En rendant définitives les condamnations des dirigeants et de la personnalité morale de France Télécom dans l'affaire de la vague de suicides, la Cour de cassation a consacré la notion de harcèlement moral institutionnel. Quelle est la portée de cette décision ? L'analyse du professeur de droit et avocat Michel Miné, titulaire de la chaire Droit du travail et droits de la personne du Conservatoire national des arts et métiers, LISE/Cnam/Cnrs).
En 2022, à propos de l'arrêt de la Cour d'appel sur France Télécom, vous estimiez que cette décision serait sans doute confirmée par la Cour de cassation et que cette jurisprudence ferait date. Vous aviez vu juste...
En effet, on pouvait s'attendre à cette confirmation, mais je dois dire qu'elle est extrêmement explicite (1), c'est un très bel arrêt ! Cette décision marque un progrès de droit à plusieurs titres. L'aspect juridique immédiat concerne bien sûr la consécration du harcèlement moral institutionnel. Cette notion fait désormais partie du droit positif. Elle ne figurait pas dans le code pénal, ni d'ailleurs dans le code du travail, mais elle figure désormais au plus haut niveau de la jurisprudence, dans un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation qui va être publié au rapport annuel des arrêts de la Cour. C'est un arrêt qui fait jurisprudence, un grand arrêt de droit pénal mais aussi de droit du travail.
Les politiques d'entreprise, nous dit cet arrêt à plusieurs reprises, doivent respecter les droits fondamentaux de la personne, et en particulier sa santé. Cet arrêt nous dit aussi que les auteurs des décisions de politiques d'entreprise qui causent la dégradation des conditions de travail, par des mesures de gestion, sont responsables sur le plan pénal, ce qui est extrêmement important. La Cour de cassation reprend la définition donnée par la cour d'appel du harcèlement moral institutionnel, mais en la retravaillant pour la préciser. Je vous invite à vous reporter au paragraphe 41 de l'arrêt, c'est le passage le plus important de cette décision.
La définition donnée par la Cour de cassation du harcèlement moral institutionnel (paragraphe 41) : "Ainsi, indépendamment de toute considération sur les choix stratégiques qui relèvent des seuls organes décisionnels de la société, constituent des agissements entrant dans les prévisions de l'article 222-33-2 du code pénal, dans sa version résultant de la loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002, et pouvant caractériser une situation de harcèlement moral institutionnel, les agissements visant à arrêter et mettre en œuvre, en connaissance de cause, une politique d'entreprise qui a pour objet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés aux fins de parvenir à une réduction des effectifs ou d'atteindre tout autre objectif, qu'il soit managérial, économique ou financier, ou qui a pour effet une telle dégradation, susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité de ces salariés, d'altérer leur santé physique ou mentale ou de compromettre leur avenir professionnel". |
C'est une réponse à un débat classique en droit du travail. Les avocats d'entreprise reprochent régulièrement aux juges de s'immiscer dans les choix de gestion de l'employeur alors que ce dernier bénéficie de la liberté d'entreprendre. Bien sûr, le juge doit respecter cette liberté d'entreprendre, mais celle-ci, comme toute liberté, s'arrête là où commence la liberté d'autrui. Et la liberté d'autrui, en l'occurrence, c'est bien la liberté de ne pas voir sa santé dégradée. Le juge doit donc respecter cette liberté d'entreprendre, qui est à l'origine une liberté individuelle reconnue ensuite aux personnes morales, et cette liberté permet d'adopter certains choix stratégiques (que veut produire l'entreprise, où veut-elle investir, etc.). Mais le juge, quand il est saisi, doit aussi faire appliquer le droit et vérifier que les décisions de l'employeur respectent les droits des salariés, à commencer par les droits fondamentaux de la personne. Les mots de l'arrêt que vous citez ("indépendamment de toute considération sur les choix stratégiques") me font d'ailleurs penser à l'arrêt Snecma du 5 mars 2008.

