"Utilisation frauduleuse du CICE" : le pari audacieux d'un syndicat CGT de Carrefour pour stopper une réorganisation

"Utilisation frauduleuse du CICE" : le pari audacieux d'un syndicat CGT de Carrefour pour stopper une réorganisation

07.11.2019

Représentants du personnel

A Marseille, le syndicat CGT de l'hypermarché Carrefour du Merlan, dans les quartiers Nord, a obtenu en référé l'arrêt des travaux menés en vue de réorganiser et d'automatiser le site, un projet qui menace, selon l'OS, un quart des emplois. Sur le fond, le jugement sera rendu le 21 novembre. Le TGI de Marseille devra dire si l'enseigne a utilisé de façon frauduleuse son crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE) pour financer des travaux détruisant de l'emploi

Malgré l'avis défavorable de son CSE en juillet, l'hypermarché Carrefour du Merlan, construit sur une dalle dans le XIVe arrondissement de Marseille, a entrepris en octobre dernier la mise en oeuvre son projet visant à transformer ses locaux et l'organisation du travail. Baptisé "Essentiel", le projet consiste notamment à supprimer 3 000 m2 de surface de vente, à modifier les rayons pour présenter des produits de grande consommation en palettes, à installer des caisses automatiques, à externaliser les rayons charcuterie-fromage-traiteur, etc. Il entraînera, a indiqué l'entreprise au CSE, le passage d'ici à 2022 de 368 à 297 équivalents temps plein (le nombre de cadres passant de 27 à 14), via des non renouvellements de CDD, des congés de fin de carrière, des ruptures conventionnelles, des mobilités externes, "mais sans départ contraint" promet Carrefour. L'enseigne avait prévu pour décembre 2019 la fin des travaux.

Invoquer la fraude liée au CICE, une action audacieuse

 

C'est pour tenter de faire obstacle à ce projet qui supprimerait un quart des emplois sans même recourir à un PSE que le syndicat CGT, majoritaire aux élections professionnelles (53%) mais qui ne gère par le CSE du fait de l'alliance CFDT-CFE-CGC, a entrepris deux actions. D'abord, "bloquer les travaux effectués toutes les nuits", explique Yohann Nezri, élu CGT au CSE. Ensuite, demander à son avocat de tenter, selon les mots du conseil Steve Doudet, "une action audacieuse". Et Yohann Nezri de nous expliquer : "Notre objectif est de mettre dans le débat public la question de l'utilisation du CICE".

Il s'agit de demander au tribunal de grande instance de Marseille, via une assignation à jour fixe déposée le 3 octobre, de déclarer que la branche hypermarchés de Carrefour "contourne intentionnellement et frauduleusement" , à l'occasion du déploiement de son projet "Essentiel", l'objet légal du crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE).

Quel était l'objet réel du CICE ?

Le CICE a été conçu, plaide l'avocat de la CGT, pour être au service de l'emploi et de la compétitivité, mais certainement pas pour financer des projets qui vont détruire de l'emploi (*). On pourrait lui objecter, ce que n'a pas manqué de faire Carrefour (lire notre encadré), que l'objet du pacte de responsabilité et du CICE était plus flou, le crédit d'impôt compétitivité d'emploi (CICE) ayant pour but, selon l'article 244 quater CE du code général des impôts, "le financement de l'amélioration de leur compétitivité (Ndlr : des entreprises) à travers notamment des efforts en matière d'investissement, de recherche, d'innovation, de formation, de recrutement, de prospection de nouveaux marchés, de transition écologique et énergétique et de reconstitution de leur fonds de roulement", un domaine plutôt vaste.

