Chercheur en sciences politiques, Bruno Palier travaille aux articulations entre politique et monde du travail. Il cherche a faire émerger les sujets liés au travail dans le débat public et a coordonné en 2023 un ouvrage de près de 600 pages sur l'organisation du travail et les réalités des salariés. Il porte aujourd'hui un regard critique sur l'appréhension du travail par la classe politique et les partis de gauche, y compris le Nouveau Front Populaire.
J'y vois deux choses. D'une part, le Nouveau Front populaire (NFP) fait partie du front républicain. D'autre part, deux tiers des Français ont signifié clairement qu'ils s'opposent à l'arrivée du Rassemblement National (RN) au pouvoir. Cela a bénéficié au NFP mais aussi au camp présidentiel. Les élus NFP ont été beaucoup plus cohérents dans leur appréciation du front républicain que les Renaissance et surtout que Les Républicains (LR) qui n'ont pas participé aux désistements mais en ont bénéficié.
D'autre part, la dynamique d'unité demandée depuis longtemps par les électeurs de gauche a très bien fonctionné. Après, toute la dynamique sociale que l'on pouvait imaginer ne s'est pas exprimée, en tout cas dans les premiers jours. On a vu ensuite comme un ralentissement des perspectives de conquêtes sociales et de transformation des politiques publiques sous l'effet des divisions, des désaccords et des sorties intempestives des uns et des autres.
Représentants du personnel
Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux. Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.
Je ne peux que l'espérer ! Je travaille à faire émerger dans le débat les questions de travail car il s'agit d'un enjeu majeur : 40 % de la population travaille. Et les deux tiers rencontrent des difficultés au travail. On ne peut donc pas en réduire la portée. Ces sujets concernent aussi les jeunes qui forment les futurs travailleurs et les retraités. L'enjeu me semble donc central et en parallèle, les partis de gauche peinent à s'en saisir. François Ruffin le dit lui-même : sur les sujets du travail, il se trouve isolé, essentiellement pour des raisons de stratégie (1).
Cette situation apparaîtrait normale dans presque tous les autres pays européens continentaux sauf en Grande Bretagne. Elle semble anormale en France en raison de notre culture majoritaire d'un pouvoir exécutif fort et d'une attente passive vis-à-vis d'un chef suprême. On a quand même vanté pendant des années une Constitution qui met en place cet exécutif dominé par un Président monarque. Il sera difficile d'acquérir rapidement une autre culture. En Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique, en Autriche ou dans les pays nordiques, il serait temps de passer à la composition d'une coalition avec des accords de gouvernement.

Dans cette perspective, chaque parti expose ses priorités et fait des concessions. C'est tout l'intérêt d'une élection au scrutin proportionnel : on connaît les positions des partis et si elles ne sont pas respectées, il tombe. Nous avons plutôt l'habitude en France qu'un parti une fois au pouvoir ne gouverne pas sur la base de son programme électoral. On risque de rencontrer le même problème avec un gouvernement ne correspondant pas aux résultats électoraux.
En effet, c'est la pratique normale de la démocratie sociale : accepter des parties prenantes ne pouvant œuvrer l'une sans l'autre, avec des intérêts divergents mais qui construisent un compromis à force de négociation. Sur la protection sociale, les syndicats parviennent à construire des institutions représentant des intérêts communs, notamment leur fonctionnement optimal et leur perpétuation dans le temps. Je pense aux institutions issues du paritarisme comme les retraites complémentaires ou l'assurance chômage.
Au contraire, ils ont été irréprochables et j'avais annoncé l'issue de ce mouvement : la réforme a alimenté le vote pour le RN. Emmanuel Macron s'est trouvé seul dans sa volonté de persister malgré la mobilisation. Les syndicats en sont sortis renforcés, cela ressort des sondages du Cevipof (2). La confiance envers les syndicats a augmenté de 20 points car ils ont été capables de représenter l'ensemble de la population active dans le refus de la réforme au travers des sujets qu'ils ont portés dans l'unité : le durcissement des conditions de travail, l'absence d'écoute et de reconnaissance des travailleurs. Ils ont impulsé cette dynamique aux débuts du NFP, on les a moins entendus après en raison de la logique partisane de la campagne électorale. Mais il faut rappeler que l'imagerie historique du Front Populaire évoque la pression syndicale avec les grandes grèves de 1936 pour obtenir des conquêtes sociales.
