L'amiante est à l'origine de maladies et cancers professionnels et de nombreux décès de salariés. Mais les affaires d'Eternit, sur plusieurs sites en France, et de Ferrodo-Valeo, à Condé-sur-Noireau (Calvados), ne peuvent donner lieu à un procès pénal, décident les magistrats instructeurs. Avocats et associations de victimes dénoncent la volonté de l'Etat et de la Justice "d'enterrer" ces affaires et font appel de cette décision. Certains lancent une procédure inédite sous la forme d'une citation directe.
Matériau toxique longtemps employé en France sans grande prudence, que ce soit pour être mélangé au ciment (Eternit) ou pour la fabrication de plaquettes de frein et disques d'embrayage (Ferrodo-Valeo) du fait de ses qualités isolantes, l'amiante provoque, par l'inhalation de ses fibres, de nombreuses maladies comme le cancer de la plèvre, ou mésothéliome (lire notre article sur un livre évoquant la bataille syndicale pour de meilleures protections à l'usine de Condé-sur-Noireau).
La dangerosité de l'amiante, qui a été interdite en France début 1997, est donc attestée. L'Andeva, l'association nationale de défense des victimes de l'amiante, estime à plus de 100 000 le nombre de décès provoqués par ce matériau. "C'est un cancérogène sans seuil d'innocuité dont les effets toxiques sont à l'oeuvre dès les premières expositions", la maladie n'étant pas provoquée par "un événement ponctuel" mais par "un processus d'accumulation des fibres inhalées tout au long de la période d'exposition", rappelle l'Andeva.
Pourtant, c'est bien au nom de "l'impossibilité de dater l'intoxication des plaignants" victimes de l'amiante que les magistrats qui instruisent la plainte contre X, déposée en 1996 pour empoisonnement, coups mortels, homicide involontaire et non assistance à personne en péril, viennent de rendre une surprenante ordonnance de non-lieu dans l'affaire Ferrodo-Valeo, les dirigeants des usines concernées n'étant donc plus mis en examen.
Pour fonder leur appréciation, les juges s'appuient sur l'expertise de 72 pages réalisée en 2016-2017 à leur demande par deux professeurs et un docteur (1). Ces spécialistes énumèrent les maladies dont le lien de causalité avec l'amiante est scientifiquement établi. Il s'agit :
- de l'asbestose (fibrose pulmonaire);
- de plaques pleurales ou péricardiques (fibrose pleurale);
- de pleurésie exsudative bénigne ou épanchement pleural (liquide dans la cavité pleurale);
- d'épaississements pleuraux (forme de fibrose pleurale mois fréquente);
- du cancer bronchique;
- de mésothéliome et autres tumeurs pleurales primitives;
- du cancer du larynx;
- du cancer de l'ovaire.
Ils ajoutent que la cause environnementale (c'est-à-dire extérieure au travail) ne peut pas être écartée pour ces pathologies et que la période de latence, c'est-à-dire le délai entre l'exposition et le diagnostic, est très longue, supérieure à 15 ans dans la quasi-totalité des cas, mais pouvant aller jusqu'à 40 ou 60 ans pour le cancer de la plèvre, par exemple, une maladie quasiment toujours fatale (sans traitement, précisent ces médecins, le décès intervient 4 à 8 mois après le diagnostic).

Surtout, à la question suivante posée par les juges ("préciser s'il est possible de déterminer, au moment du diagnostic, la date à laquelle la personne a été intoxiquée par les fibres d'amiante, et dans l'affirmative indiquer avec quel degré de précision"), question que les associations de victimes jugent non pertinente au regard de la nature des maladies de l'amiante, les experts répondent qu'il est impossible, quand est connu le diagnostic d'une pathologie à l'amiante, "d'en déduire avec précision ni le moment de l'exposition à l'origine de la maladie, ni le moment de la contamination". Les experts écrivent toutefois que la reconstitution de l'histoire professionnelle du salarié "peut donner des indications quant à la date probable de l'exposition".
Les experts considèrent enfin qu'il est possible d'estimer à l'échelon de la population des possibilités de survenance des maladies professionnelles consécutives à une exposition à l'amiante, mais cela ne peut pas être d'une "précision absolue". En revanche, ils jugent que cette estimation "n'est pas possible à l'échelon individuel".
