Barème Macron : la fin des contentieux ?

Barème Macron : la fin des contentieux ?

12.05.2022

Représentants du personnel

Que penser des arrêts de la Cour de cassation validant le barème Macron ? Julien Icard, professeur de droit privé à l'université Assas Paris 2, en livre une lecture critique. Il pense que ces décisions vont sans doute épuiser la contestation du barème par les juges, mais il note que le Conseil d'Etat n'a pas la même lecture sur l'effet direct que peut avoir la charte sociale européenne, ce qui pourrait avoir des conséquences pour les salariés protégés. Interview.

La Cour de cassation, dans ses arrêts du 11 mai, exclut la possibilité pour les juges saisis d'une demande de réparation d'un préjudice pour un licenciement injustifié de prendre des décisions "in concreto". Qu'est-ce que cela signifie ? 

 "In concreto", c'est la possibilité qu'aurait le juge d'écarter, pour certaines affaires, l'application du barème, le juge estimant que l'application de ce barème ne permet pas l'indemnisation adéquate du salarié par rapport à sa situation particulière, par exemple parce que le barème n'offre qu'une faible indemnisation pour les petites anciennetés alors que le préjudice peut être fort (âge ou handicap d'un salarié le pénalisant dans sa recherche d'emploi, par exemple).

Selon la Cour de cassation, l'approche concrète doit se situer dans les limites du barème 

 

Vous évoquez ici l'un des deux arrêts du 11 mai, qui traite de ce point mais sans le développer. Il nous est simplement dit ici que "l'approche concrète" doit se situer dans les limites du barème. Pour en savoir plus, il faut se reporter à la notice explicative de la Cour de cassation, qui vise l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme, article proclamant l'égalité de tous devant la loi. La Cour de casssation considère donc que l'application "in concreto" créerait une inégalité des justiciables devant la loi. L'argument peut surprendre. Le préjudice, par définition, est personnel et dépend de la situation de chaque salarié : en quoi l'appréciation au cas par cas d'un préjudice crée-t-elle une inégalité devant la loi ? 

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Ces décisions clôturent-elles définitivement le sujet du barème des indemnités pour les licenciements sans cause réelle et sérieuse, 5 ans après les ordonnances de 2017 ? En-a-t-on fini sur ce contentieux ou certains prud'hommes et cours d'appel vont-ils encore résister ? 

En tout cas, les juges seront toujours sollicités pour écarter ce barème. Le Syndicat des avocats de France (SAF) a déjà annoncé qu'il continuera de soulever l'inconventionnalité du barème. Mais je pense que les prud'hommes et les cours d'appel se plieront à la volonté de la Cour de cassation, je les vois mal reprendre le flambeau d'une éventuelle résistance. D'un point de vue institutionnel, les magistrats, en tout cas professionnels, suivront la Cour de cassation. Maintenant, il va sans doute se développer un contentieux hors barème... 

Le salarié et son conseil peuvent-ils développer de nouvelles stratégies pour tenter d'échapper à ce barème ? Lors de sa création, on a beaucoup évoqué la possibilité de viser le harcèlement, par exemple...

Toutes les hypothèses visant des atteintes à une liberté fondamentale, pour lesquelles le barème ne s'applique pas, vont sans doute être exploitées au maximum. Je pense au harcèlement, mais aussi au lanceur d'alerte, à la liberté d'expression...Il faudra voir si des stratégies visant à dissocier le préjudice de la perte d'emploi elle-même, et donc du barème, vont être employées : un salarié pourrait plaider qu'il a subi un préjudice non lié à son licenciement, mais tenant aux circonstances de la rupture, type circonstances brutales ou vexatoires de la rupture. 

La Cour de cassation a dit par avance que l'avis que doit rendre le CEDS (comité européen des droits sociaux) ne serait pas contraignant, alors que la CGT et FO soutiennent que cet avis peut contraindre le gouvernement français à revoir sa législation. Qu'en pensez-vous ? 

La Cour de cassation nous dit en effet que la décision à venir du CEDS ne changera rien puisqu'elle considère que l'article 24 de la charte sociale européenne (nldr : sur le droit à une indemnité adéquate) n'est pas d'effet direct. Autrement dit, un justiciable ne peut pas invoquer la méconnaissance de cet article dans un litige en France. Cela rejoint la position qu'avait déjà prise l'assemblée plénière de la Cour de cassation il y a trois ans. C'est assez discutable, mais cela neutralise par avance tout débat à ce sujet. Certes, la Cour de cassation admet que l'article 10 de la convention 158 de l'Organisation internationale du travail (OIT) puisse être invoqué, mais elle ajoute que le barème est conforme à cette convention. A ce sujet, la Cour de cassation procéde davantage à une analyse du système d'indemnisation que du barème.

