"Les représentants du personnel doivent pouvoir continuer à développer leur capacité à interroger le travail"

"Les représentants du personnel doivent pouvoir continuer à développer leur capacité à interroger le travail"

28.02.2019

Représentants du personnel

Attention, des innovations technologiques bouleversent les entreprises sans que leur effet sur les organisations et le travail réel des salariés ait d'abord été appréhendé par les ingénieurs qui les conçoivent, alerte l'ergonome Fabien Coutarel. Pour cet enseignant chercheur, il appartient aux élus du personnel de "soutenir fermement le point de vue du travail". Interview.

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                                                                                                                          actuEL-CE.fr                                                                                                                                                                                        

Qu'est-ce qui va changer en profondeur dans le monde du travail en 2019, avons-nous demandé, en ce début d'année, à des acteurs et observateurs attentifs du monde de l'entreprise et de la représentation du personnel. Nous achevons notre série avec le point de vue de Fabien Coutarel, ergonome, enseignant chercheur au laboratoire Acté de l'université Clermont-Auvergne, et membre du conseil d'administration de la société d'ergonomie de langue française (SELF).

► Pour retrouver tous nos articles, se reporter à notre dossier ou à notre résumé sous forme d'infographie.

 

 
Pouvez-vous d'abord nous préciser sur quels thèmes vous travaillez ?

"Je fais partie d'une équipe de recherches (*) qui travaille sur trois problématiques touchant aux problèmes de santé au travail (troubles musculo-squelettiques (TMS) et troubles et risques psychosociaux (RPS) notamment), nouvelles technologies et travail avec en particulier "l'usine du futur", et, enfin, l'évaluation des interventions en milieu de travail. Sur ce dernier point, je dois dire que nous avons aujourd'hui beaucoup de mal à évaluer sérieusement les actions entreprises en matière de santé au travail par les organisations. Faire la démonstration des formes d'interventions efficaces est pourtant un enjeu majeur pour intégrer les questions de prévention dès la phase amont des projets, c'est-à-dire quand les marges de manoeuvre des concepteurs sont encore importantes.

 
Le numérique va-t-il tout changer dans le monde du travail, et notamment dans le monde industriel ?

La situation n'est pas homogène. Vous avez des entreprises très avancées dans la numérisation et la robotisation de leur organisation -j'étais à Grenoble il y a deux semaines dans une entreprise industrielle très fortement robotisée, et c'était impressionnant - et d'autres pour qui ce sont des réalités très lointaines.

Ces techniques vont produire des changements majeurs dans le travail

 

Si, pour l'instant, je n'ai pas connaissance d'entreprise ayant réussi à mettre en oeuvre de façon opérationnelle ces robots collaboratifs qui nous sont parfois dépeints dans les médias, il semble que l'arrivée à maturité d'un certain nombre de technologies conduit aujourd'hui les ingénieurs à envisager leur arrivée dans les entreprises (voir aussi notre article du 7 février 2019 sur ce sujet). Ce sujet préoccupe donc de nombreux acteurs, comme les ergonomes, qui se demandent ce que ces changements vont modifier dans le travail quotidien. En effet, au-delà de l'objet concret qui sera mis en oeuvre (gestion massive de données, robots, etc.), la pénétration à venir de ces techniques dans le travail produira çà et là des changements majeurs du travail et des organisations.

L'humain peut être une variable d'ajustement !

 

Éblouis par les avantages mis en avant de ces technologies, de nombreux angles morts n'auront pas été anticipés dans beaucoup d'endroits. Il faudra alors travailler coûte que coûte avec l'investissement technologique consenti. Comme souvent, l'humain sera la variable d'ajustement. Au passage, de nombreux élus et représentants du personnel auront validé des plans ou des principes...sans forcément avoir eu véritablement les moyens d'instruire les choix de conception. Des recherches dans le champ des sciences humaines et sociales commencent seulement à explorer cette question, afin d'outiller les acteurs des organisations confrontés à ces questions.

 
Ces premières recherches permettent-elles d'identifier quelques tendances ?