De cette expertise, les juges déduisent l'impossibilité de réunir des éléments constitutifs des infractions d'homicide et de blessures involontaires, faute d'avoir mené des "investigations poussées" pour établir avec certitude un lien de causalité "entre une faute imputable à une personne déterminée et le dommage subi par le plaignant". Et comme il paraît "impossible de dater l'intoxication des plaignants", alors que ceux-ci indiquent avoir été exposés sur une période comprise entre 1952 et 2007, les juges déclarent impossible "de déterminer qui était aux responsabilités au sein de l'entreprise où les plaignants étaient exposés au moment de leur intoxication et quelles réglementations s'imposaient à cette date inconnue" (2).
En outre, contrairement au droit de la sécurité sociale, la date de la simple exposition ne peut pas être, selon eux, retenue en droit pénal, car elle ne caractérise qu'un risque, et non une certitude, de contracter une pathologie. Les juges concluent donc, comme le parquet, à l'impossibilité de poursuivre leur instruction. Ils prononcent un non-lieu à l'égard des personnes mises en examen.

Après 21 ans d'enquête, des centaines d'auditions, de confrontations, de perquisitions, de saisie, et d'expertises, ce raisonnement juridique constitue une "injustice" et un "scandale majeur", réagit l'Andeva. Il paraît surtout peu solide au mathématicien Michel Parigot, qui préside le Comité antiamiante Jussieu et l'association de victime de l'amiante et autres polluants (AVA). "C'est le processus d'accumulation qui provoque les maladies liées à l'amiante, comme les fibroses, et il est donc absurde de vouloir trouver, comme dans l'affaire du sang contaminé, une date d'intoxication qui signerait le début d'une maladie", observe-t-il. Et il est pénalement possible, soutient-il, d'attribuer au moins une co-responsabilité aux personnes responsables de cette exposition puisqu'il est avéré que toute période d'exposition sans protection à l'amiante engendre par exemple une asbestose. Et Michel Parigot de dénoncer au passage l'absence d'investigations nouvelles conduites par les juges depuis 2013 dans les deux affaires, suite au départ de Marie-Odile Bertella-Geffroy, la magistrate qui s'était spécialisée dans le dossier de l'amiante.

Michel Ledoux, l'avocat de l'Andeva et de l'Aldeva (association de victimes de Condé-sur-Noireau), partage ces critiques. "Dans les maladies de l'amiante, il est absurde de parler de contamination, il s'agit de périodes d'exposition. C'est l'accumulation dans le temps des fibres dans le poumon qui déclenche, à un moment qu'on ne peut pas dater, la maladie. C'est si vrai que le code du travail impose aux employeurs de délivrer une attestation d'exposition aux salariés concernés, et non une attestation de contamination", nous explique-t-il. Et l'avocat de prendre cette image pour montrer que suivre le raisonnement des juges créerait un vide juridique : "Admettons qu'une entreprise disperse dans l'environnement des produits toxiques qui entraînent un développement des cancers chez les riverains. Sous prétexte qu'on ne pourrait pas dater précisément la contamination, on ne pourrait rien reprocher à l'entreprise ?!"
Il est donc incompréhensible aux yeux de Michel Ledoux de prétendre qu'on ne peut pas connaître les périodes d'exposition, car elles coïncident avec des périodes de travail connues : "A Condé-sur-Noireau, les victimes ont très souvent travaillé dans la même usine de 16 ans à leur retraite. Leur période d'exposition est donc connue, de même que l'on sait qui étaient les responsables du site sur ces périodes. L'on sait aussi que dans cette usine les règles de sécurité n'ont pas été respectées. Rien ne s'oppose donc à un renvoi devant le tribunal correctionnel".
A l'appui de sa démonstration, l'Andeva a d'ailleurs produit aux juges une note de deux chercheurs (3). La date de début d'exposition est déterminée "simplement et précisément par la date de la première embauche dans l'usine dans un des secteurs directement exposant (fabrication, maintenance, etc.) en l'absence d'un dispositif de protection efficace", écrivent-ils, en ajoutant : "La date d'intoxication est assimilée dans les pathologie sans seuil comme le cancer à la date de première exposition. La notion d'exposition cumulée, tout au long de la carrière, conduit également à considérer l'ensemble de l'exposition à l'amiante dès le début de celle-ci comme le facteur de risque de l'asbestose, des plaques pleurales et des cancers".
