Leader syndical du mouvement d'autogestion de l'entreprise Lip dans les années 70, Charles Piaget vient de décéder. Cette expérience, inédite en France, nous parle-t-elle encore, 50 ans après ? Que peuvent en retirer les représentants du personnel actuels ? L'interview de Guillaume Gourgues, maître de conférences en sciences politiques.
Décédé le samedi 4 novembre à 95 ans, Charles Piaget restera comme l'une des figures importantes de l'histoire sociale française. Cet employé, engagé à la CFTC puis à la CFDT (*) et enfin au PSU, fut le leader syndical du personnel de Lip, une entreprise horlogère de Besançon qui employait 1 200 salariés au début des années 70. Délégué du personnel et élu au comité d'entreprise, il porta notamment un projet d'autogestion pour sauver l'entreprise d'une restructuration comportant de nombreux licenciements, un projet qui passa par l'occupation de l'usine, et dont le sens était condensé dans cette formule : "On fabrique, on vend, on se paie". Dans la France de l'après Mai 68, ce projet fit grand bruit. En s'opposant à la simple logique du marché, à l'approche des pouvoirs publics mais aussi à la hiérarchisation syndicale, ce mouvement social revendiquait la participation des ouvriers et employés à la gestion de leur outil de travail. Nous avons demandé à un chercheur qui a travaillé sur l'histoire de Lip, Guillaume Gourgues, maître de conférences en sciences politiques à l'université Lyon 2, ce qu'on pouvait retenir de cette expérience, et quels enseignements elle pouvait apporter aux représentants du personnel d'aujourd'hui (*).
Lip, c'est une manufacture de montres à Besançon, fondée par la famille Lipmann et qui va devenir une marque très connue en France. Cette entreprise va connaître une opération de rachat par des Suisses. Après être devenus majoritaires au capital de Lip, les actionnaires suisses décident, sinon de liquider l'entreprise, du moins de la restructurer en licenciant près de la moitié du personnel en 1973. Quand les salariés de Lip, cadres et ouvriers, apprennent ce projet, ils vont déclencher un processus de contestation qui va devenir un véritable mythe dans le monde ouvrier et dans le monde syndical français. En assemblée générale, les salariés prennent plusieurs décisions importantes : l'occupation de l'usine, le redémarrage de la production, et la vente sauvage de montres produites à l'usine.

Ils vont flirter avec l'autogestion et ils vont alimenter la popularité de leur lutte autour d'un slogan devenu très populaire : "On fabrique, on vend, on se paie".
Représentants du personnel
Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux. Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.
En effet, ce qui m'a beaucoup intéressé chez Lip, au delà de cet aspect un peu romantique, c'est le type de syndicalisme qui se développe alors dans l'entreprise, et dont on trouve les prémisses bien avant 1973. Ce qui reste très marquant, avec le recul, c'est le combat économique des Lip.

C'est le refus obstiné et argumenté du dépôt de bilan et des difficultés de l'entreprise. Les syndicalistes vont autant mobiliser les salariés et la population que construire un contre-argumentaire économique avec ce qu'on appelait à l'époque des contre-propositions pour faire mentir le verdict des actionnaires suisses selon lesquels il n'y aurait pas d'autre solution que de licencier une grande partie du personnel et de restructurer l'usine. D'ailleurs, un autre slogan marquant de Lip, c'était : "Pas de licenciement, pas de restructuration et maintien des acquis sociaux".
Quel a été le rôle de Charles Piaget ?
Charles Piaget (photographié ci-dessous en 1973 à Besançon) est l'emblème d'un syndicalisme très particulier qui va se développer à Lip. Il rentre assez jeune dans l'entreprise, il n'est pas cadre, pas non plus ouvrier, il se situe dans le personnel intermédiaire. Il adhère d'abord à la CFTC, car il vient de la jeunesse ouvrière catholique (JOC) comme 90% des ouvriers de Lip de l'époque, et il rejoint la CFDT dès sa création (*). Il est très marqué par Mai 68 et constitue sa culture syndicale dans la Franche-Comté à une époque où l'industrie horlogère est plutôt organisée en petites unités de production avec un syndicalisme très peu présent et un paternalisme très affirmé, Lip étant l'exception avec 1 200 personnes sur le site de production de Palente. Charles Piaget va construire son idée du syndicalisme en rupture avec cette réalité régionale. Il est délégué du personnel, élu du comité d'entreprise et secrétaire de la section CFDT de l'entreprise, autrement dit représentant du personnel et délégué syndical.
Mai 68 était un mouvement ouvrier avec de nombreuses grèves mais très encadrées, souvent par la CGT. Lip 1973, c'est l'après Mai 68. C'est une explosion de l'imagination, de la créativité, et c'est l'émancipation d'un collectif ouvrier assez imprévisible. Il y avait des ouvriers de Lip qui avaient vécu Mai 68, mais aussi beaucoup d'ouvriers de base franc-comtois qui n'avaient pas cette expérience et qui se sont retrouvés à occuper une usine, à vendre des montres pour financer leur lutte sociale avec cette modalité auto-gestionnaire.

