"Les démarches administratives sont d’une complexité inimaginable"

"Les démarches administratives sont d’une complexité inimaginable"

07.12.2018

Action sociale

Notre série "En quête de sens" s'intéresse à la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs découragements et leurs enthousiasmes. Assistante sociale en psychiatrie, Cathia Morzadec regrette que des procédures toujours plus anonymes et impersonnelles complexifient son travail d’accompagnement social.

Cathia Morzadec est assistante sociale en psychiatrie depuis 14 ans. Passionnée par la maladie mentale, elle a le sentiment d’avoir pu apporter son éclairage clinique au sein des équipes dans lesquelles elle a travaillé. Elle regrette que des procédures toujours plus anonymes et impersonnelles complexifient son travail d’accompagnement social.

tsa : En 2005, quand vous débutez votre carrière, à quelles problématiques la psychiatrie fait-elle face ?

Cathia Morzadec : À un manque crucial de places. En 2005, l’injonction politique avait été de ramener le patient dans la ville. Mon hôpital a déménagé de la banlieue vers Paris et a vu dans le même temps son nombre de lits passer de 65 à 25 par secteur. Cela supposait de ne garder que les patients qui venaient ponctuellement à l’hôpital et de trouver pour les patients chroniques des solutions pérennes – en foyer d’accueil médicalisé, maison d’accueil spécialisée… Je n’ai pas eu à gérer ce moment-là, car je suis partie finir mes études d’assistante sociale juste avant le déménagement de mon hôpital (ce dernier m’a embauchée avec un DUT et m’a proposé de financer ma dernière année d’étude).

Mais à mon retour, la question du manque de places était très forte. Notre leitmotiv était de savoir quel patient faire sortir pour laisser de la place à un autre. Le système tournait en rond car on faisait sortir les patients trop tôt et du coup ils revenaient très vite pour une nouvelle hospitalisation, engorgeant l’hôpital. Mon responsable m’interpellait souvent en me demandant ce que j’avais fait pour tel patient qui était hospitalisé depuis plus de cent jours. Le patient en question n’était pas stabilisé, mais au-delà de cent jours, cela faisait augmenter la moyenne de la durée d’hospitalisation et du coup ça retombait sur le social, sans considération du fait que les structures de substitution étaient saturées.

Si on baisse le nombre de lits, il faut aussi prévoir des structures qui accueillent à la sortie. C’était d’ailleurs le projet initial en psychiatrie. Mais si la première partie du projet a été mise en place, j’ai des doutes pour la seconde, vu la difficulté à trouver une place dans une institution aujourd’hui.

Comment viviez-vous ces demandes ?

Avec beaucoup de stress au début. Clairement, le temps social n’est pas le même que le temps médical, il faut des mois pour trouver un foyer d’accueil médicalisé ! Donc je ne pouvais pas répondre. C’était très dur de se dire que les personnes allaient quitter l’hôpital sans solution d’hébergement, parce qu’à un moment donné un médecin signifierait que la prise en charge médicale était terminée. Ça me désespérait, je me disais : « on fait un travail de merde ». Et je me démenais pour chercher des hôtels au mois.

Ensuite, les choses ont changé. Je suis partie pendant trois ans en congé de maternité, et à mon retour, la politique de l’institution avait changé. Je crois que c’était dû à l’arrivée d’un nouveau médecin chef de service, mais aussi au fait que les équipes en avaient eu assez des effets contre-productifs de ces sorties prématurées. Quant à moi, je suis revenue dans d’autres dispositions professionnelles, plus sûre de moi dans ma manière de travailler, plus mûre et capable d’avoir des vraies prises de position en cas de désaccord.

Par exemple ?

