David Puaud * s’est lancé dans des études d’anthropologie en 2005 alors qu’il exerçait comme éducateur de rue dans une cité ouvrière située dans une ville moyenne de province. Une façon d’enrichir son regard sur les publics, de prendre du recul, et parfois de trouver un exutoire, dans des situations où contraintes institutionnelles et idéal professionnel entraient trop en conflit. Il a théorisé, en 2010 – dans un moment où il avait besoin, justement, de mettre des mots sur le sens de sa pratique – le travail social comme « art de l’ordinaire » : art dont les matériaux sont des petits riens de l’existence, si banals – un geste, un regard, un mot, un moment partagé – mais pouvant contribuer par leur répétition ou leur à propos à créer de façon ineffable, de l’hospitalité, du commun, pour ceux qui en sont exclus. Il explicite ici comment cette notion peut permettre aux travailleurs sociaux de se raccrocher au sens fondamental de leur action, de lutter contre les logiques gestionnaires, et plus encore se faire les porte-voix d’un nouveau projet de société.
En 2010, qu’est-ce qui vous a poussé à réfléchir sur le sens de votre travail et à développer cette notion d’Art de l’ordinaire ?
Je l’ai fait par nécessité. La cité ouvrière dans laquelle j’intervenais comme éducateur de rue avait vu ses usines fermer les unes après les autres, le chômage chez les jeunes de moins de 25 ans s’élevait à 35-40 %, la souffrance des populations était immense. Au fur et à mesure du temps, j’avais développé une vision assez pessimiste de mon métier, dont l’une des missions est tout de même de favoriser l’insertion professionnelle des jeunes. Autant dire que le sentiment d’utilité d’un travailleur social est faible si l’on s’en tient à ce seul indicateur. L’éditeur belge Yapaka m’a contacté à l’époque : il avait apprécié un texte que j’avais écrit pour Acrimed, où je différenciais les notions de travail social et d’intervention sociale, et m’a proposé de l’approfondir. J’en suis venu à réfléchir à mes motivations à exercer mon métier. Je l’ai fait avec mes propres mots, ma sensibilité, et en nourrissant ma réflexion de concepts qui me touchaient, comme celui de « l’empathie méthodologique », développé par Michel Agier, qui était alors mon directeur de thèse, c’est-à-dire une empathie réflexive, consciente d’elle-même et de ce qui fait qu’elle constitue une force dans la relation éducative.
Pourriez-vous définir ce qu’est « l’art de l’ordinaire » ?
Il est composé de micro-traces d’hospitalité disséminées dans les relations vécues avec les sujets que les travailleurs sociaux accompagnent. Ce sont des gestes, attitudes, regards, sourires, petites attentions, si simples qu’ils se font oublier, alors qu’ils constituent le cœur de ces métiers de la relation. Démultipliés, répétés de mois en mois, ils créent des résonances, ils sont un pari sur l’avenir. Ils vont parfois construire un sentiment de reconnaissance, permettre des passages, faire éclore des désirs – de s’inscrire dans une association, de trouver peut-être une formation… On ne sait pas à l’avance (et on ne saura parfois jamais) ce qui va faire trace pour une personne, ce qui va marquer un jeune et dont il nous reparlera des années plus tard, avec une extrême précision : « Tu te souviens de cette pizza qu’on a mangée dans un restaurant ? ». Des événements anecdotiques auront eu un rôle prépondérant pour eux. Parfois, ce sera le fait d’avoir été présent, discrètement, à un moment stratégique – une hospitalisation, une fête de quartier, un enterrement. Ces traces sont évanescentes, imperceptibles, non quantifiables et dès lors très difficiles à valoriser. Mais ce sont elles qui rétablissent de la liaison sociale entre les personnes. Et donc elles qui donnent du sens à l’action des « entraidants ».
C’est une notion qui vous a aidé dans votre pratique ?
