Coauteur d'une étude sur l'effet des exonérations de cotisations sociales, l'économiste Frédéric Lerais dirige l'Ires (*). Nous lui avons demandé quels pouvaient être les impacts des modifications envisagées par le gouvernement, à l'occasion du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), concernant les exonérations de cotisation autour du Smic. Peut-on craindre un effet sur l'emploi ? Le salaire net de certaines classes moyennes serait-il valorisé ? Interview.
Nous devrions donc avoir en 2025 une augmentation des cotisations sociales employeurs, ce qui constitue une première depuis très longtemps ! Nous avions depuis 1993, sinon une idéologie, du moins une doctrine affirmant qu'il fallait à tout prix baisser le coût du travail, et en particulier le coût du travail peu qualifié, ou les bas salaires, afin de favoriser l'emploi. C'est donc un changement majeur sur le plan politique.
C'est un peu plus compliqué, me semble-t-il. D'abord, depuis deux ans, les exonérations des cotisations sociales ont énormément augmenté du fait des revalorisations du Smic en raison de l'inflation. Or chaque fois que vous revalorisez le salaire minimum, cela compresse la distribution des salaires vers le bas et vous bonifiez les exonérations sociales.

Par ailleurs, des personnes se trouvent bloquées longtemps au niveau du Smic, et cela provoque un malaise dans le monde salarial, avec un sentiment d'injustice devant l'absence d'évolution. Donc ce sujet a fini par être appréhendé par les politiques, avec notamment la conférence sociale lancée par Élisabeth Borne quand elle était Première ministre. C'est elle qui a demandé aux économistes Bozio et Wasmer de faire un rapport sur ce sujet, rapport qui est d'ailleurs à mon sens excellent. Ils ont eu notamment le mérite d'écouter toutes les parties, de consulter des gens très différents - c'est suffisamment rare pour être souligné. Et leur message, même s'il ne fait pas l'unanimité parmi les économistes, est très fort.
Leur conclusion, pour résumer, consiste à dire qu'il faut en finir avec la politique d'emploi peu qualifié et réviser cette politique d'exonérations de cotisations sociales ciblée sur les bas salaires. Car un employeur qui entend augmenter les salaires, actuellement, paie très cher le fait de sortir des tranches de forte exonération des cotisations : le coût marginal d'une telle augmentation, pour reprendre le jargon des économistes, est trop élevé. L'idée centrale du rapport Bozio Wasmer est donc de dire qu'il faut reprofiler les allègements de cotisation pour qu'ils aient moins d'effet négatif sur les progressions salariales. Autrement dit, éviter qu'une perte d'exonérations sociales dissuade un employeur d'augmenter les salariés, ce qui suppose d'en diminuer le montant sur certaines tranches et d'en augmenter le montant sur d'autres.

La proposition des deux économistes se fait d'ailleurs à coût constant pour l'État, et ils insistent sur le fait que l'État ne devrait pas chercher à gagner de l'argent à l'occasion de ces changements dont le but est de casser la spirale des compressions salariales en incitant au dynamisme salarial. Quelques jours après la remise de ce rapport, le gouvernement a présenté son projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) en disant qu'il s'inspire de ces travaux. Mais son projet est sensiblement différent. Que voit-on ? Une baisse du taux d'allègements des cotisations sociales au niveau du Smic de 2 points en 2025 et 2 autres points en 2026, avec un reprofilage des tranches avec une réduction des seuils d'exonération concernant les cotisations famille et maladie (**), ce qui rapporterait à l'État de l'ordre de 5 milliards d'euros. À court terme, l'État cherche d'abord à réaliser des économies, ce qui n'est pas ce que recommandait le rapport. La hausse des exonérations sur certaines tranches salariales et le reprofilage ne sont prévus qu'en 2026. Pour 2025, je ne vois aucun renforcement des exonérations de 1,2 à 1,6 Smic qui serait susceptible d'inciter à une augmentation salariale des personnes au Smic.
Mis à part des effets négatifs sur l'emploi dans certains secteurs qui emploient massivement des Smicards, comme le nettoyage par exemple, il me semble qu'il ne devrait pas y avoir d'impact important sur l'emploi. D'une part, parce qu'il s'agit de mesures de court terme, et que ce sont de grosses évolutions structurelles dans le temps qui ont des effets sur l'emploi. D'autre part, parce que dans de nombreux secteurs les salaires sont assez diversifiés, et que les entreprises bénéficieront en 2026 d'un renforcement des allègements pour ces tranches.

Les entreprises vont appréhender tout cela dans une logique globale de gestion de la masse salariale, et non pas en se focalisant individu par individu ou sur tel ou tel niveau de salaire. Elles ne vont pas se dire : "Je vais arrêter d'embaucher des Smicards parce qu'ils vont me coûter plus cher", mais plutôt réfléchir de façon globale aux conséquences de l'évolution des cotisations et des exonérations sur le coût du travail. Certaines études montrent d'ailleurs que les exonérations de cotisations sociales ne se sont pas toujours traduites par des hausses d'emplois de personnes à bas salaire. Ces baisses de cotisation ont parfois servi à augmenter les rémunérations des hauts salaires, à augmenter l'emploi des hauts salaires, à faire de l'investissement, etc.
Sur ce point, le projet du gouvernement rejoint les préconisations du rapport avec une augmentation des exonérations sur certaines tranches (entre 1,3 à 1,8 Smic). Cela provoquera-t-il une hausse des salaires nets dans ces tranches ?