Lip, c'est au départ un petit conflit social mais qui va avoir une popularité extraordinaire du fait de l'audace hallucinante des ouvriers et des syndicalistes. Leur slogan, c'était : "C'est possible !" Alors que nous sommes au début de la période des grands licenciements collectifs pour motif économique du fait de la désindustrialisation française, les ouvriers de Lip refusent la fatalité des licenciements, le diktat économique porté par les détenteurs du capital et par les experts mandatés par l'Etat. Cette volonté farouche de garder un rapport salarial qui leur était favorable, et de rester unis face à l'adversité, a été le socle de leur pratique démocratique de l'occupation d'usine, et de l'organisation du personnel dans un comité d'action, un CA...
C'est une structure mouvante, en-dehors des syndicats (à l'époque avec la CFDT très majoritaire et la CGT), essentiellement composée de nombreuses femmes qui participent à la définition de la lutte, et de jeunes militants, comme la figure de Jean Raguénès. C'est un prêtre ouvrier dominicain qui travaille chez Lip depuis quelques années. Ce comité d'action va avoir un rôle clé en intégrant dans la lutte des ouvriers et ouvrières très peu présents dans les sections syndicales. La force et l'intelligence de Piaget, c'est de comprendre la nécessité de ce comité d'action...
Lip 1973, c'est l'application pratique de la vision du syndicalisme que porte Piaget, qui va incarner le mouvement car il est très charismatique. Mais dans toute la section CFDT de Lip, que ce soit Roland Vittot ou Raymond Burgy (secrétaire du comité d'entreprise de Lip, Ndlr), on partage ces idées : le syndicalisme est là pour faire exister la lutte collective, mais il n'est pas là pour la diriger, pour dire aux ouvriers ce qu'il faut faire, pour donner des ordres de début et de fin d'un mouvement social. Non, le syndicaliste est là pour animer et mobiliser les gens et les convaincre de se saisir collectivement de l'action contestataire. Cette conception du syndicalisme, on la retrouve à chaque moment du conflit Lip en 1973.
Oui, mais en 1936 les ouvriers occupent l'usine en la refermant, ce sont des occupations forteresses, pour se protéger. Alors que chez Lip, l'usine est ouverte à l'extérieur. L'entreprise s'ouvre sur la société, on invite les gens à venir, etc.
Lip est devenu un mythe, mais cela s'est mal terminé en effet. Fin 1973, les arguments économiques des ouvriers de Lip ont servi de point de départ à un projet de reprise qui est porté par le ministre de l'industrie de l'époque, Jean Charbonnel, et par Antoine Riboud, alors patron de BSN qui deviendra le groupe Danone. L'entreprise repart donc avec Claude Neuschwander comme nouveau directeur. Mais deux ans plus tard, elle est fermée par ceux qui l'avaient relancée, et qui affirment alors - ce qui est très discutable - que la reprise n'a pas fonctionné.

C'est un tournant. Antoine Riboud n'assume plus le fait d'avoir donné raison à des salariés refusant la logique des licenciements, à une époque où le gouvernement de droite essaie de gérer comme il le peut la vague de licenciements. En 1976 donc, l'entreprise est une nouvelle fois liquidée. Une nouvelle séquence d'occupation d'usine s'ouvre, mais Lip va mourir dans l'indifférence générale. Les temps ont changé et l'Etat abandonne l'entreprise. En 1977 et 1978, des projets de société coopérative voient le jour, mais ils ne surmontent pas les divisions et les problèmes. Les choses finissent donc mal.

Mais cela ne doit pas faire oublier le premier moment Lip, celui de 1973 et 1974, qui reste très fort. La proposition d'une nouvelle entreprise débouche alors sur un redémarrage de l'usine et sur la réintégration, pendant deux ans, des salariés encore présents, et ils sont encore 890 en décembre 1973, sur 1 200 à l'origine. Ce qui a tué Lip, comme l'a dit l'ancien directeur de Lip Claude Neuschwander dans le livre que nous avons écrit ensemble (**) , ce sont autant des raisons politiques qu'économiques. Certes, comme toute l'industrie horlogère, y compris suisse, Lip ne va pas bien en 1975, mais les politiques se saisissent de cette crise pour mettre fin à l'idée que les ouvriers pourraient s'opposer à leur licenciement, dans une période où les conflits sociaux qui s'inspirent de Lip se multiplient.
La conception du syndicalisme qui a été à l'œuvre chez Lip, sous l'influence de Charles Piaget, me semble toujours d'actualité. Cette conception suscitait déjà l'hostilité des confédérations dans les années 70. La CFDT voyait d'un assez mauvais oeil l'idée que les syndicalistes ne soient pas maîtres à bord en matière de conflits sociaux.