Oui, suite à ce travail d’écriture, je me suis dit que si je mesurais mon action en terme de liaison sociale, je pouvais en être assez satisfait. C’est d’ailleurs ce qui m’aurait motivé à continuer sur le terrain si je n’avais pas eu le désir d’aller plus loin dans mon travail universitaire. Et c’est ce que j’essaie de transmettre aujourd’hui aux étudiants. À l’heure où le management social fragmente les pratiques, génère des souffrances chez les travailleurs sociaux comme chez les personnes accompagnées, je suis persuadé qu’on peut garder du sens en réfléchissant aux aspects relationnels des métiers liés au travail social. J’encourage par ailleurs les étudiants à complexifier leur regard sur les personnes qu’ils rencontrent, à faire un pas de côté pour déconstruire leurs idées a priori, à écrire sur leur pratique, pour qu’ils n’arrivent pas avec des certitudes, lesquelles peuvent tuer le métier. À mettre en question enfin le vocabulaire qui est imposé dans le champ social, car les mots formatent les pratiques. D’où l’intérêt pour les travailleurs sociaux de s’appuyer sur l’anthropologie, qui encourage une appréhension de l’individu dans son environnement immédiat et sociétal, ainsi qu’une observation approfondie et ouverte des réalités de terrain.
Mais comment parvenir à cette complexification du regard, à une époque où tout pousse au contraire à catégoriser, à quantifier des pratiques et des résultats ?
Ça nécessite un engagement, celui de défendre le sens éthique de la pratique professionnelle, tout en faisant avec la réalité, notamment avec la nécessité pour certaines associations de « survivre » avec le contexte économique défavorable et le renforcement des tensions identitaires. À une époque, j’ai dû participer à une opération de prévention situationnelle. Il s’agissait de défricher des bosquets sur un lieu où des jeunes se réunissaient, de façon à faciliter l’intervention policière. C’était une commande de la commune qui finançait mon association de prévention spécialisée et cela s’inscrivait clairement dans une logique sécuritaire. Je me suis offusqué de ce travail auprès de ma direction et j’ai écrit un article à ce propos sur le site Délinquance, justice et autres questions de société animé par le sociologue Laurent Mucchielli. Des personnes de mon association m’ont demandé de retirer le texte, estimant qu’il mettait en cause certaines subventions. On a choisi de le rendre anonyme : c’était une façon de ne pas renier ma prise de position, tout en tenant compte de cette contrainte institutionnelle.
Avez-vous mené cette opération de « prévention » ? Comment l’avez-vous vécue ?
Oui, j’ai réalisé les travaux avec des jeunes. Ce qui m’a permis de le faire sans trop d’état d’âme, c’est de savoir que ces derniers n’étaient pas dupes de ce à quoi cela servait, et surtout que cela leur permettait d’obtenir un contrat de travail de quinze jours. C’était leur premier contrat de travail, et c’était quelque chose d’énorme, pour ces jeunes qui n’attendaient que cela. Par contre, au niveau éthique, c’était violent. Écrire cet article a vraiment été mon acte cathartique dans cette affaire.
Y a-t-il eu d’autres moments où vous avez fait face à des injonctions qui ne prenaient pas sens pour vous ?
Je ne veux pas cracher dans la soupe, car je travaillais en prévention spécialisée, un secteur de l’action sociale relativement protégé, qui restait à l’époque l’un des domaines où le travailleur social avait de la liberté et faisait face à des publics qui avaient le choix d’adhérer ou non à une action. En outre, nos responsables directs comprenaient ce qu’on traversait, car ils avaient eux aussi éprouvé le terrain, au sens propre : ils l’avaient enduré. Alors qu’aujourd’hui, je vois fréquemment des équipes de prévention spécialisée dirigées par des néo-managers du travail social, déconnectés de la réalité de terrain. Moi, je n’ai pas eu ce problème. En revanche, j’ai rapidement éprouvé dans ma carrière le besoin de mieux décrypter les réalités auxquelles je faisais face.
Est-ce cela qui vous pousse à démarrer votre licence de sociologie mention anthropologie en 2005 ?
Oui, je voulais notamment comprendre en quoi la mémoire collective du quartier ouvrier dans lequel je travaillais influait sur le devenir des jeunes que je rencontrais et qui étaient en situation de marginalité plus ou moins avancée. Au fil des ans, le fait d’étudier, d’écrire, m’a énormément aidé dans ma pratique, en me permettant de prendre du recul, de sortir de certains non-sens. Par exemple, en 2007, un jeune que je suivais depuis 2005 a commis un crime avec des actes de barbarie sans mobile. Lors de son procès aux assises, je me suis rendu compte qu’il n’était pas question pour la machine judiciaire de comprendre sa trajectoire, mais de rechercher dans les rapports sociaux des éléments susceptibles de prouver son potentiel morbide avant l’acte. Or, les évènements de vie mis en exergue durant le procès s’avéraient décontextualisées, réduits à des actes comportementaux qualifiés d’ataviques. Les études que je faisais m’ont permis d’explorer les enjeux symboliques de ce procès (c’était un jeune Français dit « de souche » venant d’un milieu ouvrier, dont la troisième génération était au chômage…) L’hypothèse qui y fut défendue fut, notamment, que le meurtre s’expliquait par les « traits de personnalité pathogènes » du principal accusé, J. Ouvrard. En l’absence de mobile, des extraits de sa biographie psychosociale servirent de support à l’analyse des « raisons du crime ». En ce sens, il y fut « expliqué » une histoire dans laquelle manquait la dimension historique.