Nous sommes sur des projets "techno-centrés". Autrement dit, ces projets d'implantations technologiques sont, la plupart du temps, conduits par des ingénieurs exclusivement à partir de la question suivante : "Qu'est-ce que la technologie peut faire ?"  Cela signifie que les questions liées au travail humain, à la santé, à la formation et à l'organisation du travail arrivent de façon extraordinairement tardive dans ces projets technologiques. Du coup, les marges de manoeuvre, à ces stades avancés des développements technologiques, sont très limitées lorsqu'on prend enfin conscience des problèmes associés au projet. Ceci explique par exemple l'émergence d'une thématique de recherche autour de l'acceptation des nouvelles technologies. Car ce que l'on peut constater, par-delà les imperfections de la technologie, ce sont des formes de rejet de ces innovations par les individus et même par des organisations.

 Il y a des formes de rejet des nouvelles technologies : absentéisme, mauvaises performances, problèmes de santé au travail

 

 

Ces rejets se manifestent sous la forme d'une augmentation de l'absentéisme, de problèmes de santé au travail, de difficultés à atteindre les performances demandées, etc. L'acceptation technologique correspond à la question : "Comment on va travailler avec la technologie ?" C'est une interrogation très différente de la précédente : "Que fait la technologie ?" Dans les conditions décrites plus haut, l'implémentation technologique arrive avec son lot de problèmes insuffisamment anticipés : les compétences des acteurs (opérateurs et mainteneurs), les flux amont et aval, les relations sociales, etc. Ces personnes perçoivent alors ces projets d'implantation davantage comme un frein à leur propre développement par le travail que comme une ressource.

 Des salariés non impliqués en amont voient dans ces nouveaux outils des difficultés supplémentaires

 

 

Ces salariés constatent dans leur travail quotidien qu'ils n'ont pas été impliqués dans la conception d'un outil avec lequel ils sont censés travailler et ils voient donc ces projets comme la source de difficultés supplémentaires. Par exemple, en cherchant à automatiser par des robots des tâches préalablement effectuées par l'humain (et ce n'est pas en soi un problème quand il s'agit par exemple de tâches dangereuses), on ne s'interroge pas sur ce dont on prive les salariés, et ce peut être une tâche dans laquelle ils mettent énormément de sens. Il faut faire du travail autour de la technologie un aiguillon des choix des concepteurs, pour que soient élaborées des solutions soutenant le travail et son sens, et non qui l'amputent.

 

Un exemple de ces tâches qui font sens pour les salariés ?

Nous savons très bien que les salariés s'exposent physiquement dans leur travail pour préserver, justement, le sens de leur travail. C'est parce que réaliser une pièce d'une bonne qualité est important pour eux que des travailleurs ne respectent pas certaines consignes de sécurité, prennent des risques, vont plus vite que la cadence, font des sur-manipulations, etc.

Les salariés vont jusqu'à s'exposer physiquement au travail pour préserver le sens qu'il donnent à leur travail

 

Et parce que les injonctions contradictoires qui leur sont faites ne sont pas traitées par l'organisation, ces salariés doivent parfois choisir entre bien faire le travail pour sortir une bonne pièce, et ne pas le faire et s'éviter une posture contraignante ou une manipulation supplémentaire alors qu'ils ont déjà un travail avec une forte charge physique. Il me semble donc que ces projets technologiques sont parfois menés un peu vite sous le prétexte d'une sécurité améliorée, en disant : "Il y a des tâches difficiles et dangereuses, automatisons-les". C'est une réponse qui ignore que le sens du travail se joue aussi et parfois dans ces tâches difficiles. J'ai d'ailleurs pu constater que ces projets ne sont pas toujours justifiés par des gains de productivité, du moins à court terme, car parfois les cadences obtenues par le travail humain sont plus élevées ! Mais ces investissements parient sur le long terme.

 
Plutôt inquiétante cette vision déshumanisée du monde du travail, non ?