Je pense à un patient qui était arrivé chez nous à l’âge de 15 ans. Il était hospitalisé depuis quatre ans, pas du tout autonome, avec de très grandes carences affectives. Du fait de sa chronicisation et de son comportement insupportable avec les équipes, il m’a été demandé de le mettre dans un hôtel, or j’ai refusé de le faire car, clairement, ce n’était pas adapté, même si je comprenais le souhait des médecins qu’il s’en aille, car la situation devenait ingérable. J’ai donc renvoyé les médecins à leur décision médicale et leur ai dit de se débrouiller. Ça a causé un couac dans le service, mais j’étais soutenue par mes collègues assistantes sociales.

Heureusement, car c’était coûteux pour moi de m’opposer ainsi à l’équipe. Ce n’est pas facile de ne pas flancher, et je suis contente d’y être parvenue. Je ne sais pas si j’aurais pu, jeune professionnelle, tenir cette position. Le patient, de son côté, a mobilisé dans un premier temps beaucoup de professionnels à l’extérieur, tant il était difficile, puis une solution adaptée a pu être trouvée finalement pour lui.

Est-ce que la mise en place des SIAO et des procédures de droit à l’hébergement opposable (Daho) vous a aidée dans votre travail d’accompagnement social ?

Non. La question de l’accès au logement a toujours été et reste extrêmement compliquée. On peut croire que le SIAO facilite les démarches, parce qu' il sait où il y a des places. Mais c’est plus complexe que ça. Avant, j’appelais une structure, et comme nous avions déjà travaillé ensemble et qu’un lien de confiance s’était créé – parce que j’avais présenté le patient sans mentir, en ne leur réservant pas de mauvaise surprise – cela facilitait un peu mes démarches.

Aujourd’hui, pour trouver un lieu d’hébergement, cela passe par un formulaire que j’ai la sensation d’envoyer dans la nature, sans possibilité de joindre qui que ce soit en direct. Et il est très rare que ma demande aboutisse. Lorsque par chance, une place est disponible, le SIAO nous envoie un mail, au travailleur social de ladite structure d’accueil et à moi. Et je me retrouve à vanter à ce dernier les qualités de la personne que j’accompagne : « elle est dynamique, engagée, super ». C’est un vrai travail de commercial.

C’est pareil quand je rédige une demande d’aide financière au centre d’action sociale de la ville de Paris (CASVP) : je ne fais rien d’autre que raconter une belle histoire : « il était une fois, madame, monsieur, il a travaillé, il a fait cela… » Je sais pour avoir siégé dans cette commission que si on ne fait pas rêver ses membres, on n’obtient rien ! C’est un peu triste. À ce titre, l’approche des Belges, qui récupèrent nos malades psychiatriques, est tout autre.

Comment la qualifieriez-vous ?

C’est une approche plus pragmatique et plus institutionnelle. Les Belges, avant d’accueillir un patient, demandent quels sont tous ses symptômes. Je pense à une dame que nous avons présentée et qui, dans des moments d’angoisse très forte, se mettait à étrangler la première personne qui se trouvait à côté d’elle. Les interlocuteurs belges que nous avons sollicités pour l’accueillir ont demandé comment nous procédions dans ces moments-là. Nous leur avons répondu qu’on la mettait dans une chambre pour la calmer pendant une heure, et que ça fonctionnait.

En France, la réaction immédiate serait de considérer l’accueil comme impossible. Alors qu’eux partent de la personne et de ses symptômes et cherchent des solutions à mettre en oeuvre pour bien l’accueillir.

Retrouvez-vous cette dimension impersonnelle que vous décrivez dans d’autres aspects de votre travail ?

Oui, avec toutes les tutelles finalement. La sécurité sociale, par exemple, a cessé d’être un partenaire pour moi. Avant, je pouvais téléphoner et débroussailler une situation en direct avec un interlocuteur que je connaissais. Il manquait un papier, je l’envoyais, ça se réglait. Aujourd’hui, bien qu’une permanence de la sécurité sociale soit assurée à l’hôpital une fois par semaine, ce n’est pas aidant. Les agents ne sont pas en mesure de démêler une situation, mais seulement de me dire où en est le dossier d’un patient donné. Je rencontre aussi des difficultés avec la caisse d’allocation familiale (CAF), qui ne peut répondre aux demandes que si les personnes fournissent leur code et leur mot de passe au téléphone. Or elles ne l’ont souvent pas, pour différentes raisons.

