Discrimination, dévalorisation, sexisme et racisme au travail : le panorama inquiétant du Défenseur des droits

Discrimination, dévalorisation, sexisme et racisme au travail : le panorama inquiétant du Défenseur des droits

28.09.2018

Représentants du personnel

Selon le 11e baromètre du Défenseur des droits et de l'OIT, une personne sur quatre a été confrontée à des propos stigmatisants au travail ces cinq dernières années. Les propos ou comportements racistes, sexistes ou de dévalorisation professionnelle touchent particulièrement les jeunes femmes non blanches. Explications et réactions.

En 2016, Jacques Toubon, nouveau Défenseur des droits, avait lancé une grande enquête auprès de 5 117 personnes (coût : 600 000€) pour avoir une idée précise de la situation des discriminations en France dans le monde du travail. C'est la réexploitation de ces données pour la seule population active (soit 3 551 personnes) qui est au coeur du 11e baromètre annuel du Défenseur des droits et de l'OIT (organisation internationale du travail) présenté hier à Paris. Les déclarations des personnes interrogées, sur ce qu'elles ont vécu elles-mêmes, sur leurs perceptions et leurs représentations (comment une personne pense-t-elle être vue par les autres ?) et sur ce dont elles ont été le témoin en matière de racisme, de sexisme, de discriminations et de dévalorisation au travail, ont été passées au crible d'une analyse "intersectionnelle". Il s'agit d'analyser les formes de discriminations non pas de façon isolée mais en reliant différents facteurs comme le sexe, l'origine, le milieu social, la qualification, etc.

Propos stigmatisants au travail : 1 personne sur 4 concernée !

Le résultat montre un effet cumulatif de ces facteurs, d'autant, souligne-t-on au Défenseur des droits, que les personnes ont plutôt tendance à minimiser, donc à sous-évaluer, les faits ou comportements dont elles sont victimes. Globalement, une personne sur quatre a déjà été confrontée à des propos stigmatisants au travail ces cinq dernières années, ce qui montre, comme l'a souligné Jacques Toubon en notant que la moitié des saisines du Défenseur en 2017 ont concerné des faits de discrimination, une inquiétante persistance de ce phénomène en France.

23% des femmes disent être confrontées à des attitudes sexistes

 

Mais si l'on isole des catégories, la proportion de personnes se sentant discriminées grimpe en flèche. Pas moins d'un tiers des personnes non blanches déclarent des attitudes racistes, contre seulement 6% pour les personnes blanches. De la même façon, 23% des femmes (contre 6% des hommes) déclarent avoir été confrontées à des attitudes sexistes, et c'est aussi le cas de 24% des personnes homosexuelles, tandis que 15% des personnes ayant un handicap ou une maladie chronique rapportent des propos et comportements hostiles à leur égard et que 22% des personnes se disant de confession musulmane se plaignent de subir des propos liés à leur religion (contre 3% pour les personnes se disant chrétiennes).��

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Si l'on détaille encore davantage (voir le schéma ci-dessous), ce sont les jeunes femmes non blanches qui sont les plus exposées par des comportements stigmatisants au travail (54% des femmes de 18 à 44 ans sont concernées). Et 40% des hommes se disant perçus comme asiatiques, arabes ou métissés affirment eux-aussi avoir connu ces stigmatisations, de même que les homosexuels pour 24% d'entre-eux. Inversement, les hommes blancs de 35 à 44 ans hétérosexuels sont les moins concernés par ces comportements. Cette statistique a fait dire avec humour à Bernard Thibault, ex-secrétaire général de la CGT désormais au bureau international du travail, qu'il devait se faire du souci à titre personnel : "Je suis donc sorti du statut protecteur de l'homme blanc âgé de 35 à 44 ans !" Et le syndicaliste de faire le lien entre d'une part ces comportements inquiétants, "tant du point de vue des relations entre individus que des relations sociales qu'elles entraînent au plan collectif", et d'autre part la valorisation actuelle sur le plan politique de l'individu et de l'esprit de compétition...

Défenseur des droits

Ces phénomènes de sexisme, racisme ou stigmatisation se combinent aussi souvent à un sentiment de dévalorisation professionnelle chez les victimes (voir le schéma ci-dessous). Au cours des 5 dernières années, 57% des hommes et 54% des femmes ont eu le sentiment qu'on dévalorisait leur travail, via la sous-estimation de leurs compétences (38%) ou l'exécution de tâches ingrates 19%). Ainsi parmi les 2 368 personnes ayant rapporté au moins une attitude hostile au travail, 22% ont aussi déclaré des comportements sexistes, racistes ou liés à leur handicap ou leur religion.