Oui, bien sûr ! C'est bien pour cela que nous sommes un certain nombre, dans les sciences humaines, à nous pencher sur ces questions. L'innovation technologique est le plus souvent portée par des ingénieurs qui conçoivent leurs objets sans se demander quelles situations ils sont en train de fabriquer pour les salariés qui vont travailler dans ces environnements.

 De nombreux acteurs prennent conscience de ces enjeux

 

Cette question n'est abordée que lorsque la technologie est déjà là. La variable d'ajustement, encore une fois, c'est l'humain. Mais il faut reconnaître, dans le même temps, que de nombreux chercheurs, en ingénierie notamment, prennent aujourd'hui conscience de ces enjeux. Le contexte de "l'usine 4.0" se traduit aussi par des collaborations interdisciplinaires nouvelles qui autorisent un peu d'optimisme (**). Par exemple, nous initions un projet important avec les laboratoires grenoblois en ingénierie et en informatique pour mieux caractériser et donc cibler les types de collaborations favorables à l'Humain que l'on peut viser dans un projet technologique. Les critères d'évaluation de la performance du couple Homme-Technologie pourront alors être indexés à l'ambition collaborative du projet. Ce projet pourra alors être challengé très tôt, avec de nouvelles questions relatives à la qualité du travail humain ainsi conçu.

 
Vous disiez que l'humain devient parfois une variable d'ajustement. De quelle façon précisément ?

L'introduction des nouvelles technologies dans les organisations, je le redis, se fait très largement à partir d'un point de vue techno-centré, mais, malheureusement pour les ingénieurs, un certain nombre de tâches résistent à cette automatisation. Je pense à des tâches nécessitant beaucoup de dextérité, ou encore pour des transferts de pièces d'une machine à l'autre par exemple. Ces tâches, soit on ne sait pas les automatiser de manière suffisamment performante, soit elles ne rentrent pas dans une enveloppe d'investissement limitée.

 Il peut y avoir un rapport d'asservissement de l'homme à la machine

 

La conséquence, c'est que les situations de travail qui restent et qui sont confiées aux humains sont souvent des tâches extrêmement pauvres. Ces situations construisent un rapport de l'homme à la technologie qui est un rapport d'asservissement. La technologie apparaît comme la valeur ajoutée, et l'homme n'est plus qu'une variable d'ajustement. Nous sommes très loin de l'idée, pourtant très présente dans de nombreuses communications autour de l'usine 4.0 (**), d'une technologie qui supporte le travail humain, qui aide l'homme dans son développement, qui augmente ses capacités, etc. Beaucoup de déclarations sont faites en ce sens, mais dans la réalité, le facteur humain n'est pris en charge, dans le meilleur des cas, que sous l'angle de ses capacités physiques ou cognitives. La question fondamentale, celle de la subjectivité au travail, reste dans l'ombre.

 

Pourquoi n'observe-t-on pas cela dans la réalité des projets mis en oeuvre dans les entreprises ?

Parce que les compétences relatives à la prise en compte du travail humain sont à chercher du côté des sciences humaines et sociales. Or c'est seulement depuis que certains s'inquiètent de la réalité de la mise en oeuvre de ces nouvelles technologies dans les organisations que ces sciences humaines sont interpellées dans ces projets. Il y a quelques années, on fabriquait déjà des robots, mais cela se faisait entre ingénieurs.

 Il se produit souvent un appauvrissement du travail

 

C'est seulement lorsqu'ils ont tenté de faire fonctionner ces robots dans l'entreprise qu'ils se sont aperçus que ça ne marchait pas aussi bien qu'escompté, et qu'il fallait tenir compte de ce qu'ils appellent le "facteur humain". Le constat à court terme, sans doute encore pour quelques années, c'est que ces nouvelles technologies sont rarement un vecteur de développement pour les acteurs qui les utilisent, car on constate malheureusement souvent un appauvrissement du travail.

 
Quelles sont les conditions qui permettraient de changer cette perspective ?

