgence sanitaire, et ces législations d'exception ont couvert la moitié des cinq dernières années. Ensuite, l'expression "d'état d'exception permanent" désigne également cette couche de législations ordinaires, par exemple antiterroristes, mais qui ont peu à peu intégré des dispositions extraordinaires qui figuraient d'abord dans des législations d’exception. Certaines dispositions de la loi sur l'état d'urgence, des dispositions particulièrement attentatoires en matière de libertés individuelles, ont ainsi été intégrées dans la loi sur la sécurité intérieure et contre le terrorisme, c’est-à-dire dans une législation ordinaire.

L'usage répété de ce droit d'exception modifie l'équilibre des pouvoirs 

 

Or, l’usage de ce droit d’exception et l’intégration progressive de certaines dispositions considérées d’abord comme exceptionnelles dans le droit ordinaire ont des effets durables sur notre droit. Ce processus entraîne notamment une modification de l'équilibre des pouvoirs, à la faveur de l’exécutif, déjà très puissant dans notre système semi-présidentiel. Je ne prendrais qu’un seul exemple : la loi sur l’état d’urgence sanitaire autorise l’exécutif à légiférer par ordonnances et il peut prendre des mesures qui, en situation normale, auraient été du domaine du législateur, en donnant lieu à un débat public. Bien sûr, l’urgence semble le justifier ; mais, sur ces questions économiques qui vont impacter très durablement le pays, on peut penser au contraire que le processus parlementaire, qui garantit le temps de débats publics fondamentaux, aurait été nécessaire. 

De quels débats fondamentaux parlez-vous ? 

Lorsque ces lois d'état d'urgence sont proclamées pour des raisons sécuritaires et maintenant sanitaires, elles permettent de prendre des mesures qui touchent aux libertés, mais aussi, très souvent, à des questions économiques et sociales. Ces mesures d’urgence sont prises avec peu de débat public.

 Il est à craindre que l'urgence ne devienne un mode habituel de gouvernement

 

Mais avec le rythme accéléré des crises, et plus généralement, de l’action publique, il est à craindre que l’urgence ne devienne un véritable mode de gouvernement, dans lequel la longueur des débats parlementaires, les ralentissements provoqués par les contestations de la rue, se muent en arguments pour justifier l’usage de moyens dérogatoires – notamment le droit de légiférer par ordonnance, dont il est à noter qu’il a été utilisé en 2017 par le gouvernement pour réformer le code du travail … après près d’un an et demi d’état d’urgence. L’utilisation du droit de légiférer par ordonnance dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire pose une interrogation similaire, quant on sait à quel point des mesures économiques vont impacter durablement la vie économique de notre pays.

Les décisions prises dans l'urgence  auront des conséquences sur le long terme 

 

Loin de moi l'idée que l'Etat n'aurait pas dû intervenir en matière économique dans le cadre de cette crise ; simplement, l'absence de débats publics sur ces mesures qui impliquent des arbitrages et qui auront des conséquences de long terme, me semble problématique. Il convient donc de faire attention à ce que l’urgence ne justifie pas trop souvent des prises de décisions qui court-circuitent des procédures de discussions publiques ou de contrôle normales en démocratie.

L'argument de nécessité et d'efficacité ne cesse d'être invoqué par l'exécutif...

On rencontre en effet beaucoup cette idée que des procédures trop lentes sont un obstacle à l’efficacité, que certaines discussions ou contestations sont irresponsables en situation de nécessité. En réalité, il faudrait au contraire considérer que le degré d'acceptation des populations à l'égard des mesures de sécurité sanitaire, par exemple, dépend aussi de ce débat public.

Une acceptation non basée sur une discussion publique réfléchie est très fragile 

 

 

A partir du moment où l'on instaure des formes d'attente passives des populations à l’égard des pouvoirs publics, sans débat public, sans contradiction, on peut craindre que le jour où l'acceptation sociale viendra à se fissurer, cela ne se fasse très violemment. Une acceptation qui n’est pas basée sur une discussion publique réfléchie est très fragile. L'argument de l'efficacité peut se retourner contre ceux pour lesquels le débat public ne va jamais assez vite. Bien sûr, un débat public, cela prend du temps, mais c'est un temps nécessaire. Dans nos sociétés modernes, on a un problème avec la lenteur. Et pourtant la lenteur est aussi une garantie de démocratie.

En quoi l'état d'urgence vous paraît-il engager notre avenir ? 

Ce qui me semble préoccupant dans ce qu'on appelle "l'état d'exception permanent", c'est que l'urgence conduit à une sorte de production accélérée de normes, notamment par ordonnance, sur de très nombreux domaines, et notamment des sujets économiques et sociaux majeurs. Or, ces mesures engagent à moyen terme, et peut-être même à court terme, l'avenir de notre pays ; et elles risquent très rapidement de justifier d’autres mesures, là encore au nom de la nécessité et de l’urgence. Prenons l'exemple de la crise sanitaire. Pour répondre à cette urgence sanitaire, on prend des mesures économiques sans véritable débat public. Mais une fois cette logique lancée, ne fera-t-on pas de même lors de la prochaine crise économique, toujours au nom de l'urgence ? On pourrait aboutir, d'une crise à l'autre, à un argument permanent de gouvernement par la crise et l'exception. 

Que dites-vous aux élus du personnel qui représentent des salariés et qui doivent exprimer des positions collectives dans cette drôle d'époque ? 

La seule remarque que je pourrais faire concerne le temps. L'accélération du temps participe de la dégradation du dialogue social.

Réfléchissons sur cette accélération du temps !

 

 Une réflexion collective sur cette accélération du temps dans le travail et dans les échanges serait très intéressante. Ce serait une façon de prendre la question de l'urgence à rebours, en montrant comment l’urgence se construit en partie avec la perte du temps long dans le dialogue social qui permet peut-être de mieux gérer l’anticipation des crises...

 

► Marie Goupy, "L'état d'exception ou l'impuissance autoritaire de l'Etat à l'époque du libéralisme", CNRS Editions (voir une présentation ici).

 

Bernard Domergue
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