Claire Jouvin, éducatrice : "on nous demande de continuer en apnée"

Claire Jouvin, éducatrice : "on nous demande de continuer en apnée"

18.01.2019

Action sociale

Notre série "En quête de sens" s'intéresse à la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs découragements et leurs enthousiasmes. Claire Jouvin a quitté en septembre son poste d'éducatrice en maison d'enfants à caractère social pour s’installer en libéral et poursuivre l’activité d’équithérapie qu’elle avait commencé à mettre en place.

Claire Jouvin a travaillé comme éducatrice de jeunes enfants (EJE) dans le champ du polyhandicap, puis comme directrice de crèche, avant d’exercer en maison d’enfants à caractère social (Mecs). Un poste qu’elle a quitté en septembre dernier pour s’installer comme EJE en libéral et poursuivre par ailleurs l’activité d’équithérapie qu’elle avait commencé à mettre en place. Déçue et heurtée par ses expériences en institution, elle raconte son sentiment de retrouver enfin sa faculté de penser et de recevoir les publics avec humanité.

Votre expérience en protection de l’enfance semble avoir été le déclencheur d’un départ de l’institution. Qu’est-ce qui a fait rupture selon vous ?

Mon parcours en institution est une succession de déceptions. Je trouve que nous fonctionnons aujourd’hui essentiellement à partir de la notion de rentabilité et c’est ce qui m’a le plus désabusée. Cela s'est du moins posé dans chacune des structures où j’ai travaillé, et j’en ai pâti à chaque fois. Mais en quelque sorte, c’est en protection de l’enfance que c’est devenu le plus insupportable. C’est triste à dire, mais dans le champ du polyhandicap, les enfants ont moins de capacité à exprimer leur malaise, ils vont pousser un petit cri de temps en temps, c’est tout. Et en crèche, les enfants sont tout petits. Alors qu’en protection de l’enfance, on ne peut pas fermer les yeux, les effets de nos pratiques sont visibles, le malaise ressort beaucoup plus, via des troubles du comportement notamment.

Quelles sont ces pratiques ?

En fait, ce qui m’a surprise dans la Mecs où j’ai travaillé, c’est qu’on n’avait jamais le temps. On ne se posait pas la question de l’intérêt de l’enfant et des façons d’y répondre. Le critère essentiel était de remplir les places. Par exemple, quand on a commencé à accueillir des petits, dont certains avec des profils atypiques, dans un groupe jusqu’alors constitué d’enfants plus grands (8-10 ans), il n’y a eu aucun aménagement spécifique du cadre ni de réflexion sur qui allait s’occuper de tel nouveau jeune. Nous nous sommes retrouvés à deux éducateurs pour douze enfants âgés de 3 à 10 ans ! Comment accompagner chacun comme il en a besoin, quand les âges et les profils sont si différents ? Nous étions seulement dans le faire, pas dans le prendre soin.

Comment cela se traduisait-il au quotidien ?

Le soir, par exemple, c’était la chaîne. On demandait aux enfants d’aller se brosser les dents à 20h15, d’être tous au lit à 20h30 et nous avions 10 minutes pour dire au revoir à tous. Pour ma part, j’estime que beaucoup d’enfants ont besoin d’une histoire ou d’une chanson avant de s’endormir, donc je prenais quand même le temps, mais je recevais des remontrances de ma collègue qui me disait : « qu’est-ce que tu fais, je t’attends pour remplir le cahier, si tu passes tant de temps avec les enfants, ça ne va pas être tenable ! ». De même, il y avait une impatience vis-à-vis des enfants qui ne me paraissait pas opportune. Il est normal que certains apprentissages ne soient pas encore acquis, par définition, à leur âge, et je trouve qu’on est là pour les accompagner dans cette acquisition. Or j’ai vu des collègues gronder un enfant de trois ans qui n’avait pas enlevé ses couverts, parce que ça allait mettre l’équipe en retard. Je leur ai demandé s’ils feraient ça avec leurs propres enfants, mais ma question n’a pas eu d’écho. Soit parce que ces collègues étaient trop noyées dans ce rythme infernal, soit parce que ma question était trop violente à entendre… La question de l’affection aussi était insupportable.

En quoi ?

Les enfants, en Mecs ont besoin d’un minimum d’affection, et même si ce ne sont pas nos enfants, il faut qu’on puisse leur faire un bisou, les prendre dans les bras. Mais je me rappelle une collègue qui m’a arraché des enfants des bras. Dans cette institution, les plus anciens estimaient que ces marques d’affection étaient à éviter. À l’inverse, ils acceptaient mal que les enfants manifestent des préférences pour tel ou tel éducateur, il y avait une sorte de concurrence, ce qui sous-entendait que justement, les éducateurs n’y étaient pas insensibles ! Donc c’était assez contradictoire. Il me paraissait pourtant normal que ces enfants aient plus d’affinités pour l’un ou l’autre. Bref, il aurait fallu gommer toute affectivité, faire comme si nous n’étions plus entre humains.