Dans cette affaire, le juge avait ordonné la suspension d'un projet de réorganisation du travail car il était "de nature à compromettre la santé et la sécurité des travailleurs". La chambre sociale interdisait à l'employeur de "prendre des mesures qui auraient pour objet ou pour effet de compromettre la santé et la sécurité des salariés". Nous n'étions pas ici sur le terrain pénal, mais je vois une forme de continuité dans ces deux décisions de la Cour de cassation, chambre sociale et chambre criminelle. Pour résumer, dans l'arrêt des anciens dirigeants de France Télécom, les mots sur les choix stratégiques sont là pour rappeler que le juge n'est pas là pour juger des choix stratégiques, mais pour examiner les effets des méthodes de gestion mises en œuvre dans le cadre de ces choix stratégiques.
C'est un des apports essentiels de l'arrêt. Le juge nous dit en effet que le harcèlement moral institutionnel entre dans les prévisions de l'article L.222-32-2 du code pénal (3). Sur le plan pénal, le principe de la légalité des délits et des peines commande une interprétation stricte de la loi pénale pour garantir les libertés publiques. Et lorsque se présente un élément nouveau ou une situation qui n'avait pas déjà été jugée, le juge doit alors évaluer quelle était la portée du texte pénal s'appliquant au moment des faits. Il peut donc chercher les raisons qui ont présidé à l'adoption de ce texte : quelle a été la volonté du législateur ? Le juge va pour cela procéder à une interprétation exégétique du texte en allant à la source des travaux parlementaires, eux-mêmes inspirés par les travaux d'autres institutions. Je pense à la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) qui avait rendu un avis sur le harcèlement moral le 29 juin 2000.

Le harcèlement moral institutionnel, disait la CNCDH dans cet avis, "participe d'une stratégie de gestion de l'ensemble du personnel". Autrement dit, la Commission avait cherché à examiner les diverses formes possibles du harcèlement moral : le harcèlement individuel (d'un chef de service, par exemple, qui abuse de son pouvoir), le harcèlement professionnel qu'on peut aussi appeler harcèlement managérial (un responsable qui souhaite faire partir un salarié en contournant les règles légales de licenciement, par exemple), et le harcèlement moral institutionnel. On retrouve cette formule de la CNCDH dans les travaux du Comité économique, social et environnemental (CESE) et dans les travaux parlementaires. En s'appuyant sur ces travaux qui ont présidé à l'adoption de la loi, motivés par le souhait d'adopter une définition de l'infraction la plus large possible, la Cour de cassation constate donc que le législateur a voulu protéger la communauté de travail de toutes les formes de harcèlement, quel qu'en soit le mode opératoire, et que le juge pénal peut donc condamner sur cette base. La Cour interprète la loi en conformité avec la volonté du législateur.
En effet, cette décision dépasse la définition habituelle du harcèlement moral analysé comme l'action d'une personne sur une autre. Ce harcèlement moral institutionnel peut être exercé à l'égard d'autrui. Le terme "autrui" employé dans la loi et repris dans l'arrêt est très important : il peut désigner un collectif de salariés non individuellement identifiés, qui peut donc englober toute la communauté de travail, donc tous les salariés de l'entreprise.
La chambre criminelle met en effet en lumière le rôle actif joué par plusieurs managers RH de cette politique (2). Pour mettre en œuvre la politique définie par les dirigeants, il faut en effet qu'il y ait des relais dans toutes les structures de l'entreprise, à commencer par les directions et les services des ressources humaines, qui sont jugés coupables d'avoir par leurs procédures et méthodes infusé cette politique pathogène dans toute l'entreprise, en toute connaissance de cause.

Ces personnes ont donc participé, par aide et assistance aux auteurs, à ce harcèlement moral institutionnel. Cela me semble de nature à faire s'interroger les services de ressources humaines sur ce qu'ils mettent en œuvre dans le cadre de la politique générale de l'entreprise. Ceux qui mettent en œuvre la politique de gestion du personnel sont, à mon sens, fortement invités par cet arrêt de la chambre criminelle à s'interroger sur les mesures et les méthodes employées et préconisées. Le juge constate d'ailleurs que cette politique de baisse des effectifs via le harcèlement est passée par le conditionnement lors de formations et par la rémunération, les cadres étant notés selon leurs résultats obtenus sur la déflation des effectifs.
La perspective d'une sanction pénale, avec des peines de prison, est-elle de nature à dissuader des pratiques managériales dangereuses pour les salariés ?
On peut évidemment le souhaiter, mais à vrai dire, je l'ignore. Au moins peut-on espérer que cela conduise l'ensemble de la chaîne décisionnelle d'une entreprise, depuis le dirigeant jusqu'au manager de proximité, à s'interroger. Cela dit, cette affaire me semble quand même extraordinaire : est condamné au plan pénal le dirigeant d'une entreprise du CAC40, soit l'une des sociétés les plus importantes de notre pays, et il est condamné pour des infractions en droit du travail.