La recherche doit encore travailler pour proposer des cadres robustes aux entreprises. Mais l'on peut déjà citer deux leviers importants. Le premier levier serait de concevoir des technologies ajustables, malléables, modulables, personnalisables, afin qu'elles puissent s'adapter aux gens qui vont les utiliser. Autrement dit, concevoir un objet que le travailleur pourra "mettre à sa main". C'est ce qu'on nomme "la conception continuée dans l'usage". C'est l'idée que la technologie tolère qu'on la modifie, comme elle suppose aux hommes et aux organisations un certain nombre de changements. On parle donc ici des propriétés propres à la technologie.

Il faudrait prendre le temps de former les gens

 

Le deuxième levier concerne les processus de conception et d'implantation des nouvelles technologies. Il s'agit d'accompagner le plus tôt possible la conception de la technologie afin de faire valoir les besoins des futurs utilisateurs sur les plans individuels, collectifs et organisationnels; si possible impliquer ces utilisateurs dans la conception elle-même de la technologie, concevoir simultanément l'organisation afin que les difficultés liées à l'organisation puissent influencer directement les choix de conception (au lieu d'avoir uniquement l'inverse, quand les caractéristiques de la technologie imposent des configurations organisationnelles).

 Il faut faire du travail humain un critère d'arbitrage des choix de conception des nouveaux outils technologiques

 

 

Il faudrait aussi prendre le temps de former les gens, et, dans le processus d'implémentation, de faire du travail humain un critère d'arbitrage des choix de conception. J'ajouterai qu'il faut prendre un peu de recul. Toutes les technologies ont été, à un moment donné, nouvelles et toutes sont donc vouées à devenir anciennes. Si les technologies d'aujourd'hui présentent certaines caractéristiques spécifiques, la question fondamentale du rapport de l'homme à la technologie n'est pas nouvelle. Elle reste présente sous le brillant du nouveau. Il faut conserver notre capacité collective à porter ces questions pour faire de ces technologies de vraies opportunités de développement conjoints pour les hommes et les organisations.

 
La nouveauté ne vient-elle pas du fait que ces technologies nouvelles au travail sont aussi celles utilisées par le consommateur dans sa vie quotidienne ?

Je dirai plutôt qu'une des évolutions du monde du travail, liée en partie aux nouvelles technologies et à leur mobilité, est l'effritement de la frontière entre la vie professionnelle et la vie privée. Il se produit une certaine convergence entre les outils utilisés dans la vie quotidienne et les outils utilisés au travail. Mais est-ce si nouveau ? Les paysagistes utilisent des bêches mais le jardinier du dimanche aussi ! A l'échelle de certains métiers, ce sont des changements importants mais à l'échelle du travail humain sur le long terme, ce n'est pas une évolution si forte que cela.

 
Quel peut être le rôle des représentants du personnel par rapport à ces enjeux ?

A mon sens, les représentants du personnel doivent pouvoir continuer de développer leur capacité à interroger le travail, et à ne pas être "seulement" des acteurs de la négociation de primes ou de temps de travail dans l'entreprise, même si ces enjeux-là sont bien sûr très importants. Mais interroger le travail, cela signifie miser sur la connaissance de la situation de travail des gens qu'on est censé représenter. Cela suppose bien sûr un intérêt pour ces questions mais cela exige aussi de se former à ces enjeux.

La prise en compte du travail réel est une contribution utile à la performance de l'entreprise

 

 

Il ne suffit pas de passer cinq minutes sur une situation de travail pour comprendre ce qui s'y joue. Par ailleurs, les élus ont à trouver les moyens d'être informés le plus tôt possible des projets technologiques de leur entreprise afin d'être en capacité de se positionner comme une ressource auprès des décideurs, et pas seulement comme des personnes perçues comme souhaitant mettre des bâtons dans les roues, car s'ils sont identifiés ainsi par leur entreprise, celle-ci s'en tiendra au minimum légal et ne les informera qu'au dernier moment. Pour être un acteur de la conception et de l'organisation -je parle ici avec les mots de l'ergonomie- il faut tenir fermement le point de vue du travail, et soutenir que la prise en compte de la question du travail est une contribution utile à la performance de l'organisation.

 
Que signifie votre expression "interroger le travail" ?

