Après le mouvement des Gilets jaunes, promouvoir les interventions sociales communautaires ?

Après le mouvement des Gilets jaunes, promouvoir les interventions sociales communautaires ?

15.03.2019

Action sociale

Sur les ronds-points, les Gilets jaunes ont fait "communauté". L'occasion pour Jean Claude Sommaire [*], qui milite pour le développement des interventions sociales communautaires, de s'interroger sur les limites des stratégies françaises de participation qui ne sont pas parvenues, ces dernières années, à faire émerger la parole des multiples "blessés de la vie".

Au-delà de revendications liées au pouvoir d’achat et d’une demande de plus grande justice fiscale et sociale, le mouvement des Gilets jaunes a exprimé un fort besoin de reconnaissance et de dignité, de la part de salariés modestes et de retraités à faibles revenus ayant en commun le sentiment de ne plus être entendus par les pouvoirs publics.

Pour cette raison, cette forme inédite de mobilisation permanente sur les ronds-points de la périphérie de nos villes, a longtemps bénéficié d’un large soutien d’une partie de l’opinion publique malgré son manque d’organisation, ses profondes contradictions internes, et les multiples violences qu’elle a engendrées lors des manifestations à répétition du samedi. C’est aussi ce qui explique que les mesures sociales significatives prises, dans l’urgence, par le Gouvernement, pour tenter de calmer cette colère, n’ont pas été en mesure de l’apaiser.

Une crise majeure dont il est difficile de prévoir l’issue

De fait, un divorce irréductible semble s’être installé entre Emmanuel Macron, élu avec la volonté d’adapter la France à une mondialisation à laquelle elle est restée largement rétive, et des Gilets jaunes qui en refusent frontalement les règles du jeu (fiscalité et profits avantageux pour les plus riches afin qu’ils puissent créer des emplois, maîtrise du coût du travail pour que les entreprises restent compétitives, réduction de la dépense publique pour ne pas accroître la dette, etc.).

Dans notre pays qui, avec l’effondrement du système soviétique, a dû faire définitivement le deuil de l’espérance socialiste et au sein duquel l’ancienne fonction consolatrice de la religion a largement disparu, la fracture, entre le « peuple » qui galère et les « élites » mondialisées qui triomphent sans retenue, semble difficilement surmontable. De plus, au-delà de leurs diverses sensibilités, beaucoup de nos concitoyens acceptent mal les abandons de souveraineté de leur pays au profit d’une Union Européenne qui leur semble acquise à la mondialisation et à la financiarisation de l’économie qu’ils rejettent.

La crise que nous vivons depuis le 17 novembre est donc une crise majeure dont il est difficile de prévoir l’issue.

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De la fracture sociale à l’archipel français

Si les événements de ces dernières semaines pouvaient difficilement être anticipés dans la forme originale qui a été la leur, il faut rappeler que le thème de « la fracture sociale » a fait son entrée dans le débat public, dès l’élection présidentielle de 1995, et qu’il n’en est plus vraiment sorti depuis.

En effet, au cours des 20 dernières années, ce sujet est revenu périodiquement dans l’actualité politique et le travail qui avait été engagé par Pierre Bourdieu, à la fin des années 90, avec « Toute la misère du Monde », a été poursuivi par divers chercheurs qui ont multiplié des diagnostics inquiétants dont les gouvernements successifs auraient dû s’alarmer.

Un quart de siècle plus tard, à l’heure des Gilets jaunes, Jérôme Fourquet, dans son dernier ouvrage « L’Archipel Français », annonce la naissance d’une nation multiple et divisée qui ne sera plus celle, une et indivisible, qui fut longtemps structurée par le référentiel commun catho-républicain. Au terme d’un bouleversement sans précédent, elle serait devenue « un archipel d’îles s’ignorant les unes les autres ».

Loi santé du 26 janvier 2016

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Sur les ronds-points les Gilets jaunes ont fait « communauté »

Depuis l’automne dernier et pendant plusieurs semaines, des « Français oubliés », qui vivaient isolés et enfermés dans leurs difficultés, ont développé de surprenants liens de fraternité sur des ronds-points devenus de véritables lieux de vie. Des retraités aux faibles retraites, des femmes seules avec enfants peinant à joindre les deux bouts, des travailleurs précaires, des artisans et des petits entrepreneurs ne parvenant plus à vivre de leur activité, s’y sont regroupés pour former plus que de simples collectifs juxtaposant des malheurs individuels.

En revêtant un gilet jaune sur ces lieux de nulle part, ces personnes, dont beaucoup s’étaient retirées du jeu démocratique, ont fait « communauté » et retrouvé ainsi un sentiment d’estime de soi et l’envie de devenir à nouveau acteurs de leur vie. La journaliste Florence Aubenas, dans une enquête pour le Monde, a bien rendu compte de cette situation quand une femme lui a confié que le fait d’avoir participé à cette forme de mobilisation avait changé sa vie.

