Dialogue social sur l'IA : les recommandations que la commission adresse à la DGT

Dialogue social sur l'IA : les recommandations que la commission adresse à la DGT

14.03.2024

Représentants du personnel

Le rapport établi par la commission sur l'intelligence artificielle (IA) installée par Elisabeth Borne en août 2023 a été remis le 13 mars au président de la République. Le document public s'accompagne d'une partie non publique, plus intéressante, destinée à la direction générale du travail (DGT), avec des recommandations détaillées précisant les modalités possibles des mesures envisagées. Y figurent l'idée d'un accord national interprofessionnel (Ani) sur l'IA ainsi qu'une évolution du code du travail en l'absence d'une appropriation par les entreprises de l'information-consultation du CSE sur l'IA.

L'objet du rapport remis hier matin au président de la République est vaste : ses recommandations visent à positionner la France comme un acteur clé en intelligence artificielle (IA), via des mesures favorables à l'innovation et un nouveau compromis sur l'utilisation des données personnelles (lire notre encadré), afin de faire bénéficier l'économie française d'un effet potentiel important sur les gains de productivité. Mais l'idée est aussi de mobiliser le pays via un plan de sensibilisation et de formation, sans oublier l'implication des secteurs de l'éducation et de la santé (*).

Le rapport évoque également le dialogue social, parent pauvre actuellement de l'essor des IA génératives dans les entreprises (**), alors même que les spécialistes commencent à s'inquièter des effets possibles sur la santé mentale des travailleurs d'un usage massif de ces technologies, sans parler de l'impact possible sur l'emploi (lire notre article).

 Le droit à l'information et l'avis éclairé des représentants des salariés sont peu mobilisés par les entreprises

 

 

 

Dans son document final de 130 pages, la commission n'enjolive pas le tableau de la situation actuelle :

"La diffusion de l’IA sera un atout clé pour renforcer la compétitivité et l’emploi des entreprises (..) Elle ne se fera pas sans un dialogue social, basé sur la confiance réciproque, l’expérimentation et la co-construction  Pourtant, alors que les effets sur le monde du travail des précédentes vagues numériques sont profonds, les travailleurs et leurs représentants sont aujourd’hui peu associés aux choix technologiques et organisationnels sur les lieux de travail comme au plan national. Le droit à l’information et l’avis éclairé des représentants des salariés sur les transformations au travail sont en pratique peu mobilisés par les entreprises et les administrations  Cela tient à ce que l’intelligence artificielle et le numérique en général sont présentés comme des sujets techniques avant tout, que les travailleurs et les employeurs ont du mal à appréhender  Les acteurs sociaux ne sont pas assez informés ni formés à ces enjeux et à ces outils  Les directions des systèmes d’information (DSI), d’une part, et des ressources humaines et des relations sociales, d’autre part, agissent souvent en silos  La faiblesse de la co-construction peut devenir une source d’inquiétude voire de rejet pour les travailleurs et accroître le sentiment de précarité et la crainte du déclassement".

Une co-construction, mais pas d'évolution mentionnée du code du travail

Si la recommandation n°3 vise à faire du dialogue social et professionnel "un outil de co-construction des usages et de régulation des risques des systèmes d’IA", en revanche, dans le document public, on ne retrouve pas des propositions très précises. Il faut aller chercher celles-ci dans un document à part, non public, que la commission destine à l'administration.

Là où le document public  s'en tient à la nécessité d'une "co-construction", là où il énonce que les partenaires sociaux doivent être des "interlocuteurs formés et actifs dans les instances où sera discuté le déploiement de l’IA" et où il affirme que ce dialogue social technologique "doit s’insérer dans un processus itératif qui caractérise les projets d’IA", le document destiné à l'administration est plus explicite. 

 Il appelle de ses voeux la conclusion par les partenaires sociaux d'un accord national interprofessionnel (Ani) sur le numérique et l'intelligence artificielle, "afin de décliner l'accord européen de 2020 sur les transformations numériques", une option d'ailleurs poussée par le projet DialIA (***). 

Plus important encore : alors que rares sont les informations-consultations dans les entreprises sur l'IA (la CFDT banques-assurances en a dénombré 4 seulement dans son secteur), le document envisage de muscler quelque peu le code du travail au cas où la situation n'évolue pas favorablement pour les représentants des salariés.

En l'absence de progrès du dialogue social sur ce point, dit en substance la commission, il faudrait modifier l'article L. 2312-38 du code du travail afin d'y insérer explicitement une obligation de consultation avant le déploiement d'outils IA dans le recrutement, la gestion du personnel et le contrôle de l'activité des salariés, ajoute le rapport, de façon assez prudente. Certes, le document n'évoque pas l'article central du code du travail sur les nouvelles technologies ou projets d'aménagement prévoyant une information-consultation du CSE (art. L. 2312-8),mais c'est tout de même un signe fort envoyé aux employeurs. Dommage qu'il ne figure pas dans le document public (*).

La version du document destiné à l'administration est également plus explicite sur le sens du mot "itératif" (qui signifie : répété plusieurs fois) qu'on retrouve, mais non développé, dans le document final : "Lorsque les systèmes d'IA sont évolutifs, ces informations et consultations doivent être périodiques afin de permettre un dialogue social itératif", pouvait-on lire dans le rapport.

On ne retrouve pas davantage dans le document remis officiellement au président par la commission la référence au document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP). Pourtant, la commission insiste auprès de l'administration sur le fait que les partenaires sociaux peuvent déjà inclure dans ce DUERP "les risques liés au management algorithmique", le document suggérant dès lors de "clarifier les voies de recours et de rectification", tant pour les travailleurs que pour les représentants syndicaux. De petites avancées, malgré tout loin des suggestions de la commission Villani en 2018, qui  soulignait l'inadaptation des règles protectrices du travail concernant les nouvelles technologies et estimait  nécessaire une modernisation du cadre législatif. 