En outre, à la fin de ma carrière en tant que travailleur social, étant devenu cadre technique, j’ai pu infuser ma compréhension liée à la mémoire collective du quartier dans des rapports d’activité, en y incluant l’idée de l’importance du travail de rue, lié à la connaissance de ce milieu et à des relations de confiance tissée dans la durée. Je n’aurais jamais pu amener ça quelques années auparavant. Aujourd’hui encore, dès que j’interviens quelque part, je continue de disséminer cette vision du travail social comme art de l’ordinaire, c’est-à-dire comme une activité générique propre à l’homme.
Qu’entendez-vous par là ?
Le travail social est une activité ordinaire, réalisée quotidiennement par l’ensemble de la population, le plus souvent de manière informelle. Mais depuis quelques décennies, ces modalités relationnelles s’effacent de plus en plus, et le développement d’un ensemble de métiers spécifiques au travail social peut-être être vue comme une conséquence de cette crise du lien social ordinaire. Ça a pour conséquence de faire croire que le travail social s’adresse à une fraction de la population considérée comme anormale, nécessitant une forme de contrôle ou de normalisation, et à faire perdre à chacun d’entre nous le sens de sa responsabilité vis-à-vis de tous. Dès lors, valoriser « l’art de l’ordinaire », mettre des mots et des images dessus, me paraît être pour les travailleurs sociaux non seulement une manière pour eux de résister aux logiques purement gestionnaires, de garder du sens à leur pratique, mais aussi avoir une valeur éminemment politique et subversive, puisqu’il s’agit de contribuer à valoriser la pluralité humaine, sa complexité, et d’inciter chacun à se risquer à la rencontre pour réapprendre à faire société.
* David Puaud est docteur en anthropologie sociale (IIAC-LAUM), formateur-chercheur à l’IRTS Poitou-Charentes, et ancien moniteur-éducateur/éducateur spécialisé.
Ouvrages :
- 2013 : Le travail social ou l’Art de l’ordinaire, Editions Fabert (France), mars, Paris, 59 pages.
À paraître :
- 2017 : Monstre humain ?, éditions La Découverte, mai, 350 pages.
- 2017 : Le spectre du radical, éditions Yapaka, septembre, 59 pages.
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Pourquoi cette série "En quête de sens" ? |
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Le travail social est atteint par une grave crise de sens : le sujet n'est hélas par nouveau, il était au cœur des États généraux du travail social. Mais par-delà le constat collectif, comment cette mise en question résonne-t-elle individuellement, pour les professionnels du secteur ? Comment et à quel moment chacun peut-il être amené dans son travail à se regarder et à se demander : « mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? ». Lorsque la réalité de terrain s'éloigne trop de l'idéal qu'on s'était forgé de sa mission, comment surmonter le décalage ? Décide-t-on de fermer les yeux en investissant d'autres pans de sa vie, de tout lâcher, de militer, de ruser avec les contraintes, de les enfreindre ? Où trouve-t-on les ressources, l'énergie, pour conserver le cas échéant une créativité interne – créativité au service des personnes que l'on accompagne et souvent aussi de notre santé psychique et physique.
Si chacun n'a d'autre choix que de s'inventer ses propres réponses, rien n'empêche d'aller puiser de l'inspiration dans l'expérience d'autres collègues. Notre rubrique, « En quête de sens », se propose justement de vous donner à entendre la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs interrogations, leurs découragements, leurs enthousiasmes, et les stratégies qu'ils mettent en œuvre dans ces métiers aujourd'hui si chahutés. Des métiers mis plus que jamais en demeure de penser leur propre sens pour éviter qu'ils ne deviennent – malgré eux – vecteurs de maltraitance.
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