Affaire Suez-Veolia : le tribunal judiciaire de Nanterre désavoue les CSE de Suez

Affaire Suez-Veolia : le tribunal judiciaire de Nanterre désavoue les CSE de Suez

03.02.2021

Représentants du personnel

Contrairement aux décisions rendues par le tribunal judiciaire puis la cour d'appel de Paris, les juges de Nanterre considèrent que les CSE de Suez n'ont pas à être consultés sur l'opération de rachat lancée par Veolia. Un rebondissement de plus dans cette affaire ! Voici quelques explications.

Le 19 novembre dernier, la cour d'appel de Paris a confirmé l'ordonnance de référé rendue par le tribunal judiciaire de la même ville au mois d'octobre : les CSE de Suez doivent être consultés sur l'opération lancée par Veolia (lire notre brève sur l'arrêt d'appel, notre article sur l'ordonnance de référé et notre interview de l'avocat des CSE de Suez). Engie et Veolia auraient donc dû fournir aux CSE de Suez les informations nécessaires.

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Un premier rebondissement s'était déjà produit début janvier, Veolia ayant demandé en référé la suspension de la décision ayant interrompu, tant que les CSE ne seraient pas informés et consultés, l'opération résultant de l'offre d'acquisition par Veolia des actions de Suez, ainsi que la suspension des effets de la cession des actions détenues par Engie au sein de Suez au profit de Veolia. Face à ces demandes, les juges du tribunal judiciaire de Paris se sont déclarés incompétents (lire notre brève).

Et coup de théâtre hier soir : Veolia ayant saisi au fond (et non en référé, ce qui est admis, le référé consistant dans une procédure d'urgence n'empèchant pas de saisir ensuite un tribunal pour juger sur le fond de l'affaire) le tribunal judiciaire de Nanterre sur la nécessité d'informer et consulter les CSE de Suez, un nouveau jugement a été rendu. Et il affirme le contraire les jugements et arrêts rendus par les juridictions de Paris. Si le juge de Nanterre est cette fois saisi et non celui de Paris, c'est parce que Veolia a cette fois assigné Suez, et que le siège de Suez est à La Défense. C'est en effet le siège du défendeur qui détermine la juridiction territorialement compétente.  

Veolia n'a pas à consulter les CSE car elle n'a pas le pouvoir de décision de l'employeur

Le tribunal reprend tout d'abord l'analyse de l'opération lancée par Veolia, à savoir une acquisition auprès d'Engie de 29,9 % des titres de Suez, suivie d'une offre publique d'achat (OPA) sur le reste des actions. Le juge considère qu'il s'agit d'un "projet global et déterminé de prise de contrôle de Suez, en raison de l'interdépendance entre les deux opérations, la première ayant pour but de faciliter la réalisation de la seconde".

Par ailleurs, le tribunal considère que si la consultation du CSE porte sur les questions d'organisation, de gestion et la marche générale de l'entreprise, l'auteur du projet objet de cette consultation peut être un tiers. Cependant, le juge ajoute ceci : "Ces dispositions légales organisant cette consultation impliquent que ces questions, objet de la consultation, soient reliées au pouvoir de décision d'un organe dirigeant qui oblige l'entreprise".

Partant de cette considération, le tribunal examine si Veolia détient un pouvoir de décision, pouvoir qui découle des articles L. 2312-14 et L.2312-15 du code du travail posant les principes de l'information-consultation du CSE.

Pour décider si ce pouvoir de décision existe côté Veolia, le juge de Nanterre utilise la notion de contrôle issue de l'article L.233-3 du code de commerce. Cet article fixe quatre cas de contrôle d'une personne physique ou morale par une autre :

  • lorsqu'elle détient directement ou indirectement une fraction du capital lui conférant la majorité des droits de vote dans les assemblées générales de cette société ;

  • lorsqu'elle dispose seule de la majorité des droits de vote dans cette société en vertu d'un accord conclu avec d'autres associés ou actionnaires et qui n'est pas contraire à l'intérêt de la société ;

  • lorsqu'elle détermine en fait, par les droits de vote dont elle dispose, les décisions dans les assemblées générales de cette société ;

  • lorsqu'elle est associée ou actionnaire de cette société et dispose du pouvoir de nommer ou de révoquer la majorité des membres des organes d'administration, de direction ou de surveillance de cette société.

Le contrôle est par ailleurs présumé lorsque la personne dispose directement ou indirectement, d'une fraction des droits de vote supérieure à 40 % et qu'aucun autre associé ou actionnaire ne détient directement ou indirectement une fraction supérieure à la sienne.

