Anticiper l’ubérisation des services à la personne, tel est le sens d’une étude commanditée par la CFTC sur les plateformes participatives. Rendue publique le 23 mai dernier, elle pose un cadre au développement d’une offre de services par internet socialement responsable.
Une croissance de 5 à 10 % annuelle, une galaxie de services à la personne : le secteur du domicile aiguise depuis toujours les appétits. Les sites internet de mise en relation entre particuliers et nounous, aides à domicile et « femmes de compagnie » se multiplient avec des fortunes diverses. Tous contribuant à court-circuiter les acteurs anciennement installés. Mais avec l’étape suivante déjà expérimentée aux Etats-unis d’une ubérisation des services à la personne, c’est-à-dire de l’organisation d’un courtage entre offreurs et demandeurs de prestations par l’intermédiaire d’une plateforme numérique, c’est jusqu’au modèle même des entreprises du secteur qui pourrait se voir remis en question.
Consciente de la nécessité d’anticiper ce mouvement, la CFTC (confédération française des travailleurs chrétiens) a confié à l’institut de recherches économiques et sociales (Ires) une étude exploratoire sur les conditions de l’apparition de plateformes collaboratives dans le champ du domicile (1). « Pour la CFTC, il importe, en effet, que les actifs qui souhaitent s’engager dans les services à la personne ne soient pas livrés au bon plaisir des plateformes et bénéficient des mêmes droits que les autres travailleurs en matière de formation, de protection sociale et de rémunération », explique Philippe Louis, président de la confédération.
Un enjeu de redistribution
Rendue publique le 23 mai dernier, cette étude part du postulat qu’une nouvelle offre « socialement responsable et économiquement viable pour les ménages » est possible, par opposition à des entreprises comme Uber et leur «��capitalisme de plateforme ». Si ces géants du numérique ont pu s’implanter en permettant à des personnes éloignées de l’emploi d’accéder à une activité, c’est en ponctionnant l’essentiel de la valeur produite par les salariés, interprète l’Ires. Or l’aide à la personne est un domaine dans lequel les rémunérations sont basses et où une part importante de la valeur ajoutée est déjà prélevée par les organisations pour leur gestion. Avec leur perspective de mise en relation plus large des offreurs et demandeurs de services, l’enjeu des plateformes collaboratives du secteur est donc « dès le départ celui de la redistribution de cette valeur ajoutée aux personnes qui travaillent. »
En forme de coopératives
Selon l’Ires, construire un modèle économique suppose alors de s’affranchir de deux écueils. D’un côté, « la dérive libérale du tout industriel, qui pousse au gré à gré et à l’auto-entreprenariat en direction des familles aisées ». De l’autre, « la dérive solidaire » qui fait du soin à autrui un domaine par essence non rentable. L’introduction du numérique au cœur même de la relation de service doit au contraire être pensée comme un moyen de « se moderniser sans s’industrialiser », mais aussi de « gagner en productivité sans céder ni à la standardisation des prestations ni à la dépersonnalisation de la relation humaine. »
La solution pourrait venir du portage des plateformes par des coopératives, du type Scop (sociétés coopératives et participatives) par exemple. À mi-chemin entre les associations et les entreprises privées classiques, celles-ci ont l’avantage de prévoir dans leurs statuts une participation démocratique des salariés, mais également des parties prenantes externes, comme les clients, les travailleurs sociaux ou les élus locaux.
Réduire les intermédiaires
Des expérimentations ont été étudiées par l’Ires pour les besoins de son étude. « Ce sont des petites structures intervenant à l’échelle du territoire, dans lesquelles les acteurs s’approprient la puissance du numérique pour pouvoir en faire un outil de développement social et solidaire, plutôt qu’un outil capitaliste conventionnel », explique Charles Stoessel, sociologue du travail et responsable de l’étude.
L’idée centrale est de réduire les intermédiaires afin que les coûts de coordination entre l’offre et la demande soient les plus faibles possibles. L’encadrement de proximité fait ainsi place à un mécanisme de « e-réputation », qui permet de noter les intervenants, de même que le signalement des incidents est laissé à l’initiative des usagers eux-mêmes. « La crainte de se voir attribuer une mauvaise évaluation en tant que client ou en tant que prestataire est supposée réduire les risques de dérives », observe l’Ires.
Un modèle pas si facile à développer
Si de telles structures pourraient représenter une alternative éthique face aux opérateurs du Net, d’importantes questions demeurent toutefois en suspens. À commencer par la relation contractuelle entre client et prestataire de service. Dans une logique de plateforme collaborative, le prestataire travaille hors de tout rapport de subordination, ne rend des comptes qu’à son client ou à une communauté de clients potentiels. Il n’est donc pas considéré comme un salarié en mandataire, mais bien comme un auto-entrepreneur. Avec les difficultés liées à ce statut, notamment en terme de garanties sociales et de formation.
Autre problème : le travail au noir. Les intervenants à domicile peuvent en effet avoir tendance à refuser de réaliser des prestations de service déclarées afin de ne pas perdre leurs droits sociaux. « Il est donc nécessaire que la puissance publique propose des minima sociaux qui ne soient pas remis en cause dès lors qu’un citoyen travaille quelques heures par mois », plaide l’Ires.
Enfin, quels services sont concernés ? Si l’Ires établit une distinction entre prestations de confort (ménage, jardinage, etc) et aides aux personnes, relevant quant à elles d’un agrément, la démarcation se fait moins évidente sur le terrain. L’essentiel des opérateurs du domicile se sont construits en sédimentant soutien à l’autonomie des personnes âgées ou handicapées, portage de repas, garde d’enfants, ménage et autres activités d’entretien. Autant de prestations solvabilisées indifféremment par un chèque emploi service universel. Rien n’assure donc que les plateformes collaboratives ne deviendraient pas à leur tour le lieu d’un brassage des services. De quoi susciter une levée de boucliers des organisations professionnelles du secteur, engagées depuis des années dans la consolidation des métiers du domicile.
La CFTC appelle à l’ouverture du débat
Face aux pistes et aux difficultés montrées dans cette étude, la CFTC en appelle à l’ouverture d’un débat entre organisations syndicales et patronales. « La numérisation, l’informatisation ou la robotisation entrainent l’émergence de nouveaux acteurs et de nouvelles pratiques, parfois en dehors des cadres légaux existants », observe la confédération, qui estime d’ores et déjà nécessaire « de revoir son approche de ces questions (...) sous un angle nouveau ».
(1) « L’informatisation des services à la personne », Charles Stoessel, IRES-CFTC, mai 2017. Confédération CFTC, 128, av. Jean Jaurès 93697 Pantin Cedex Tél. : 01 73 30 49 00
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