Une interpellation pour les acteurs locaux engagés dans le développement social local et dans les interventions sociales collectives

En ce qui concerne plus particulièrement les réseaux d’acteurs qui militent, depuis longtemps, pour le développement social local et pour l’intervention sociale collective, il y a eu, dans ces événements, d’incontestables raisons de se réjouir. En effet des couches sociales qui, le plus souvent, n’étaient ni présentes, ni représentées, dans les démarches de participation citoyenne qu’ils avaient l’habitude mettre en œuvre, se sont mises en mouvement.

Toutefois la crise actuelle devrait conduire les responsables institutionnels à s’interroger, à tous les niveaux (Etat, Régions, Départements, Métropoles, Communautés d’agglomérations et Communes) sur les limites des stratégies françaises de participation, qui ne sont pas parvenues, ces dernières années, ni à faire émerger la parole des multiples « blessés de la vie » qui se sont exprimés ces dernières semaines, ni à concevoir des méthodologies d’intervention susceptibles de répondre à leurs problèmes.

Une indispensable révolution des esprits

S’il apparaît nécessaire, qu’à l’issue du Grand Débat, des mesures soient prises au plan national, dans différents domaines, il ne faut pas oublier que de nombreuses actions, pouvant améliorer concrètement la vie des gens, peuvent être construites au plan local avec le concours actif des personnes concernées.

Sur ce plan, une révolution des esprits est devenue indispensable en s’inspirant notamment d’expériences étrangères qui, dans notre pays, sont, soit ignorées, soit font l’objet de critiques idéologiques simplistes. Ainsi, largement ignorées en France, voire soupçonnées, à tort, d’encourager le communautarisme, diverses formes d’« interventions sociales communautaires » se sont développées avec succès dans le monde anglo-saxon, dans les pays émergents, et chez certains de nos voisins européens.

Ces démarches d’« empowerment » partent du principe simple que les hommes vivent au sein de diverses « communautés » de proximité (famille, quartier, village, église, entreprise, syndicat, club sportif, associations, collectifs divers et variés, etc.) et que c’est au sein de ces « communautés » qu’ils se réalisent en tant qu’individus.

Renforcer le pouvoir d’agir des groupes défavorisés

Les approches communautaires ont pour effet de renforcer le « pouvoir d’agir » des groupes défavorisés pour que leurs membres, moins isolés et plus solidaires entre eux, puissent accéder plus facilement à l’éducation, au logement, à l’emploi, à la santé, et, plus globalement, à une qualité de vie meilleure. Elles reposent aussi sur l’idée que le lien « communautaire », qui est par nature, un lien « fort », donne une plus grande capacité aux individus à prendre des initiatives qui seront bénéfiques à tous.

Ces interventions sociales communautaires peuvent être mises en œuvre auprès de « communautés » préexistantes à l’action à mener regroupant des personnes liées entre elles par le sentiment d’une commune appartenance ou par des intérêts communs. Mais il peut aussi s’agir de communautés à construire avec des individus désaffiliés qui ont été victimes de multiples ruptures, familiales, professionnelles, sociales, etc., afin de les aider à réintégrer une société dont ils se sont exclus.

C’est ce dernier type de communautés qui semblent s’être constituées spontanément, sur les ronds-points, entre Gilets jaunes.

Mettre en place, sans délai, un programme expérimental pour promouvoir les interventions sociales et le développement communautaires

En octobre dernier en présentant la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté, Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé, déclarait « Lutter contre la pauvreté, c’est chercher à rétablir un équilibre absent, une confiance rompue. C’est aider les gens en les rendant autonomes, capables de voler de leurs propres ailes quel que soit le poids du passé, quel que soit l’âge, l’état de santé, la condition sociale, les choix de vie aussi. C’est soutenir et émanciper à la fois. ».

De 2013 à 2016, une recherche-action, menée par le Séminaire pour la promotion de l’intervention sociale communautaire (SPISC), avec le concours financier de la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS), a montré toute la pertinence de ces nouvelles orientations gouvernementales.

Il faudrait maintenant franchir une nouvelle étape en mettant en place, sans délai, un programme expérimental de promotion des interventions sociales et du développement communautaires, associant l’Etat et des collectivités territoriales volontaires.

Le 12 avril prochain, les membres du SPISC vont se réunir à Paris avec les signataires de l’appel qu’ils ont lancé en juin 2018 pour faire des propositions à la ministre.

 

Jean Claude Sommaire

Administrateur de la Sauvegarde de l’enfance, de l’adolescence, et de l’adulte des Yvelines

Ex-secrétaire général du Haut Conseil à l’Intégration (HCI)

Ancien sous-directeur du développement social, de la famille, et de l’enfance au Ministère des affaires sociales

 

[*] Les propos tenus dans la rubrique "Vos chroniques" sont rédigés sous la responsabilité de leurs auteurs et n'engagent pas la rédaction.

Jean-Claude Sommaire
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