Ceci étant posé, le tribunal relève immédiatement que la cession d'actions envisagée dans l'affaire Suez-Veolia "ne remplit pas les conditions prévues par ces dispositions, a donc le caractère d'une cession minoritaire. De plus, il n'est pas soutenu que Veolia détient par l'effet de cette acquisition une minorité de blocage". Le juge en déduit que les CSE de Suez ne sont donc pas fondés à prétendre que Veolia est devenue actionnaire majoritaire par l'effet de cette cession. Et si les CSE considèrent qu'en raison de cette cession, le projet d'achat par Veolia impacte la marche générale de l'entreprise, "ils n'en rapportent pas la preuve".

De fait, il n'est pas démontré pour le tribunal que Veolia dispose du pouvoir de décision au sens des articles précités du code du travail : "La seule acquisition des actions auprès d'Engie et la proposition d'OPA transmise au conseil d'administration de Suez ne donnent pas ce pouvoir de décision à Veolia au sein de l'entreprise Suez". Par suite, selon le juge de Nanterre, "les conditions relatives à l'information consultation obligatoire ne sont pas réunies actuellement". Il est donc fait droit à la demande de Veolia, "les institutions représentatives du personnel de Suez n'ayant pas être consultées à ce stade".

On le voit, le juge semble sous-entendre que les conditions de consultation ne sont pas réunies aujourd'hui, mais que si la situation changeait et que si les conditions étaient réunies plus tard, les conditions de consultation pourraient être réunies. Pour l'heure, nous avons demandé à Maître Zoran Ilic, avocat des CSE de Suez, sa réaction sur cette nouvelle décision.

Un appréciation différente des faits

Zoran Ilic, avocat des CSE de Suez dans cette affaire, se montre assez perplexe sur la différence entre le jugement de Nanterre et les précédentes décisions des juges de Paris : "La seule chose que l'on puisse dire, c'est qu'une appréciation différente des faits est réalisée par les juges. C'est étonnant car nous avons présenté exactement les mêmes faits à Nanterre qu'à Paris". L'avocat a de plus présenté au juge de Nanterre un arrêt de la Cour de cassation rendu le 19 décembre 2018 dans une affaire Gemalto, où la Cour de cassation se prononce en faveur de la consultation des CSE dans une affaire d'OPA. "Certes, le juge de Nanterre peut dire que les faits ne sont pas les mêmes, d'ailleurs aucun dossier n'est jamais identique, mais les principes restent les mêmes dans les deux affaires", poursuit l'avocat.

Alors qu'un pourvoi en cassation est en cours contre l'arrêt de la cour d'appel de Paris, et que la cour de cassation pourrait se prononcer fin mars ou début avril sur le premier volet parisien de l'affaire, Zoran Ilic va désormais faire appel du jugement du tribunal judiciaire de Nanterre. Deux procédures parallèles pour les mêmes faits vont donc suivre leur cours, l'une issue des référés devant les juges de Paris, l'autre issue de la procédure au fond devant le juge de Nanterre. "Cependant, si les CSE de Suez obtiennent un arrêt favorable de la Cour de cassation, il y a peu de chances pour qu'un nouveau pourvoi contre l'arrêt de la cour d'appel de Versailles soit formé", tempère Zoran Ilic.

Par ailleurs, à la suite des procédures devant les juridictions de Paris, les informations consultations entamées par Veolia ne sont pas suspendues par le présent jugement, selon l'avocat. 

Reinhold von Essen (CGT), secrétaire du CSE européen de Suez, est quant à lui déçu par ce jugement : "Nous étions confiants avec les décisions précédentes, qui de plus comportaient un aspect de progrès social, puisqu'elles fixaient des obligations des entreprises à l'égard des salariés et de leurs représentants. De plus, nous nous attendions à une décision plus bienveillante de Nanterre. Là, nous nous sentons plutôt incompris".

L'intersyndicale CFE-CGC, CFDT, CFTC, CGT et FO a également publié un communiqué de presse (lire en pièce jointe) où elle regrette ce dernier jugement, et ajoute que le tribunal se fonde "sur la non détention de 0,1% du capital de SUEZ par Veolia le tribunal justifie la non prise en compte de l’avis des salariés". 

Le CSE de Suez doit se réunir vendredi prochain. Avec sans doute une ordre du jour chargé par cette nouvelle décision...

 

Marie-Aude Grimont
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