Le rapport public a tendance à présenter l'IA comme un moyen technique d'améliorer le dialogue social, dans le sens semble-t-il d'une simplification et d'une meilleure compréhension des enjeux:

"Des outils à base d’IA générative peuvent être développés avec les partenaires sociaux pour aider les salariés à mieux comprendre des débats techniques, qu’il s’agisse de technique informatique, financière ou juridique  Ces outils d’IA, par exemple sous la forme d’une instance simple de dialogue, pourraient intégrer une part commune à toutes les entreprises (code du travail, etc.) et une part spécifique à l’organisation dans laquelle est placé chaque travailleur (convention collective, règlement intérieur de l’organisation, etc ) et à ses représentants syndicaux  L’outil pourrait contribuer à accroître la connaissance des droits et la compréhension des transformations en cours ou encore à améliorer la préparation des réunions (conseils d’administration, comité social d’entreprise, élections des représentants…)  Lors des négociations sociales, l’IA peut aussi contribuer à analyser et exploiter d’immenses quantités des données et ainsi appuyer la négociation". 

L'enjeu de la formation 

L'autre partie du rapport définitif qui intéressera les entreprises comme les salariés et leurs représentants traite de la formation professionnelle, mais on ne peut guère parler ici d'un plan massif de formation. Pourtant, la transformation des tâches et des métiers que va entraîner la généralisation de l'IA générative support un effort global d'élévation des compétences, des salariés comme des demandeurs d'emplois, un effort chiffré à 40 millions d'euros par an dans le rapport.

Comment mener à bien ce changement ? Là encore, le document destiné aux ministères est plus explicite que le rapport définitif, car il suggère de  :

  • moderniser les classifications des certifications et des métiers utilisés par France Compétences et France Travail en insistant sur les compétences spécifiques liées à l'IA ;
  • demander aux opérateurs de compétences (Opco) "un travail prospectif paritaire pour maintenir l'employabilité des travailleurs" ;
  • former les demandeurs d'emploi (partenariat Opco, conseils régionaux et France Travail) ;
  • former les professions créatives à l'IA, etc.  

Ces recommandations vont de pair avec une meilleure anticipation des conséquences de l'IA sur le travail et l'emploi. Le document final évoque la nécessité "d'investir dans l’observation, les études et la recherche sur les impacts des systèmes d’IA sur la quantité et la qualité de l’emploi". La commission semble aller plus loin dans la version destinée aux ministères : le document évoque la création d'un observatoire sur le sujet et de commissions spécifiques auprès des ministères du travail et de la fonction publique, les partenaires sociaux y étant associés. 

La France a déjà du retard. Il faut maintenant appliquer ces recommandations 

 

 

Le fait que les recommandations détaillées destinées au ministère du travail, et à la Direction générale du travail, ne figurent pas dans le rapport public n'est-il pas de nature à inquiéter sur la suite donnée à ces propositions ? "L'essentiel est que ces recommandations soient rapidement mises en oeuvre, la France est en retard, nous devons relever ce défi", nous répond Franca Salis-Molinier, de la CFDT, qui était la seule membre de la commission qui représentait les syndicats des salariés.

 

(*) Co-présidée par Anne Bouverot, présidente du conseil d’administration de l'Ecole nationale supéreure (ENS) et Philippe Aghion, économiste professeur au Collège de France, et composée de 13 autres membres (dont une représentante de la CFDT), la commission a été installée en août 2023. Elle a auditionné 600 personnes pour aboutir à 25 recommandations comportant 250 mesures, égrenées dans un rapport de 130 pages remis hier au président de la République (lire en pièce jointe).

(**) IA générative : système d'intelligence artificielle (IA) capable de générer du texte, du son, des images ou du code en réponse à une demande (prompt en anglais). Le plus connu de ces systèmes est Chat-GPT mais le français Mistral tente de s'imposer sur ce marché.

(***) Voir aussi notre article sur l'action des syndicats pour sensibiliser et former les représentants du personnel

 

Données personnelles : un rééquilibrage entre protection et croissance ?

Le rapport semble propose une nouvelle approche concernant l'accès aux données personnelles. L'exploitation des données étant cruciale pour l'IA, le rapport suggère de réduire les délais de réponse de la Commission nationale informatique et libertés (Cnil) sur un traitement présentant des risques particuliers. Pour faire émerger "une nouvelle culture de la valorisation de la donnée qui ne porte pas atteinte à la vie privée", la commission suggère d'intégrer aux mission de la Cnil un objectif d'innovation, d'augmenter son budget et de réformer sa composition pour "en élargir la palette de compétences à l'innovation et à la recherche".

Au-delà, peut-on encore lire, "il importe de trouver la voie d’une gouvernance collective de la donnée qui pourrait, dès aujourd’hui, utiliser les marges de manœuvre juridiques sous-exploitées du RGPD (règlement général de protection des données) et, à terme, poser les jalons d’une évolution du cadre juridique qui prendrait mieux en considération l’évolution des modes d’utilisation des données".

La commission évoque l'idée de créer à titre expérimental, pour 3 ans, "un laboratoire collaboratif pour la donnée d'intérêt général avec pour missions de tester des modèles collaboratifs, altruites et efficaces, de partage de données pour l'entraînement de l'IA dans des domaines d'intérêt général, par exemple le travail, la santé ou la protection de l'environnement".

 

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Bernard Domergue
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