Pour la Cour, l'idée de réparation est bien respectée puisque le barème ne s'applique pas pour certains motifs. Mais l'ampleur du préjudice ne dépend pas toujours de la cause  

 

 

C'est assez habile. Elle soutient que le barème ne s'applique déjà pas dans toutes les situations et que dans les hypothèses les plus graves, le justiciable est déjà hors barème. Autrement dit, le législateur français a donc bien mis en oeuvre cette idée de réparation appropriée. C'est exact, mais un point important doit être souligné : la cause n'est pas forcément en lien avec la gravité du préjudice. Un salarié ayant peu d'ancienneté qui se voit privé de son emploi alors qu'il est limité dans sa capacité à en trouver un autre fait face à un préjudice important. J'observe que cette question de l'application directe d'un texte international se pose depuis des années pour l'application des directives européennes.

Quel rapport avec les directives ?

Quand un salarié sollicite l'application d'une directive européenne, il peut n'obtenir gain de cause que pour les litiges "verticaux", c'est-à-dire ceux qui l'opposent à l'Etat ou à une entreprise publique (type RATP) ou à une entreprise privée chargée d'un service public. Dans ces cas-là, une directive peut être directement invoquée. Mais si le litige est purement "horizontal" (un salarié face à une entreprise de droit privé), le salarié ne peut pas invoquer la directive. On retrouve ce débat à propos de la charte sociale européenne. Dans sa décision récente, la Cour affirme que la charte européenne n'a pas d'effet direct entre particuliers, ce qui laisse ouverte la possibilité pour un salarié du public de soutenir que son litige n'est pas privé mais "vertical". Autrement dit, on en viendrait à n'appliquer le barème que pour les salariés du privé, mais les salariés du public pourraient en être exclus si le barème était jugé incompatible avec la Charte sociale. Mais cela n'est qu'un tout petit aspect des choses. 

Cela vous paraît donc irréaliste de miser sur le CEDS pour tenter de faire échec au barème ?

Je ne suis pas devin, mais cela ne m'étonnerait pas que le comité européen des droits sociaux (CEDS) considère, comme il l'a fait pour les barèmes finlandais et italien, que le barème français est contraire à l'article 24 de la charte européenne des droits sociaux.

Si le législateur français ne veut pas bouger, il ne bougera pas 

 

Mais même s'il le disait, la chambre sociale de la Cour de cassation a fait en sorte que cela ne puisse pas être utilisé. La seule chose qui peut être évoquée, c'est la violation par la France de ses engagements internationaux, l'idée étant de la conduire à revoir la loi. Mais si le législateur français ne veut pas bouger, il ne bougera pas. Il y a toutefois un autre point intéressant. En 2014, le Conseil d'Etat, contrairement à la Cour de cassation, a décidé que l'article 24 était d'effet direct (Nldr : l'arrêt portait sur les chambres de métiers et de l'artisanat).

Le Conseil d'Etat pourrait avoir une approche différente, et cela pourrait concerner les salariés protégés 

 

 

C'est une sacrée différence d'analyse ! Si le CEDS considérait le barème Macron non conforme à l'article 24, le Conseil d'Etat pourrait donc être amené à écarter éventuellement le barème. Comme le contentieux des salariés protégés va devant le Conseil d'Etat, cela pourrait amener la haute juridiction administrative à écarter le barème dans certaines hypothèses (1). Cela pourrait créer des distorsions par rapport aux autres salariés, contraires à l'idée d'égalité devant la loi. Nous sommes là vraiment devant une situation inédite.

La Cour semble approuver l'argument du législateur selon lequel la peur d'embaucher des employeurs aurait été levée grâce à la sécurisation apportée par le barème...
L'argument est en effet repris dans la notice explicative des arrêts. Selon la Cour, si on substituait au barème légal un arbitraire judiciaire avec le contrôle in concreto, on irait contre la volonté du législateur qui était de créer une forme de sécurisation de la rupture du contrat de travail. Pascal Lokiec (2) a parlé de "violation efficace de la loi" : le législateur a créé une cause réelle et sérieuse pour éviter les licenciements abusifs, mais il admet dans le même temps que l'employeur puisse calculer à l'avance le coût de la méconnaissance de cette cause réelle et sérieuse, bref le coût de la violation de la loi. 

 

(1) Ndlr : le barème d'indemnisation du licenciement sans cause réelle et sérieuse s'applique aux salariés protégés en exécution d'une décision d'autorisation ultérieurement annulée, sauf lorsque le motif de cette annulation repose sur l'existence d'un lien entre la demande d'autorisation de licenciement et les mandats exercés par le salarié ». Dans ce cas, l'article L. 1235-3-1, 5° du code du travail s'applique et l'indemnisation de 6 mois minimum de salaire est due.

(2) Professeur de droit social à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Pascal Lokiec préside l'Association française de droit du travail et de la sécurité sociale (AFDT).

 

Bernard Domergue
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