Par ailleurs, j’ai vu des enfants souffrir sans être entendus. Je me rappelle une petite fille qui se plaignait de violentes douleurs. Avec une collègue, nous l’avons emmenée faire des examens somatiques qui n’ont rien montré, et l’équipe nous a dit d’arrêter d’en tenir compte, qu’elle nous faisait marcher. Alors que selon nous, cette enfant manifestait quelque chose qui n’allait pas et qu’il fallait entendre. Mais il y avait l’idée que les enfants étaient là pour se moquer de nous.

Comment avez-vous vécu cette situation ?

Au début, je me suis dit que je n’allais pas y arriver et je me suis mise en question : avais-je été mal formée pour faire ce qu’on me demandait ? J’avais l’impression que j’aurais dû être Wonderwoman ! J’ai tenté de prendre sur moi, mais cela supposait de ne pas répondre aux besoins affectifs des enfants. J’ai quand même essayé d’agir en exprimant en équipe les besoins humains des jeunes enfants – prendre le temps, recevoir de l’affection – mais on me renvoyait qu’il fallait surtout faire les choses en temps et en heure, que c’était là le professionnalisme qu’on me demandait. J’ai rapidement eu un sentiment d’oppression permanente. On est à bout de souffle dans ces structures, mais on nous demande de continuer en apnée. Le rythme de travail nous met en difficulté nous aussi, les professionnels. Travailler 13 à 14h d’affilée, ce n’est pas possible, on finit forcément par être fatigué, nerveux. Le week-end, on n’a même pas le temps de prendre une pause sur l’heure du déjeuner, car cela obligerait à laisser les enfants seuls, donc c’est très dur.

Mais là encore, quand j’ai posé la question de ce rythme, et de l’impact qu’il pouvait avoir sur notre disponibilité vis-à-vis des enfants, on m’a répondu que si je ne voulais pas de cette situation, il fallait que nous venions travailler tous les week-ends, sur des plages horaires plus courtes, plutôt qu’un week-end sur deux. Autant dire que j’ai préféré venir travailler un week-end sur deux…

Quand avez-vous décidé de vous lancer dans l’équithérapie ?

Un an avant de quitter la Mecs, j’ai pris la décision de monter une activité de médiation avec des chevaux et des poneys en parallèle de mon activité. J’avais besoin d’un nouveau souffle, et j’étais convaincue de l’utilité de cette approche pour les enfants et les adolescents. Je me suis donc formée durant mes vacances et mes week-ends libres. Le rythme était très intense, mais la formation que j’ai suivie m’a permis de rencontrer des professionnels qui partageaient mes ressentis et qui m’ont donné de l’énergie. Quand j’ai commencé ma nouvelle activité, elle m’a beaucoup apporté, je crois que ça m’a aidée à finir mon année. Je ne supportais plus de ne plus pouvoir prêter l’attention nécessaire aux cris et aux pleurs, de ne pas avoir les moyens d’accompagner les enfants correctement. Si je n’avais pas eu cette activité en parallèle, je ne sais pas si j’aurais tenu jusqu’au bout. Mon regard a tellement changé depuis septembre dernier…

Qu’est-ce qui a changé ?

J’ai retrouvé ma liberté de penser, ce que je trouve énorme. Au début, quand on quitte l’institution, on a l’impression qu’on ne va servir à rien, qu’on a tout abandonné. Mais j’ai pris le temps de lire, de me former, de réfléchir. Et aujourd’hui je me sens libre d’accompagner les enfants avec un grand panel de possibilités, en m’adaptant à chacun, et non dans l’idée qu’ils devraient rentrer dans telle ou telle case. J’ai l’impression, en une heure, d’apporter aux enfants que je reçois un regard et une intervention de meilleure qualité qu’auprès de ceux que je voyais 35 heures par semaine à la Mecs.

Après, ce qui est compliqué en libéral, c’est qu’on est seul, là où on aurait besoin d’une équipe pour nous aider à prendre du recul, car la subjectivité est inévitable. J’ai vraiment l’impression qu’on a souvent le choix, aujourd’hui, entre être dans les clous vis-à-vis de son institution en avalant un certain nombre de couleuvres (même si tout n’est pas à rejeter dans ce qui s’y fait), ou devenir le vilain petit canard, donc partir, et se retrouver un peu seul, sans garde-fous.

J’ai eu la chance de découvrir récemment une association qui propose un cadre de travail aux éducateurs en libéral, avec la possibilité de se rencontrer entre professionnels, de se soutenir et d’échanger. En outre, l’association met en relation le professionnel et la famille et se charge de l’aspect gestionnaire, ce qui permet de se concentrer sur la relation éducative. Bref, d’avoir certains avantages de l’institution sans les inconvénients. Je vais me saisir de ce réseau pour pouvoir être créative sans pour autant me sentir seule dans mon nouveau cadre d’exercice.

 

Vous souhaitez témoigner de votre parcours personnel, faites-le nous savoir à l'adresse suivante : tsa@editions-legislatives.fr, et la rédaction vous recontactera.

 

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Propos recueillis par Laetitia Darmon
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