L'idée que les syndicalistes n'étaient que des leviers ou des déclencheurs d'une mobilisation qui les dépasse - ce qui était l'idée centrale de Charles Piaget - ne plaisait pas du tout à la confédération CFDT, ni à Jacques Chérèque, qui était le secrétaire général de la fédération métallurgie de la CFDT, ni à Edmond Maire, le secrétaire général de la CFDT. Je vous donne une anecdote. En 1976, Charles Piaget et sa section CFDT se mettent en tête de créer une coordination de toutes les usines en lutte en France. Quand les confédérations CFDT, CGT et FO voient cela, elles trient toutes à boulets rouges sur le projet, sur le thème : "Vous n'avez pas, en tant que syndicalistes de base occupés à mener des luttes dans votre entreprise, à vous coordonner au niveau national. Il faut passer par les confédérations". Ces débats retrouvent à mon sens une actualité avec ce qui se passe dans les CSE, dont les élus naviguent entre des impératifs légaux qui sont très lourds pour la gestion des mandats et des instances, l'activité de négociation, la conflictualité et le rapport avec les confédérations.
Charles Piaget, ça ne l'intéressait pas de mener des actions non soutenues par des mobilisations massives dans l'entreprise : une grève pour lui, c'était 1 200 personnes ou rien ! Il s'employait beaucoup à donner le primat au collectif. Mais derrière cette question du lien avec les salariés, il y avait aussi cette idée que les syndicalistes et les acteurs syndicaux sont détenteurs d'une expertise économique au sein de l'entreprise, expertise au nom de laquelle ils peuvent contester les décisions actionnariales et patronales.

Ce combat économique, on le retrouve à œuvre dans des projets de reprise d'entreprise portés par des syndicalistes comme ceux de Fralib, Hélio Corbeil ou GMK en Italie (***). Aujourd'hui, cette question de la maîtrise des données économiques par le CSE reste un point essentiel. Le fonctionnement du CSE permet-il aux représentants du personnel de s'approprier la masse d'informations économiques qu'on leur met, en principe, à disposition dans la base de données économiques, sociales et environnementale, la BDESE ?

Mon sentiment, c'est que les élus ont du mal à s'approprier et à analyser ces données. Ils paraissent aujourd'hui souvent tributaires des experts mandatés par les CSE. Les syndicalistes de Lip ont, eux, toujours été très attachés à la production d'une contre-expertise, et Lip est d'ailleurs le premier grand dossier de Syndex. Un cabinet d'expertise fondé en 1971 par des experts-comptables liés à la CFDT et qui s'est retrouvé au premier plan d'une lutte radicale, en devant produire les arguments économiques légitimant la lutte collective.
En effet, et je mène actuellement des recherches sur ce thème pour voir comment le mouvement syndical, qui s'est emparé de cette idée de contre-expertise économique, a suscité en retour une réaction politique très forte visant à empêcher les représentants syndicaux de mener à bien cette contestation du motif économique.
Même s'il a créé Agir contre le chômage en 1993 en quittant la CFDT, Charles Piaget n'a jamais varié ni changé de discours depuis 1973. Pourtant, et c'est très frappant pour un observateur comme moi, ce discours qui n'a pas varié apparaît de plus en plus comme un discours très à gauche.

Aujourd'hui, ceux qui revendiquent le plus l'héritage de Piaget, ce sont les syndicalistes de SUD : ils ont d'ailleurs fait un énorme hommage à Piaget lors des 50 ans de la lutte de Lip, et ils étaient le seul syndicat à le faire. Ils se reconnaissant dans cette philosophie du syndicalisme, dans ces idées de lien au collectif, cette manière de mener des luttes, sans donner d'ordre, avec un souci démocratique...
(*) La CFDT résulte de la scission d'avec la CFTC: en 1964, une majorité de congressistes de la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens) choisit alors la déconfessionnalisation syndicale en créant la CFDT, la Confédération française démocratique du travail (lire notre article sur les 50 ans de la CFDT).
(**) Sur l'histoire de Lip, Guillaume Gourgues a rédigé des articles intéressants. Citons : "Occuper son usine et produire : stratégie de lutte ou de survie ? La fragile politisation des occupations de l’usine Lip, 1973-1977, paru chez Cairn), et, dans la Nouvelle revue du travail, "De Lip à Michelin, le contraste de deux récits ouvriers".
Guillaume Gourgues est également l'auteur, avec Georges Ubbiali, du livre : "Écrire en luttant : les ouvriers de Lip et leur journal", Editions Syllepse, 2023, ainsi que du livre, co-écrit avec l'ancien dirigeant de Lip, Claude Neuschwander : "Pourquoi ont-ils tué Lip ? De la victoire ouvrière au tournant néolibéral", Editions Raisons d'agir, 2018.
(***) Avec Maxime Quijoux du Cnam, Guillaume Gourgues a écrit le chapitre d'un livre coordonné par Karel Yon au sujet des reprises d'entreprise par les salariés (voir ici).
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