Quant à moi, je ne me trouve pas légitime à conserver dans mon bureau ces mots de passe, qui sont confidentiels. Tout cela rend l’accès aux informations et aux droits très difficile. Certes, les données personnelles des citoyens sont davantage protégées qu’avant, mais le travail social s’en trouve vraiment complexifié. Le commun des mortels ne se rend pas compte de tout ce qu’il faut faire, dans des situations dégradées, pour obtenir une carte d’identité, ou des droits à la sécurité sociale et une mutuelle.

Expliquez-nous…

Actuellement, je ne travaille plus en intra-hospitalier et en centre médico-psychologique, comme c’était le cas avant, mais seulement en intra. Ma mission principale est que chaque patient ait la sécurité sociale et une mutuelle. Donc, que l’hôpital soit payé. Le reste, c’est du bonus. Donc je suis très rassurée quand c’est le cas. Sinon, la première chose est de s’assurer que la personne ait une adresse. Si ce n’est pas le cas, il faut en trouver une. Or c’est saturé, les associations qui gèrent les domiciliations n’ont pas assez d’agréments de domiciliation par rapport à la demande.

À Paris, c’est un parcours du combattant ! Je n’arrête pas d’interpeller mes responsables pour qu’ils nous aident nous, assistantes sociales en psychiatrie, à avoir des solutions de domiciliation ! Pour le moment, trouver une adresse peut prendre trois semaines. Et parfois, entre-temps, le patient est parti ! En plus, pour obtenir une domiciliation, il faut que le patient se présente à l’association, or il est en psychiatrie, et il ne peut pas toujours sortir. Il faut alors demander à un médecin de certifier qu’il ne peut pas se déplacer, ce qui suscite des résistances du corps médical.

Bref, c’est un casse-tête ! Et je vous passe toutes les démarches pour une carte d’identité : trouver cinq euros pour payer les photos, contacter la tutelle – s’il y en a une – pour qu’elle accompagne le patient en préfecture… Bref, si la personne n’a aucun droit ouvert, c’est six mois de travail, un vrai cercle vicieux car tout se mord la queue : sans domiciliation, pas de carte d’identité, pas de sécu, etc. C’est dû à la complexité du système social et à la très forte augmentation du nombre de personnes à la rue.

Vous travaillez toujours comme assistante sociale, mais vous vous êtes formée au métier de psychologue clinicienne, et vous êtes en recherche d’un travail dans cette nouvelle fonction. Est-ce par lassitude face à tout cela ?

Non, c’est vraiment une trajectoire personnelle qui m’a conduite à cette envie de changer de métier. Mais j’ai toujours trouvé du sens à mon travail d’assistante sociale, malgré les difficultés rencontrées. J’ai la chance de faire partie d’une équipe où je peux donner mon avis clinique – c’est-à-dire faire un retour de ce que j’ai pu percevoir du patient durant mes entretiens, depuis ma place d’assistante sociale – et ça a toujours été le cas. Nous faisons de la thérapie institutionnelle. C’est cela qui m’intéresse le plus.

D’ailleurs, je trouve toujours très étrange qu’on ne s’intéresse pas à la clinique quand on travaille en psychiatrie, car sans cela, on ne peut pas savoir quels sont les possibles et les impossibles pour un patient. Aujourd’hui, j’ai simplement envie d’aborder le patient autrement. Je l’ai longtemps fait via le média administratif, à présent je souhaite mettre la parole au centre de mon accompagnement.

 

Vous souhaitez témoigner de votre parcours personnel, faites-le nous savoir à l'adresse suivante : tsa@editions-legislatives.fr, et la rédaction vous recontactera.

 

Tous les articles de cette série "En quête de sens" sont rassemblés ici (lien à retrouver sur le site de tsa, dans la colonne de droite, rubrique "Dossiers").

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Propos recueillis par Laetitia Darmon
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