Chaque attentat nous replace face aux limites de notre compréhension du phénomène djihadiste. Hors de cette temporalité tragique, des chercheurs tentent toutefois d’élucider les mécaniques à l’oeuvre dans la radicalisation. Sociologue, Isabelle Lacroix s’est attelée à une revue de littérature scientifique dont elle a rendu compte lors d’un colloque organisé par l’Injep.
« Depuis 2014, les différents plans de lutte contre le terrorisme mettent l’accent sur la responsabilité du numérique dans la radicalisation djihadiste. Dans le dernier d’entre eux, annoncé le 23 février dernier, 5 des 60 mesures portent sur Internet et l’éducation aux médias. C’est dire combien la guerre contre le terrorisme se déploie dans le cyberespace », notait vendredi 23 mars, la sociologue Isabelle Lacroix, lors d’une journée organisée par l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep) sur le thème « Adolescence et entrée dans l’âge adulte : politiques publiques et pratiques numériques ».
Il avait été rappelé par de précédents intervenants combien les réseaux sociaux constituaient un lieu de sociabilité pour les adolescents, à cet âge où la reconnaissance par les pairs est si essentielle. Or, la sociologue qui vient de publier une revue de la littérature sur « Radicalisations et jeunesses », montre qu’il n’y a pas unanimité parmi les scientifiques quant au rôle d’Internet dans le processus de radicalisation des jeunes. « On peut d’ailleurs distinguer les auteurs selon qu’ils considèrent que c’est devenu le lieu principal de radicalisation ou qu’ils en minimisent la portée », souligne-t-elle.
Dissensus sur le rôle d’Internet
Dans le beau film de Marie-Castille Mention-Schaar, Le ciel attendra, on suit le processus d’enrôlement d’une adolescente sur Internet par un rabatteur de l’État islamique. Le processus graduel de recrutement commence par un jeu de séduction apparemment anodin, mais habilement mené auprès de cette jeune fille avide de lutter contre les injustices, et termine par un complet endoctrinement qui la pousse à partir en Syrie. La jeune fille y apparaît très seule, victime d’une mécanique infernale.
Mais selon Isabelle Lacroix, si cette thèse est portée par certains chercheurs, comme l’anthropologue Dounia Bouzar, il existerait peu de travaux étayés de façon empirique sur le lien entre la radicalisation violente et l’exposition aux contenus extrémistes. Un certain nombre d’auteurs contestent au contraire l’idée d’une « autoradicalisation d’une jeunesse derrière un écran ». Pour le chercheur québécois Benjamin Ducol notamment, Internet serait certes devenu « le medium privilégié de la propagation du grand récit djihadiste », mais relèverait moins de l’emprise mentale qu’il ne serait un outil de renforcement des croyances. Donc plus un facilitateur, un accélérateur, qu’un déclencheur.
Une quête de sens
Cette vision remet le jeune dans une posture plus active : il est en quête de sens, et c’est une conversation structurée qui s’établit entre lui et le recruteur, même si ce dernier a sa propre stratégie, non dénuée de manipulation. Elle n’exclut pas d’analyser en quoi consiste cette accélération de la radicalisation. « Un certain nombre d’auteurs parlent de « bulle cognitive » ou bulle intellectuelle, dans laquelle Internet peut conduire à s’enfermer », relate Isabelle Lacroix : par des effets d’algorithme et de filtrage, les internautes ne finissent que par retomber sur leurs propres recherches, ou sur les mêmes sites d’information, confinant les personnes dans leurs croyances tout en faisant passer celles-ci pour des faits. Face à ces biais, la promotion de la culture numérique et de l’éducation aux médias chez les jeunes apparaît effectivement nécessaire. « Les parents, mais aussi tous les acteurs adultes qui les entourent ont un rôle à jouer par la régulation de l’usage et le maintien de discussion autour de ce média », souligne la chercheuse.
Penser les processus de socialisation
Mais pour un auteur comme Benjamin Ducol, il importe de ne pas se contenter de raisonner sur l’offre de contenus numériques extrémistes : l’essentiel est de réfléchir à « comment les individus naviguent et expérimentent en réalité ces espaces de socialisation ». Car, rappelle Isabelle Lacroix, lorsqu’on parle des jeunes, ce sont finalement moins les lieux (la prison, Internet, la mosquée) que les liens – qui amèneraient à se radicaliser. Or pour la sociologue, encore trop peu de travaux analyseraient actuellement ces contextes de socialisation à l’extrémisme violent, bien qu’il soit connu que les liens avec les pairs constituent un élément fondamental à l’adolescence et plus largement lors de la transition vers l’âge adulte.
Elle note dans sa revue de littérature que l’approche actuelle de la radicalisation tendrait à sa dépolitisation, en faveur d’une approche essentiellement psychologique, subjective, d’un phénomène d’autant plus terrifiant qu’il apparaît totalement imprévisible, inexplicable. Les travaux issus de la psychologie et de la psychanalyse, qui se sont développés ces dernières années, donnent notamment du sens à l’engagement dans le djihadisme en terme de construction identitaire et de rétribution dans un contexte de recherche d’idéal et de reconnaissance. Ils ont su tenir compte du fait que les djihadistes sont le plus souvent issus de cette tranche d’âge.
Sans nier l’intérêt de ces approches, la chercheuse regrette que la sociologie se soit trop peu saisie de ce constat, peut-être par « peur d’essentialiser cette période de la vie comme radicale ». Aussi la revue de littérature ouvre-t-elle sur une invite à « articuler davantage les apports de la sociologie de l’adolescence et de la jeunesse au phénomène de la radicalisation ». En mettant notamment au premier plan la question des sociabilités dans ce temps de remaniement qu’est la jeunesse, avec ses forts enjeux identitaires, relationnels, sociaux, économiques… Pour aller plus avant dans la compréhension de ce processus complexe et multifactoriel.