Je l'ignore mais je suis certains que nous avons un problème de représentation. Il devient impératif de formuler les réalités du travail dans le débat public afin d'obtenir des évolutions de la part du patronat et des employeurs. J'ai été marqué pendant cette période électorale par le refus du Medef d'aborder les questions d'organisation du travail et de management.

Je peux en témoigner personnellement : lorsque j'ai publié mon ouvrage "Que sait-on du travail" (3), il a trouvé portes closes au siège du Medef. En revanche, les DRH s'y sont montrés sensibles car ils sont également devenus des recruteurs et pas seulement des licencieurs, même s'ils ne décident de ce qui se passe dans l'entreprise.
Le lien, c'est le ras-le-bol des élites couplé au mal-être au travail, plus élevé en France que dans les autres pays. Nous connaissons plus d'accidents du travail, plus de burn-out, plus de risques psychosociaux. De plus, le "lean management" domine dans une pratique verticale d'un encadrement par les chiffres. De ce fait, de nombreux salariés et faux indépendants comme les chauffeurs VTC ne se sentent ni entendus ni reconnus et victimes d'un déni, en particulier quand ils regardent leur bulletin de paie. Ils vivent donc un sentiment d'exclusion de la vie de l'entreprise comme de la vie démocratique. On rejoint ici les difficultés des partis de gauche à parler du travail et cela renvoie à la parole de François Ruffin qui évoque les activités du "care". A la fin, cette population en vient à se dire que "les seuls qui parlent de nous, c'est le RN". Il faut donc mener un travail de construction de ce sentiment partagé de situations, voire d'un sentiment de classes pour s'opposer au mépris des élites qui sont allées jusqu'à mentir sur la réforme des retraites.
Le nombre d'ouvriers et d'employés parmi les députés élus a encore baissé. Certes, ce programme évoque le travail mais il ne propose pas d'incarnation. Par conséquent, les histoires ne sont pas racontées, à part celles de la jalousie et du ressentiment qui se construit dans le monde du travail mais aussi parmi les fonctionnaires des services publics. Donc le NFP pourrait aller plus loin : ses propositions ne sont pas incarnées ni positionnées comme des conquêtes sociales. L'autre Front populaire des années trente avait quand même poussé des choses fondamentales : la négociation dans les branches, les congés payés, la semaine de 48 heures entre autres.
Sous le slogan démocratiser le travail et l'entreprise, il existe deux niveaux d'intervention : la présence dans les conseils d'administration garantit que les décisions stratégiques sont prises aussi dans l'intérêt des salariés, et pas uniquement dans ceux des actionnaires. Je défends l'idée que la stratégie française des bas coûts abime le travail, comme on le voit chez Stellantis. Si on fait rentrer les salariés au Conseil d'administration, cela influe sur ses positions. Cela garantit aussi aux employeurs que les syndicats ne se mettent pas dans une position de lutte des classes. Il existe donc un gain réciproque, c'est la démocratie sociale. En revanche, cela ne suffit pas à garantir la productivité locale des salariés, leur bien-être et donc le bon fonctionnement de l'entreprise. Il faut une parole, un dialogue professionnel des salariés sur leur propre travail.

Ensuite, le droit d'expression des salariés issu des lois Auroux n'a pas bien fonctionné car la parole n'était pas réellement libre et organisée par les managers. Les syndicats ne maîtrisant pas ce qui se passait n'ont pas forcément joué le jeu. D'autres facteurs d'explication existent : dans un monde du travail pressé, on ne prend pas le temps de l'expression. Enfin, si on ne donne pas la parole aux salariés, on finit par voir comment ils la prennent et cela finit en catastrophe, y compris pour eux-mêmes. Il vaut donc mieux les laisser s'exprimer et Laurent Berger l'a dit à de multiples reprises : les mieux placés pour parler des tâches à accomplir, ce sont les salariés. Il faut donc les convaincre par de l'action et des perspectives, pas avec des leçons de morale.