Une autre ordonnance de non-lieu a été rendue, le 11 juillet, dans l'affaire Eternit, à la suite des plaintes déposées de 1996 à 2006 concernant plusieurs responsables de sites (4). Le raisonnement juridique est le même, à partir de la même expertise confiée aux mêmes spécialistes. Les magistrats, compte-tenu de "l'aléa" existant dans la date des faits, jugent qu'il est impossible de conduire des investigations ciblées de nature à réunir des charges suffisantes au plan pénal pour les chefs d'homicide ou de blessures involontaires, et ils constatent "l'impossibilité de poursuivre utilement la présente information judiciaire". Là encore, c'est aussi l'avis du parquet. Les juges adressent aussi un satisfecit à Eternit : sur l'usine de Thiant, "la société (..) a bien adopté les mesures nécessaires dans le dessein de limiter l'exposition des travailleurs aux fibres d'amiante conformément aux obligations légales alors en vigueur", une affirmation qui ulcère les associations de victimes.

Enfin, dans l'affaire Eternit, les juges rappellent au passage que, si un dirigeant du groupe Eternit a été condamné à 18 ans de prison en Italie, cette décision a été annulée en cassation, et le dirigeant relaxé. La Cour suprême de cassation italienne a estimé que le délit était éteint du fait de la prescription, le dirigeant condamné ayant également insisté sur le fait que les juridictions du fond n'avaient pas vérifié le lien entre la manifestation des symptômes de l'asbestose, les périodes d'exposition et la période de gestion effectivement imputable au prévenu.
Serait-ce la perspective d'une éventuelle cassation de ce type en France, après un procès, qui aurait dissuadé les juges de tenter un renvoi en correctionnelle ? Les associations de victimes de l'amiante n'y croient pas. Elles dénoncent plutôt une volonté de l'Etat et du parquet d'enterrer cette affaire en pariant sur la longueur des procédures. Pourtant, l'Etat n'a pas lieu de craindre une mise en cause de ses responsables, qu'il s'agisse des politiques ou des hauts fonctionnaires en charge de la santé publique. En effet, un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 14 avril 2015 a définitivement annulé les mises en examen de membres de l'administration de l'Etat et des décideurs publics dans plusieurs affaires (Jussieu, Dunkerque, Condé-sur-Noireau).

Les associations vont contester le non-lieu. Michel Ledoux a bon espoir de voir la décision de non-lieu infirmée, au nom du respect des règles d'hygiène, de sécurité et de santé au travail qui pèsent sur les employeurs. Mais la décision pourrait n'intervenir que dans un an, sans compter les délais ultérieurs pour la tenue d'un éventuel procès car quelle que soit la décision de la cour d'appel, il y aura pourvoi en cassation, qu'il s'agisse du parquet ou des victimes. "Cela peut prendre 4 ans. D'ici là, tous les responsables seront décédés ou hors d'état de se présenter à un procès. Celui-ci ne pourra plus avoir lieu", observe Michel Parigot, président du Comité antiamiante Jussieu. L'Andeva scrutera avec un grand intérêt la décision future de la Cour de cassation : "Cette affaire dépasse le cas de l'amiante et s'applique aux propriétés intrinsèques de tout produit à effet différé qui peut avoir un effet sur la santé : va-t-on considérer que nul ne peut être mis en cause du fait de la nature de ce type de produits ?"
C'est pour éviter la perspective de longues années de procédures que l'association des victimes de l'amiante et autres polluants (AVA) a décidé de tenter, avec le cabinet d'avocats Dupond-Moretti et Vey, une voie inhabituelle. Début septembre, le comité va déposer une citation directe collective des victimes de l'amiante qui visera "les responsables nationaux de la catastrophe sanitaire de l'amiante", une allusion aux membres du comité permanent amiante (CPA), une structure accusée par les associations de victimes d'avoir constamment cherché à retarder l'émergence et l'application d'une réglementation plus rigoureuse en France sur l'amiante.

"C'est une possibilité utilisée pour des affaires simples. Là, ce sera une nouveauté car l'amiante est un dossier complexe qui se joue sur plusieurs décennies. Avec cette citation, nous devons réaliser nous-mêmes l'instruction, retrouver des documents inédits, rassembler des preuves, faire une analyse de ces pièces, bref faire le travail qui n'a pas été fait lors des instructions par les juges", nous détaille Michel Parigot. Les juges vont-ils pour autant se déclarer compétents sur une affaire par ailleurs déjà instruite ? A suivre...