Cela signifie saisir les enjeux du travail, dans leur complexité, depuis les risques physiques jusqu'aux risques psychosociaux, mais également en parlant performance. Toute activité d'un opérateur est traversée par des enjeux de performance. Refuser d'en parler, c'est refuser de regarder le travail. La performance est noble, c'est un levier de reconnaissance et d'estime de soi. Il faut "juste" assurer qu'elle puisse se décliner à plusieurs voix, dont celle des opérateurs. Le travail d'organisation du travail, c'est justement de construire les équilibres entre ces différentes manières de concevoir la performance, pour qu'elle puisse être durable, soutenable.

Les élus du personnel doivent se former pour analyser les situations de travail, et pouvoir en rendre compte

 

 

Comprendre la performance signifie saisir la dimension du sens du travail, mais aussi le rapport à la technologie que développent les gens. Et se donner les moyens d'être capables d'en rendre compte. Tout cela suppose des compétences minimales d'analyse du travail. Des organismes de formation, des universités, proposent des formations pour acquérir ces compétences.  Car si l'on a une conception trop pauvre et trop réductrice du travail, même si l'on a la chance d'être tant soit peu associé à des choix de conception, on ne pourra apporter qu'une contribution limitée, qu'une vision très restreinte, par exemple très centrée sur la sécurité (ports de charges, etc.). Et le risque, c'est de contribuer soi-même à ce que des critères fondamentaux comme la "qualité empêchée" ou le sens du travail, des notions essentielles dans le fait de construire le travail comme un facteur de développement, soient absents des débats, avec comme conséquence que les projets technologiques mis en oeuvre le seront sans cette vision globale.

 
Comment voyez-vous la nouvelle instance unique, le CSE ?

La mise en oeuvre de la plupart des CSE est devant nous, j'ai donc davantage un sentiment sur ce sujet qu'une analyse nourrie de retours d'expériences. Et mon sentiment est partagé. D'un côté, j'aurai tendance à voir dans le CSE l'opportunité de cesser de cloisonner les sujets, pour mieux prendre en charge la complexité de la vie des organisations. Dans l'approche ergonomique, en effet, la prise en charge de la complexité est primordiale.

Le CSE pourrait permettre de décloisonner les sujets

 

Une question de sécurité est aussi une question qui touche au sens du travail, à son organisation, à la performance. A cloisonner les sujets, on prend des décisions d'un côté qui peuvent poser des problèmes de l'autre. Le CSE pourrait donc être l'opportunité de prendre des décisions et des orientations un peu plus averties. Simultanément, je crois que des risques importants existent quant aux ressources qu'auront les élus, tant du point de vue des compétences, de la formation et du temps disponible, pour instruire suffisamment les dossiers soumis à la consultation du CSE.

Le risque est d'avoir des instances et des moyens très différents d'une entreprise à l'autre

 

La somme des mandats du CSE est en effet plus faible que la somme des mandats des différentes instances précédentes. On donne à une instance unique des sujets plus complexes à traiter mais on enlève du temps pour le faire. Je ne suis pas sûr que beaucoup d'organisations vont se donner les moyens d'instruire la complexité des questions que le nouveau CSE leur offre de traiter. Ce CSE sera dans certains endroits une instance très constructive, car les employeurs auront compris tout ce qu'il y a à gagner à le faire vivre, et, dans d'autres endroits, on en fera encore moins qu'avant faute de temps et de moyens avec des sujets pas assez étudiés. J'ai plutôt l'intuition que cela va exacerber les différences entre les entreprises.

 

Que pensez-vous de l'approche du gouvernement sur les sujets de la santé au travail et de la pénibilité  ?

Personne ne va dire dans les médias que ce qu'il propose n'est pas en faveur de la santé au travail. Nous verrons ce qui succédera aux discours. Je ne fais pas de procès d'intention mais je dis juste : attendons, soyons prudents. On peut tout de même déjà constater que le rapport de forces qui existe dans le dialogue social n'est pas celui qui existait dans les années 90, celui qui avait permis des révisions importantes des tableaux des maladies professionnelles par exemple. Il y a deux à trois ans, ces tableaux ont évolué dans le sens d'une restriction, notamment pour les pathologies de l'épaule. Une personne souffrant d'une pathologie professionnelle dont on savait qu'elle était due au travail n'avait plus, du jour au lendemain, la possibilité de la faire reconnaître.

