"Notre reportage ne prend pas pour cible le travail des soignants mais un système économique"

"Notre reportage ne prend pas pour cible le travail des soignants mais un système économique"

28.09.2018

Action sociale

Voici une semaine, une enquête de l'émission Envoyé spécial était consacrée aux graves dysfonctionnements de certains Ehpad privés lucratifs. Le reportage montrait l'état d'abandon de résidents sans aide humaine, ainsi que des conditions d'alimentation déplorables. Nous avons interrogé Julie Pichot, la journaliste qui a mené cette enquête pour le moins dérangeante.

2,3 millions de téléspectateurs ont suivi Envoyé spécial le 20 septembre. "Un bon score", commente-t-on à France 2. Il faut dire que le principal sujet qui ouvrait l'émission s'attachait à un sujet explosif : l'envers du décor des Ehpad appartenant aux deux plus grands groupes français, Orpéa et Korian (à voir ou revoir sur Youtube). Nous avons voulu en savoir plus sur les dessous de ce reportage et les réactions qu'il a suscitées. La journaliste Julie Pichot qui a mené l'enquête a accepté de répondre à nos questions. 

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tsa : Qu’est-ce qui vous a poussé à vouloir enquêter sur les Ehpad ?

Julie Pichot : Tout est parti d’une idée d’Elise Lucet, la responsable d’Envoyé spécial, qui avait lu un article consacré au secteur lucratif des Ehpad. Celui-ci expliquait que les grands groupes Korian et Orpéa, notamment, avaient pour actionnaires des fonds de pension. Parallèlement, nous pouvions lire ou entendre de nombreux témoignages de soignants ou de familles se plaignant du fonctionnement de certains établissements. Il se trouve que j’ai déjà enquêté sur les hôpitaux. Donc j’ai commencé à enquêter, et cela pendant quatre mois, pour le compte de la maison de production Cat & Cie qui travaille pour Envoyé spécial.

 

Mais pourquoi se polariser sur les établissements commerciaux et ne pas proposer un regard plus large sur les Ehpad ?

Pour un sujet de 45 minutes, il faut prendre un angle. Il n’est pas possible d'enquêter sur l’ensemble des Ehpad pour un sujet de trois quarts d’heure. Il nous semblait qu’il y avait un sujet spécifique à faire sur les Ehpad lucratifs. On sait, par exemple, que le chiffre d’affaires du groupe Orpéa a augmenté de 61 % en trois ans. Mais c’est vrai qu’il serait également  intéressant de faire un reportage sur les Ehpad publics.

 

Vous expliquez dans le reportage que les deux grands groupes Orpéa et Korian ont refusé de répondre à vos questions. Quelles ont été les raisons invoquées ?

En effet, nous souhaitions interviewer un directeur de ces établissements et pouvoir filmer dans un établissement. Les grands groupes nous ont indiqué qu’ils ne souhaitaient pas répondre à nos questions. C’est dommage car le principe du contradictoire est important dans notre travail. Heureusement que la représentante du Synerpa a accepté de répondre à nos questions sur le plateau d’Envoyé spécial après la diffusion du reportage.   

 

Votre sujet met en évidence le manque criant de personnel soignant. Sauf que ce poste dépend de financements qui ne sont pas de la responsabilité directe des établissements, mais de la sécurité sociale…

Je connais l’argument qui m’a souvent été servi. Le problème, c’est qu’il n’est pas exact. Cinq sources différentes dont deux ARS m’ont expliqué que les établissements peuvent, s’ils le veulent, financer du personnel soignant sur leur budget propre. Je sais que certains Ehpad ont ainsi financé une infirmière de nuit. A ma connaissance, ils n’appartiennent pas aux groupes Korian ou Orpéa.  

 

Les établissements ont en revanche toute latitude pour agir sur les conditions de vie et la nourriture des résidents. Le coût très réduit des repas (un peu plus de 4 € par jour) est-il une règle générale chez Orpéa ?

Je ne peux l’affirmer car je n’ai pas d’éléments, faute d’avoir pu rencontrer les responsables d’Orpéa. Mais j’ai recueilli énormément de témoignages disant que la nourriture n’est pas à la hauteur du prix payé par les usagers. Est-il normal de ne consacrer chaque jour que 4 à 5 euros à la nourriture quand on paye chaque mois 3 500 euros ?

 

Ne craignez-vous pas de participer, même involontairement, à "l’Ehpad bashing" alors même que les personnels se battent pour la reconnaissance de leur métier ?

"Ehpad bashing"… je ne comprends pas ce terme. Je trouve qu’il n’y a pas tant que cela d'enquêtes sur les Ehpad. Il faut bien voir que notre reportage ne prend pas pour cible le travail des soignants mais un système économique. D’ailleurs, énormément de soignants disent la même chose. Voilà pourquoi nous avons interviewé l'un d’entre eux qui explique que sa formation lui avait appris à travailler autrement que ce qu’il fait tous les jours.

 

Que faudrait-il faire pour contrôler la qualité de l’accompagnement des Ehpad ?

Il est faux de dire que les établissements ne sont pas contrôlés. C’est une responsabilité des ARS. Mais il n’y a manifestement pas assez de contrôles. Il serait important de mettre son nez dans les Ehpad pour qu’ils ne restent pas des mondes fermés. Il faut une volonté politique pour consacrer plus d’argent dans les Ehpad.

 

Quelles ont été les réactions après la diffusion du reportage ?

Nous avons reçu un nombre impressionnant de messages, tous positifs, qui nous disaient souvent merci. Pour ma part, je voudrais remercier les soignants, l’ancien directeur d’établissement et les familles qui ont eu le courage de témoigner. J’ai constaté au cours de cette enquête combien les familles craignaient de parler aux journalistes par peur de représailles sur leur parent. Cela a été une surprise pour moi.

Noël Bouttier
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