C'est très rare. Rappelons que c'est aussi quelqu'un qui avait été reconnu comme "patron de l'année" en 2008, alors même que des salariés mettaient fin à leurs jours du fait de sa politique. Cette condamnation prouve qu'il n'y pas d'immunité ou d'impunité pour un dirigeant. En outre, l'entreprise, en tant que personne morale, avait également été condamnée par la décision définitive du tribunal correctionnelle. J'observe que certains prévenus plaidaient pour que ce soit la seule condamnation possible. Or le juge a décidé de condamner à la fois des dirigeants physiques et l'entreprise, ce qui représente un risque pour la réputation d'une entreprise mais aussi pour la réputation de dirigeants. Dans cette affaire qui a pris des années, les dirigeants condamnés sont aujourd'hui âgés et en retraite, mais ce type de condamnation pourrait aussi concerner des dirigeants actifs avec des conséquences pour leur carrière.
Cet arrêt peut-il être un point d'appui pour les représentants du personnel et pour les CSE qui veillent aux conditions de travail et à la santé des salariés ?
Oui, cette décision peut être un point d'appui pour tous ceux qui jouent un rôle de prévention des risques professionnels dans l'entreprise, comme les représentants syndicaux et les élus du CSE. Cet arrêt va pouvoir être utilisé dans des affaires de restructuration et de réorganisation et dans des contentieux liés à l'intensification ou au rythme de travail pour remettre en cause certaines politiques de gestion. Dans l'arrêt de France Télécom, le juge souligne que l'entreprise et ses dirigeants n'ont pas écouté ni suivi les alertes formulées par les représentants du personnel et par leurs experts indépendants, ce qui manifestait une intention de commettre l'infraction de harcèlement moral institutionnel, en ignorant les dégâts humains causés par leur politique.

En droit pénal, on a besoin en effet d'un élément intentionnel, et l'arrêt y revient à plusieurs reprises pour signifier que les dirigeants avaient bien connaissance des effets négatifs sur la santé des travailleurs des méthodes adoptées et mises en œuvre. Il est donc important que les représentants du personnel formalisent leurs alertes (procédure de danger grave et imminent, notamment), notamment dans le cadre du CSE, car cela pourra soit conduire les dirigeants à modifier leur politique, soit montrer que ces dirigeants avaient bien l'intention de commettre une infraction de harcèlement. Les représentants des travailleurs pourront aussi, sur la base de cet arrêt, insister encore davantage pour formaliser les risques identifiés et les mesures de prévention associées dans le document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP) et dans le programme annuel de prévention des risques professionnels et d'amélioration des conditions de travail (Papripact). Ces mesures doivent relever de la prévention primaire. Autrement dit, il doit s'agir de mesures qui s'attaquent aux causes des risques psychosociaux pour supprimer les risques à la source, comme le prévoit le code du travail, la loi santé au travail de 2021 et l'accord national interprofessionnel de 2020. Si ces outils de prévention avaient été mis en œuvre de manière pertinente et effective à France Télécom, nous n'aurions pas eu cette situation tragique.
(1) Pour lire cet arrêt de 23 pages, cliquez ici et ici pour notre commentaire
(2) Voir notamment les paragraphes 94, 95, 96 et 97 avec l'évocation de la notification par la DRH "aux directeurs territoriaux et aux cadres supérieurs des objectifs de départs de l'entreprise à réaliser, qui ont eu pour effet de dégrader les conditions de travail des personnels" (..) Mme (X) ne peut prétendre que le document trouvé dans l'ordinateur de son assistante, qui assigne à tous les acteurs de la chaîne managériale un nombre minimums de départs dans leurs "objectifs solidarité", constitue uniquement un document de travail sans impact concret".
(3) Tel qu'il résulte de la loi n°2022-73 du 17 janvier 2022 de modernisation sociale.
Représentants du personnel
Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux. Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.
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