tsa : Vous avez commencé vos investigations en 2009. Qu’est-ce qui a motivé une recherche aussi approfondie sur les pratiques numériques des personnes à la rue ?
Marianne Trainoir : Il y avait d’un côté l’intérêt pour ce public et, de l’autre, l’idée d’instruire une recherche sur un sujet qui n’était pas abordé dans la littérature en sciences humaines et sociales. De nombreux travaux existent sur les personnes à la rue, mais ceux-ci restent étrangers aux observations sur le numérique. Or, le numérique est porteur de sens et les pratiques dévoilent le rapport que l’individu entretient avec la société qui l’entoure.
Explorer ce sujet a nécessité un long travail en immersion dans les terrains, au plus près des acteurs. Je suis passée pour cela par les structures d’action sociale en me focalisant sur la branche la plus jeune de leur public, jusqu’à 35 ans environ.
Comment se sert-on du numérique à la rue ?
Les pratiques sont peu différentes de celles de tout le monde. Ce qui peut surprendre les gens qui ne sont pas familiarisés avec les publics de la rue. Dans l’expérience de l’errance, les objets numériques peuvent être mobilisés pour organiser et aménager le quotidien : appels au 115, lien avec les différents cercles de sociabilité de la rue et hors la rue, lutte contre la solitude, préservation d’une bulle d’intimité. Le téléphone portable, équipement unanimement possédé par les jeunes auprès de qui j’ai enquêté, apparaît comme le premier outil de cette gestion quotidienne de la survie, même s’il doit être régulièrement renouvelé en raison des pertes, vols, dégradations.
Non seulement les pratiques ne sont pas spécifiques, mais plus encore, elles témoignent d’une recherche de conformation. C’est particulièrement vrai chez les plus jeunes, pour qui posséder un compte sur les réseaux sociaux ou pouvoir écouter de la musique sont des revendications importantes.
Lors des premiers mois d’observations, les jeunes enquêtés affichaient ostensiblement leurs équipements, notamment leurs smartphones qui symbolisaient la capacité à être en communication avec le monde, l’appartenance à une classe d’âge et à la modernité.
Vous insistez beaucoup sur la place des réseaux sociaux dans cette recherche de normalité…
Dans le discours des personnes, revenait souvent l’idée d’un maintien de soi, d’une défense de l’estime de soi face aux épreuves de la rue. Dans cette perspective, les réseaux sociaux ont une fonction importante. En tant qu’espaces d’expression, ils permettent de travailler à la production d’une identité numérique à la fois satisfaisante pour soi, pour autrui et en cohérence avec le quotidien vécu. Cette volonté de faire bonne figure n’est pas là non plus une particularité des publics de la rue, sauf que la radicalité de leur situation augmente les enjeux.
Tout changement de situation va faire l’objet d’une modification de leur identité numérique, avec à chaque fois l’idée d’un nouveau départ et l’espoir que ce nouveau chapitre sera meilleur que le précédent. L’accès à un dispositif d’hébergement de longue durée, par exemple, va représenter un événement positif à partir duquel pourra se recréer une identité numérique, elle aussi plus positive. De même, certaines ruptures, amicales ou amoureuses, vont entraîner une rupture identitaire qui va générer une recréation de soi. Les plus habiles techniquement vont par exemple ajuster leur liste d’amis sur Facebook, en supprimant ou ajoutant des contacts, et vont effacer certaines publications devenues indésirables sur leur compte. Les moins compétents vont quant à eux empiler des profils, qu’on peut consulter de manière parallèle, et qui pour certains continuent à être alimentés au prix d’un émiettement identitaire assez fort. Les traces conservées de ces récits parcellaires de soi forment ensuite un matériau réflexif, à disposition de l’individu lui-même.
Est-ce que l’accès aux droits est facilité par le numérique ?
Dès lors qu’il s’agit de remplir une demande d’aide en ligne, les personnes à la rue se tournent vers les travailleurs sociaux. Cela ne traduit pas des incompétences techniques, mais davantage une difficulté à faire face à la relation avec les systèmes d’accès aux droits. Chez les plus jeunes en particulier, cette dimension des droits demeure une préoccupation marginale. Ils s’accommodent des difficultés avec une forme de fatalisme et les droits revendiqués concernent davantage l’accès aux divertissements et à la communication.
Quelle est la perception des travailleurs sociaux ?
Leur position a beaucoup évolué depuis mes toutes premières observations, en 2009. À mon arrivée sur le terrain, ils avaient du mal à considérer que le numérique faisait partie de leur univers, comme de celui de la rue. Mais, petit à petit, le numérique s’est invité dans les structures d’urgence sociale à travers les smartphones, tablettes ou ordinateurs portables amenés par les usagers, et un changement de perception s’est opéré.
Cela ne rend pas les professionnels plus à l’aise pour autant. Ils associent de manière encore assez systématique la question du numérique, ou plutôt de la fracture numérique, puisque c’est un vocabulaire beaucoup utilisé, avec l’insertion et l’accès aux droits. Or, on voit bien dans les discours et les usages des personnes à la rue que c’est loin d’être pour elles un sujet dominant.
Cela signifie-t-il qu’il n’y a pas d’échanges entre professionnels et personnes suivies autour du numérique ?
Les professionnels sont assez peu sensibilisés aux enjeux identitaires et symboliques associés aux pratiques numériques. Au contraire, le regard qu’ils portent sur certaines pratiques peut être assez stigmatisant. Les travailleurs sociaux vont par exemple interpréter le fait de fictionner sa vie sur les réseaux sociaux comme un rapport déréalisé au monde, alors que ce n’est pas forcément le cas et que leurs usagers ne le présentent pas du tout comme cela.
De manière générale, les relations sont souvent empreintes d’incompréhension. Les objets numériques peuvent être sources de conflits, soit entre les personnes à la rue, ce qui place les travailleurs sociaux en position de régulation, soit entre les travailleurs sociaux et les personnes. Je me souviens d’un conflit entre les bénévoles d’un accueil de soirée et un groupe de jeunes qui s’étaient posés pour écouter de la musique au smartphone. Leur présence avait provoqué une interrogation très profonde des bénévoles sur la nature des publics auxquels ils s’adressaient. Avec cette idée que des jeunes équipés en portables et écoutant de la musique n’étaient pas en détresse et n’avaient rien à faire là. Une forme d’exclusion très violente.
Que conclure de ces constats ?
Tout simplement que les personnes en errance ont des pratiques numériques communes, tandis que nos représentations collectives nous poussent à les imaginer comme des exclus du numérique. Il est donc important que les travailleurs sociaux comprennent que, pour elles, le numérique ne se résume pas à la question de l’insertion et de l’accès aux droits, mais contribue au rapport au monde.
(1) « Ethnographie des pratiques numériques des personnes à la rue », thèse doctorale en sciences de l’éducation, Marianne Trainoir, décembre 2017. Sous la direction de Bertrand Bergier et Pascal Plantard, université Rennes 2.
Tous les articles de notre série sur "le travail social à l'heure du numérique" sont rassemblés ici (lien à retrouver sur le site de tsa, dans la colonne de droite, rubrique "Dossiers"). |