"Sans prise de risque, c'est une culture professionnelle qui s'effiloche"

"Sans prise de risque, c'est une culture professionnelle qui s'effiloche"

04.07.2016

Action sociale

"La société a beaucoup plus à perdre qu'à gagner en faisant des professionnels du travail social et de la santé des agents de repérage et de signalement", assure Antoine Guillet, co-animateur du site Secretpro, qui doute de l'efficacité de la proposition de loi prévoyant une dérogation au secret professionnel en autorisant le signalement d'une personne "radicalisée" au préfet.

Passée relativement inaperçue, une proposition de loi a été déposée le 18 mai 2016 sur le bureau de l'Assemblée nationale par un groupe de députés Les Républicains (LR). Son intention : adapter le secret professionnel "aux évolutions de la radicalisation pour les professions médicales, sociales et éducatives". Trouvant que l'encadrement juridique actuel n'était pas assez précis, le texte vise à permettre aux médecins, aux professionnels de la santé ou de l’action sociale, et aux enseignants et personnel éducatif de se tourner vers le préfet dès lors qu'ils constatent auprès d’un patient un faisceau d’indices tendant à prouver sa radicalisation en cours ou advenue.

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Même si elle a peu de chance d'être inscrite à l'ordre du jour d'un calendrier parlementaire surchargé, la proposition de loi participe d'un contexte où l'on voit se multiplier les dérogations au secret professionnel (lire ici et ).

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Pour l'équipe de Secretpro.fr, si elle venait à être adoptée cette disposition "[ouvrirait] la porte, sous le sceau de la lutte contre le terrorisme, au signalement de comportements jugés comme déviants aux autorités sur la base d’une norme d’attitudes, de modes de vie et de pratiques religieuses". "L’effet pervers" de telles propositions est qu'elles "détournent encore davantage les personnes les plus en difficulté des professionnels à même de les aider". 

Le co-animateur du site Secretpro.fr, Antoine Guillet, également assistant social et formateur, nous explique pourquoi il est nécessaire de défendre le secret professionnel pour pouvoir continuer à remplir ses missions de manière efficace.

TSA : Avez-vous conscience que votre positionnement peut apparaître aux yeux de certains comme un repli corporatiste ?

Antoine Guillet : A aucun moment, nous n'avons dit que le secret professionnel était sacré et qu'il ne fallait pas y toucher. Ce n'est pas un droit opposable. Nous tenons simplement à expliquer pourquoi c'est une obligation.

Je pense qu'il faut préserver certains espaces et tenter d'éviter de succomber à ses impressions premières. A la base, pourquoi a-t-on prévu un encadrement légal du secret professionnel ? Parce que l'assistant social exerce dans des espaces très particuliers - comme l'hôpital ou la prison - et si on veut qu'il remplisse sa mission d'aide inconditionnelle (y compris à l'égard de gens dans l'illégalité), il faut garantir à la personne que ce qu'elle va dire restera strictement confidentiel. Quels que soient leur déviance ou leur danger, nous avons intérêt collectivement à ce que ces personnes puissent se soigner, être accompagnées par un assistant social ou défendues par un avocat. Or, depuis 1994 et l'entrée en vigueur du nouveau code pénal, le législateur crée des exceptions successives au secret professionnel.

En quoi cette proposition de loi peut-elle nuire à l'action des travailleurs sociaux ?

A partir du moment où on est focalisé sur le risque de passage à l'acte, on s'aperçoit que l'on ne peut plus travailler ; c'est un constat qui se vérifie par exemple en prison, dans les cas de récidive ou encore avec des parents violents. La question à se poser est la suivante : qu'est ce qu'on attend des professionnels du travail social en 2016 ? On ne peut pas travailler dans une relation de confiance lorsqu'on fait partie d'une plateforme de signalement. Le problème c'est que l'on va assécher la source d'information quand toute une frange de la population aura compris que consulter un assistant social peut se retourner contre lui. Nous ne pouvons pas travailler à partir du moment où nous sommes dans une logique de suspicion. Cette logique de repérage et de signalement implique un changement de posture. On l'a vu avec les informations préoccupantes dans le champ de la protection de l'enfance.

La menace terroriste ne remet-elle pas en question vos pratiques ?

Depuis des années, on nous vante la coconstruction, la place de l'usager, et parallèlement on constate que se développe un modèle d'intervention qui prône tout l'inverse. Quand les professionnels sont incités à ne pas prendre de risque, c'est une culture professionnelle qui s'effiloche. On a tout à gagner à distinguer le soin et l'accompagnement social, de l'ordre et de la sécurité publique. Il y a un leurre à penser qu'en utilisant les informations des professionnels du soin et du travail social on va améliorer notre sécurité collective, c'est un raisonnement simpliste. Les personnes ne se confieront plus. Les gens vont encore moins s'adresser à nous, c'est contre productif. On a énormément à perdre à raisonner comme ça, en mélangeant la sphère civile et pénale. Je le répète, je pense que dans une démocratie, il faut préserver des espaces où quel que soit son profil on peut venir travailler avec un psychologue ou un professionnel du travail social.

Votre combat n'est-il pas perdu d'avance ?

C'est difficile. Le secret professionnel est devenu très relatif, nous [l'équipe du site Secretpro] avons l'impression d'être assez isolés dans notre réflexion. L'idée même du secret professionnel est de plus en plus compliquée, de moins en moins incarnée dans les pratiques professionnelles. C'est la culture du partage d'informations à tout va, ce à quoi nous sommes favorables si le partage est construit. Garder la maîtrise des informations est une démarche éthique. On a jamais partagé autant. Il y a aussi un phénomène de bouc émissaire, celui qui ne partage pas assez est montré du doigt, on dit qu'il "travaille à l'ancienne". C'est à se demander si promouvoir le secret professionnel ne devient pas une posture anticonformiste [lire le billet d'Antoine Guillet sur ce sujet].

Il faut voir le secret professionnel comme une question citoyenne qui n'appartient pas seulement aux professionnels qui l'exercent. Est-ce que cela a encore un sens pour les gens que les professionnels qu'ils rencontrent soient soumis au secret professionnel ?

Le pire avec ce que propose ce texte, c'est que c'est profondément inefficace d'instrumentaliser les travailleurs sociaux ou les professionnels du soin ainsi, c'est une manière d'agir qui est peu intelligente. On cède à la facilité. Par exemple, mettre les gens dans des centres de déradicalisation, c'est une illusion collective.

Quels sont les risques à terme pour le travail social ?

Même si cela ne correspond pas à notre boulot, il y a la tentation de se transformer en exécutant pour se protéger. Il faut dire qu'appliquer les dispositifs à la lettre conduit à une vraie reconnaissance, une forme de pouvoir qui peut être très valorisante. A l'inverse, la capacité créative et la prise de risque sont très peu reconnues : il y a un côté très ingrat à essayer d'être créatif et sortir des sentiers battus.

La proposition de loi conduit selon moi à une normalisation des pratiques professionnelles. C'est frustrant car sans prise de risque le changement n'est pas possible. Les professionnels ont alors un sentiment d'impuissance et d'inutilité, un sentiment de perte de sens sur le mode : "suis-je là pour actionner des dispositifs ou pour travailler avec la réalité des gens et leurs ressources ?"

Linda Daovannary
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