On y retrouve l'impression d'être de moins en moins entendus et écoutés puisque les élus subissent des ordres du jour de 80 points alors que les sujets de santé et sécurité sont passés à l'as, sans compter les freins à leur carrière. En revanche, c'est cohérent avec la vision de ceux qui gouvernent depuis l'ère Macron et d'une partie du patronat.

A l'Élysée, quand j'ai été reçu en juillet 2017 par les conseillers sociaux au sujet de mon ouvrage sur le monde du travail, on m'a dit clairement que les corps intermédiaires empêchent l'économie de fonctionner. On m'a dit que "le Président reste sur des problématiques d'emploi et pas de travail". Ces décisions (dont fait partie l'étatisation de l'assurance chômage) composent cette vision d'inutilité sociale et économique des partenaires sociaux. Le patronat refuse également d'échanger sur l'amélioration des conditions de travail avec les représentants syndicaux, on retrouve aussi cette vision des syndicats comme des empêcheurs de tourner en rond.
Comme l'a titré le journal Le Monde, le patronat est tenté par le vote RN. Patrick Martin, le président du Medef, a dit clairement que le programme du NFP est dangereux pour l'économie. On peut rappeler également le comportement du Medef et de la CPME pendant les négociations sur le pacte de la vie au travail. J'ai été auditionné mais les représentants patronaux étaient impatients que je termine et ont voulu remettre sur la table ce qu'ils qualifient de "vrais sujets" : l'emploi et le coût du travail. Naturellement, ils peuvent se permettre cette attitude lorsque le gouvernement accède à leurs demandes. Tant qu'ils obtiendront 200 milliards de subventions, dont 72 d'exonérations de cotisations, ils n'auront aucun intérêt à négocier avec les syndicats de salariés.
Ce n'est pas le seul nœud mais cela en fait partie. Le montant des rémunérations par rapport aux efforts investis n'est pas à la hauteur. Le salaire ne représente plus les compensations espérées. Les conditions de travail sont monopolisées par les employeurs, le travail a donc toujours été vécu comme difficile mais les syndicats négociaient des compensations sur la sécurité de l'emploi et les rémunérations. C'est d'ailleurs l'une des théories d'Alain Supiot sur le statut de salarié et l'acceptation de la subordination. Avec l'insécurisation et l'intensification du travail, sans hausse de salaires, les salariés vivent dans l'insatisfaction.
Oui, j'avais d'ailleurs rencontré Stanislas Guérini. Nous avions parlé des difficultés au travail des fonctionnaires, qu'il percevait au travers du manque d'attractivité et du défaut de candidats aux concours de la fonction publique. Il était très fier de m'expliquer qu'il avait amélioré les conditions de travail et les rémunérations des secrétaires municipales. Il mentionnait également les problèmes de management et de verticalité dans la fonction publique. On était donc bien dans ces thèmes d'organisation et de reconnaissance au travail. Mais quelques jours plus tard, il annonçait la volonté de licencier plus facilement les fonctionnaires et de supprimer leur statut. L'économie néo-classique reste dominante !
Je me lance aussi dans une deuxième phase qui s'appellera "travailler mieux" et reprendra les enquêtes des chercheurs sur ce qui fonctionne. J'aimerais mettre en avant des points relevant de véritables négociations sociales car tout ne revient pas à la loi pour de nouveaux accords de Matignon. Comme l'a dit Jacques Freyssinet (4), avec les accords de grenelle en 1969, l'emploi rentre dans le champ des négociations sociales. Désormais, il faut y faire entrer le travail. Il en va de la santé des salariés et des entreprises mais aussi de la santé de la démocratie sociale.
(1) Lire l'interview de François Ruffin publiée dans Le Monde du 10 juillet et notre compte rendu de son livre en 2022
(2) Centre de recherches politiques de Sciences Po
(3) Article L.2281-1 du code du travail : "Les salariés bénéficient d'un droit à l'expression directe et collective sur le contenu, les conditions d'exercice et l'organisation de leur travail"
(4) Économiste, chercheur associé à l'Ires, l'institut de recherche syndical
► L'ouvrage de Bruno Palier "Que sait-on du travail"
► Lire également notre article sur l'ouvage de Bruno Palier relatif aux réformes des retraites
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