Il n'empêche. "Il y a  très peu de jurisprudence sur ce sujet", souligne Steve Doudet. Et l'avocat y croit. La CGT demande donc l'annulation du projet "Essentiel", d'autant que le syndicat juge qu'il s'agit d'une transformation qui serait ensuite généralisée à tous les hypermarchés de l'enseigne. Première victoire pour l'avocat : le TGI s'est saisi de l'affaire, et l'a examinée lors d'une audience du 17 octobre. Il rendra son jugement sur le fond le 21 novembre prochain. Deuxième victoire selon Steve Doudet : Carrefour a été amené à se justifier des sommes perçues au titre du CICE et de leur utilisation (lire notre encadré).

Travaux suspendus dans l'attente du jugement au fond

Mais l'enseigne n'a pas attendu le jugement du 21 novembre pour reprendre ses travaux. D'où la demande, en référé, de l'avocat de la CGT pour obtenir la suspension de ses travaux dans l'attente du jugement au fond. Troisième victoire aux yeux de la CGT : l'ordonnance rendue le mercredi 30 octobre par le TGI lui donne raison. Le juge constate que les travaux ont bien commencé et que des salariés dont le poste est supprimé ou externalisé ont déjà été convoqués en vue de leur reclassement. Pour le TGI, cela crée un "trouble manifestement illicite" et il faut "suspendre" les travaux et le projet "jusqu'à ce qu'il ait été statué sur le fond, soit jusqu'au 21 novembre", et ce sous astreinte de 2500€ par jour de retard. .

 

(*) Le comité d'évaluation du CICE n'a jamais pu vraiment mesurer l'effet sur l'emploi ou sur les dividendes du CICE (lire notre article). Notamment parce qu'il est très difficile de pouvoir tracer de façon comptable l'utilisation de ce crédit d'impôt (aujourd'hui transformé en baisse permanente des cotisations sociales), dont les restitutions auprès des CE ont parfois donné lieu à de singulières présentations (lire notre article).

 

La défense de Carrefour

Lors de l'audience du 17 octobre, Carrefour a justifié son projet de réorganisation, d'un coût de 1,35 millions d'euros, par un recul de 12% en 5 ans du chiffre d'affaires de son hypermarché du Merlan et une forte dégradation de son résultat, notamment du rayon charcuterie-traiteur-fromage qui doit être externalisé. Par ailleurs, l'employeur dispose d'un pouvoir de direction pour faire face "aux risques inhérents à l'activité économique", rappelle l'avocat de Carrefour, et le juge judiciaire, sauf en cas de fraude avérée ou de légèreté blâmable, "n'est pas admis à s'immiscer dans la gestion" de l'entreprise. Pour Carrefour, il n'y a donc ici nulle fraude. D'une part, la loi n'impose nullement à l'entreprise d'utiliser exclusivement ou principalement le CICE à des fins d'efforts de recrutement. D'autre part, il est question ici d'un projet de 2019, or le CICE a été supprimé par la loi de finances 2018 au profit d'un allégement des cotisations patronales qui ne reprend pas les conditions d'utilisation posées par le CICE.

Carrefour présente néanmoins les sommes perçues au titre du CICE et leur utilisation. Carrefour Carrefour hypermarchés déclare ainsi avoir bénéficié, entre 2013 et 2018, de 421 millions d'euros au titre du CICE. Entre 2013 et 2017, l'enseigne déclare avoir utilisé ces sommes pour soutenir la formation (151 millions), l'investissement (540 millions avec notamment 10 millions pour le renouvellement des tenues de travail dans les hyper), et le recrutement (avec 91 348 collaborateurs recrutés entre 2013 et 2017), la CGT remarquant à ce sujet qu'il s'agit d'embauches alors que le solde de l'emploi a été négatif.

Enfin, Carrefour souligne qu'aucun dividende n'a pu provenir des sommes du CICE puisque l'enseigne n'a distribué "aucun dividende de 2013 à 2018 sauf au titre de l'exercice 2015", mais qu'elle a en revanche attribué, en janvier 2019, "une prime exceptionnelle de pouvoir d'achat de 200€".

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Bernard Domergue
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