Reste cette question : pourquoi vouloir à tout prix aller au pénal alors que sur le terrain civil, le combat des victimes de l'amiante a porté ses fruits (préjudice d'anxiété, cessation d'activité, indemnisation, etc.) ? Engager la responsabilité pénale des dirigeants d'entreprise, comme cela a été fait lors du procès France Télécom, est pour François Desriaux, vice-président de l'Andeva, la meilleure façon de faire progresser la prévention. "Aujourd'hui, deux millions de salariés en France restent exposés à des produits cancérogènes sur leur lieu de travail", indique-t-il en rappelant que l'Andeva a été fondé il y 23 ans "pour obtenir un procès pénal". Nous sommes sur le terrain symbolique, "très important pour les victimes et la société, nous répond de son côté l'avocat Michel Ledoux. Le droit pénal est là pour marquer des interdits".
(1) Le professeur Gérard Lasfargues, directeur général adjoint scientifique de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail, le professeur Thomas Similowski, médecin spécialiste en pneumologie à la Pitié-Salpétrière, le docteur Jacques Pralong, médecin chef de clinique, spécialiste en pneumologie et en médecine du travail là l'institut universitaire romand de santé au travail de Lausanne (Suisse).
(2) Quelques rappels : en 1945, l'asbestose est reconnue comme maladie professionnelle; en 1947 est mise en place une surveillance spéciale des travailleurs de l'amiante; en 1975 il est interdit aux moins de 18 ans de travailler l'amiante; en 1976, le mésothèliome est reconnu comme maladie professionnelle; en 1977 est fixée pour la première fois une valeur limite d'exposition professionnelle (VLEP) de l'amiante (2 fibres/cm3 par jour), une valeur qui est abaissée en 1996 (0,1 fibre par cm3) et, enfin, un décret du 24 décembre 1996 interdit l'usage de l'amiante sous toutes ses formes.
(3) Note du 6 septembre 2017 de Christophe Paris, du CHU de Rennes, et David Vernez, directeur de l'institut universitaire romand de santé au travail de Lausanne.
(4) Selon l'Andeva, pas moins 147 décès dus à des maladies de l'amiante ont été recensés dans l'usine de Paray-Le-Monial/Vitry-en-Charollais d'Eternit, l'un des sites incriminés dans cette affaire, les autres étant Thiant, Albi, Rennes Saint Grégoire, Triel.
► Sur les dangers de l'amiante et les environnements de travail toxiques, lire notre article du 31 août 2017 : "Le syndicalisme d'entreprise analysé au prisme de l'amiante"
Des cas de cancers de la plèvre toujours plus nombreux, des demandes de reconnaissance de maladie insuffisantes |
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Les cancers de la plèvre (mésothéliomes pleuraux) sont toujours plus nombreux : la France connaît 1 100 nouveaux cas par an, indique un rapport portant sur 20 années de surveillance et publié en juin dernier par Santé publique France, l'agence de veille du ministère de la Santé. Sur 20 ans, la proportion de femmes touchées a doublé (310 des 1 100 nouveaux cas annuels). "Nombre de ces femmes ont travaillé à l'entretien de locaux", note Alain Bobbio, secrétaire national de l'Andeva, l'association de défense des victimes de l'amiante. L'enquête note une "prédominance forte des expositions professionnelles chez l'homme" avec 9 hommes exposés au travail sur 10 cas. La moitié des cas de cancers concerne des salariés du BTP, notamment des ouvriers qui interviennent sur des matériaux contenant de l'amiante. Cela n'étonne guère Alain Bobbio : "Nous estimons aujourd'hui le nombre de victimes de l'amiante à 100 000, mais il faudra réévaluer ce chiffre. Car l'amiante est un matériau cancérogène qui se dégrade avec le temps et dont la manipulation, par exemple sur les chantiers, est très dangereuse. S'il n'y a pas de politique publique très active non seulement pour le stockage mais pour l'éradication de l'amiante en place, et particulièrement dans les bâtiments recevant du public comme les écoles, nous continuerons à générer de nouveaux cas de maladies". Les maladies générées par l'exposition professionnelle à l'amiante sont inscrites aux tableaux des maladies professionnelles. Pourtant, le recours aux dispositifs d'indemnisation est jugé encore "insufifsant" : entre 2005 et 2007, plus d'une personne sur quatre atteinte du mésothéliome n'avait entrepris aucune démarche de reconnaissance en maladie professionnelle. |
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