Défenseur des droits

Que faire pour changer les comportements au travail ?

"Malgré l'obligation de sécurité, les employeurs peinent toujours à se saisir de ces questions. De nombreux salariés ont du mal à se faire entendre voire sont l'objet de représailles quand ils dénoncent des discriminations. (..) Il nous faut éclairer ces sujets, en disant la vérité sur ces phénomènes afin qu'une mobilisation de toutes et tous contre ces discriminations voit le jour", a lancé Jacques Toubon en faisant la publicité des fiches et guides à destination des entreprises comme des salariés et de leurs représentants

Au nom de l'association nationale des directeurs de ressources humaines (ANDRH), dont elle est la secrétaire générale, Bénédicte Ravache a dit partager ces préoccupations, avec un cadre légal qu'il faut mieux faire connaître car, a-t-elle dit, "la notion de sexisme est par exemple relativement récente". Elle a a par ailleurs estimé que même en basant une offre de recrutement sur les seules compétences exigées, c'est à dire en prenant soin d'éviter l'entre-soi ou les stéréotypes, on s'apercevait rapidement que la façon de décrire les compétences n'était pas neutre.

La question du sexisme ne doit pas être réservée aux seules femmes !

 

Enfin, la représentante de l'ANDRH a appelé les professionnels de la fonction à la plus grande vigilance à l'égard des solutions digitales "afin qu'elles ne reproduisent pas de biais sexistes". A un intervenant lui demandant pourquoi, alors que de plus en plus de femmes travaillent dans les RH, persistaient toujours ces questions de sexisme, Bénédicte Ravache a rétorqué : "Être une seule femme dans un comité exécutif ne suffit pas pour faire changer les choses. D'autre part, la question du sexisme ne doit pas être réservée aux seules bonnes femmes !".

L'OIT prépare une nouvelle norme sur la violence au travail

Yves Struillou, directeur de la DGT (direction générale du travail), a esquissé une sorte de mea culpa sur "les organisations harcelantes", une allusion aux suicides de France Télécom, en regrettant que l'inspection du travail ne soit pas intervenue plus tôt dans le dossier. Il a également souligné les plaintes émanant de parents d'apprentis maltraités voire injuriés par leurs employeurs ("bande de connards", "ferme ta gueule", etc.) et indiqué que l'inspection, pas toujours à l'aise pour instruire des dossiers dans lesquels la victime doit rester anonyme, se concentrait sur les comportements les plus violents.

Mais c'est Emmanuelle Boussard-Verrecchia, avocate spécialisée dans les discriminations, qui a rapporté l'exemple le plus édifiant. Une salariée de 35 ans vient la voir en 2010. Elle est d'origine maghrébine et est par ailleurs déléguée du personnel. Elle se plaint d'une déqualification au retour de son congé maternité. Et finit par évoquer, presque incidemment, un mail reçu de son PDG en 2006.

 La dévaluation de votre travail vous ouvre les yeux sur les autres discriminations

 

"Ce mail, c'était la fable de la cigale et de la  fourmi revisitée façon raciste, la morale étant que de araignées immigrées attaquaient la communauté", rapporte l'avocate qui s'en étonne encore : "Il lui a fallu 4 ans pour en parler !" Et Emmanuelle Boussard-Verrecchia d'en tirer cette leçon : "La dévaluation de son travail par son supérieur fait qu'on ouvre les yeux sur les autres formes de discrimination, qu'on ne supporte plus les blagues racistes qui atteignent votre dignité". L'avocate appelle représentants du personnel dans les entreprises à faire jouer leur droit d'alerte pour dénoncer ces situations. 

"Les employeurs ne sont pas les seuls concernés. En tant que salarié, vous devez aussi vous sentir concerné par un collègue discriminé", a renchéri Maria Marta Travieso, spécialiste discriminations au BIT (bureau international du travail). L'OIT (organisation internationale du travail) espère d'ailleurs achever en juin 2019, année du bicentenaire de l'organisation, une nouvelle norme sur les violences au travail, "un texte porteur de sens et assez large pour être adopté et être appliqué par tous les pays".

Bernard Domergue
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