Les tableaux des maladies professionnelles ont été modifiés récemment dans un sens restrictif

 

 

Aujourd'hui encore, les troubles psychologiques liés au travail ne sont toujours pas dans ces tableaux. Du coup, ces questions souvent qualifiées autour de la notion de "harcèlement" passent par les tribunaux. Quant à la pénibilité, telle qu'elle a été décrite et reconnue, elle est essentiellement physique - et encore des facteurs physiques en sont absents. Pourtant, qui défendrait que la pénibilité au travail se joue seulement sur la dimension physique ? Beaucoup oublient que cette pénibiilté fut élaborée dans le contexte particulier de la négociation sur l'allongement des durées des carrières, où il s'agissait d'alimenter un "compte pénibilité" permettant de faire partir plus tôt celles et ceux qui avaient été exposés à des facteurs limitant leur espérance de vie en bonne santé. Aujourd'hui, on retient que ce sont les critères de pénibilité du travail, mais non !

Il ne suffit pas d'avoir des preuves scientifiques pour qu'un problème de santé au travail soit reconnu

 

 

C'est un compromis socialement négocié autour de facteurs réduisant l'espérance de vie en bonne santé, c'est tout ! Il ne suffit pas d'avoir des preuves scientifiques pour qu'un problème de santé au travail soit reconnu. Par exemple, le travail est aujourd'hui la principale cause de sédentarité. Cette sédentarité contribue significativement à de nombreuses pathologies (diabète, problèmes cardiaques, etc.). En fondant leurs performances sur la spécialisation des individus, les organisations ont conduit à ce que les personnes soient figées dans des formes réduites de mobilisation de leurs corps (hypo-sollicitation pour le travail au bureau, et hyper-sollicitation pour le travail à la chaîne, par exemple). La réduction de la diversité des formes de mobilisation du corps dans et par le travail est un effet direct des choix organisationnels.

 

A votre avis, le mouvement des gilets jaunes peut-il constituer une forme d'avertissement, pour le gouvernement comme pour les employeur, en matière de dialogue social de proximité et de meilleure prise en compte de la santé au travail ?

Je ne suis pas un spécialiste, loin de là, de ces questions. Si je dois me livrer un peu, je dirai que j'interprète d'abord ce sursaut social comme une soif de démocratie et le signe que le sentiment d'être méprisé, qu'il soit justifié ou non, conduit à des révoltes à la fois salvatrices et violentes.

La gouvernance des entreprises est peu questionnée

 

Je ne sais pas jusqu'où ce mouvement ira, ce qu'il obtiendra, et pour qui. Il me semble que la gouvernance des entreprises est finalement peu questionnée par les revendications, exception faite du salaire des grands dirigeants. Finalement, la vie au travail me paraît bien absente. Sur ce plan, on peut toutefois espérer que des personnes ayant repris, grâce à ce mouvement, un certain pouvoir d'agir sur leur existence, puissent demain emmener cette énergie dans l'entreprise, pour redynamiser le portage quotidien de revendications sur le travail".

 

(*) Le laboratoire Acté (activité, connaissance, transmission, éducation) de l'université Clermont-Auvergne comprend 34 enseignants-chercheurs. Fabien Coutarel et Guillaume Serres sont en charge de l'axe de recherche "professionnalisation et métier".

(**) Ce concept d'usine 4.0, ou d'industrie 4.0, désigne une nouvelle génération d'usines connectées, robotisées et intelligentes (voir le site visiativ-industry.fr). Cette usine du futur "vise à réaliser de nouveaux gains de compétitivité et à optimiser des consommations par l'efficacité énergétique", selon le site Techniques de l'ingénieur.

 

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Bernard Domergue
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