Les entreprises confrontées à des difficultés de recrutement pourront en effet utiliser ces exonérations pour augmenter un peu les rémunérations et retrouver de l'attractivité, mais cela n'a rien d'automatique ! Les études, comme celle que nous avons menée avec Jérôme Gautié (voir notre encadré), montrent qu'il n'y a pas une seule stratégie pour utiliser les sommes dégagées par les exonérations. Les entreprises peuvent les réinjecter dans les salaires concernés ou dans des salaires plus élevés, elles peuvent choisir de renforcer leurs investissements ou l'emploi, ou préférer utiliser ces nouvelles marges pour réduire leurs prix si elles sont dans un marché très concurrentiel, certaines vont même les utiliser pour les dividendes, même si c'est interdit ! Éviter de décourager les augmentations salariales avec des taux marginaux excessifs, en réduisant le coût excessif d'une augmentation, me semble une bonne idée, mais cela reste un pari. Hormis deux ou trois études (***), les économistes ont d'ailleurs du mal à démontrer l'existence de trappes à bas salaires...mais cela ne signifie pas qu'elles n'existent pas ! Le pilotage par les seuils de la part des entreprises me semble une réalité lorsqu'on interroge le terrain...
Piloter par les seuils, c'est avoir conscience des seuils et en tenir compte : puisque l'exonération devient plus basse au-dessus d'1,6 Smic, et qu'elle décroche ensuite par palier à 2,2, 2,5 et à 3, nous allons éviter de franchir ces seuils. Comment ? En embauchant des personnes dont les salaires sont sous ces seuils, en évitant des augmentations salariales pour des catégories précises qui feraient franchir un seuil, en évitant sinon de former les salariés du moins de reconnaître leurs qualifications, etc. Sur les exonérations de cotisations, il y a un débat entre économistes, certains soutenant toujours qu'il faut cibler les bas salaires au nom de l'emploi. Mais le politique doit faire des arbitrages en tenant compte des enjeux sur l'emploi, mais aussi de la dynamique des salaires, sans oublier bien sûr les contraintes budgétaires.
Dès lors qu'une prime totalement exonérée de cotisations sociales n'entre pas dans la base de calcul des exonérations sociales, cela crée une incitation à privilégier cette prime plutôt qu'à augmenter le salaire de base, et c'est une forme d'optimisation fiscale, quasiment un double dividende. Donc cela me semble normal qu'une forme de rémunération telle que la PPV rentre dans l'assiette du calcul de la réduction générale des cotisations sociales. Je ne pense d'ailleurs pas que ce changement va provoquer moins de primes de partage de la valeur, mais cela va créer davantage de rentrées sociales et fiscales.
C'est un vrai problème. L'expérience du CICE (crédit d'impôt compétitivité emploi), avec une restitution devant le CE (devenu le CSE) de l'utilisation prévue du CICE, nous montre que cela n'a pas très bien marché, pour de multiples raisons, qui tiennent tant au manque de transparence des entreprises qu'à la faible appétence des organisations syndicales pour ce type de dispositif très complexe. De plus, il y avait une difficulté technique réelle pour restituer cette information car pour le faire, il faut imaginer ce qui se serait passé sans ces exonérations, sachant que les entreprises sont peu souvent mono-établissement, qu'elles font partie d'un groupe qui fait remonter le montant de ces exonérations pour le gérer de façon centralisé, etc.

Maintenant, c'est aussi un sujet dont les CSE peuvent s'emparer en mobilisant leurs experts. Lors des relèvements de Smic, nous avons vu des experts signaler au CSE que ces augmentations du salaire minimum allaient entraîner des exonérations de cotisations supplémentaires et donc donner des marges de manœuvre supplémentaires pour la politique salariale, et donc à utiliser pour négocier des augmentations. A mon sens, c'est une question qui doit être abordée dans le dialogue social et lors des négociations salariales.

En 2026, la perspective d'une plus forte exonération pour certains salaires va donner des arguments aux représentants du personnel pour demander des augmentations salariales. J'observe qu'une question est absente de ces débats, c'est celle de la négociation de branche. Dans notre étude, nous avons bien vu le discours tenu par le patronat dans certaines branches, comme l'agriculture ou l'agroalimentaire : "Nous n'allons pas augmenter les salaires alors que nous demandons justement le renforcement des exonérations des cotisations sociales". Et dans des branches il y a aussi des postures très particulières, par exemple lorsqu'une grande entreprise est mieux-disante au niveau de l'entreprise (afin notamment de recruter plus facilement), mais moins-disante au niveau de la branche, afin de s'assurer que ses sous-traitants ne leur coûtent pas trop cher...
(*) L'Ires est l'Institut de recherches économiques et sociales dont les travaux sont réalisés pour les organisations syndicales. Frédéric Lerais (Ires) et Jérôme Gautié (Université Paris 1) ont mené une étude, pour la CFDT, intitulée : "Politiques d’exonération sur les bas salaires : usages et effets potentiels", en janvier 2024.
(**) En 2025, le plafond de revenus d'activités pour les exonérations de cotisation assurance maladie (pour bénéficier de la réduction de 6 points de la cotisation) passerait de 2,5 Smic à 2,2 Smic et celui des exonérations de cotisation d'allocations familiales pour bénéficier de la réduction de 1,8 point de la cotisation) de 3,5 Smic à 3,2.En 2026, outre la réduction de 2 points du coefficient de réduction générale des cotisations (mais avec un plafond des rémunérations éligibles porté de 1,6 Smic à 3 Smic), le gouvernement prévoit de supprimer la réduction de 6 points de la cotisation d'assurance maladie et de supprimer la réduction de 1,8 point de la cotisations d'allocations familiales. Voir notre article
(***) Voir par exemple le rapport parlementaire de septembre 2023 de Marc Ferracci et Jérôme Guedj : "Une autre question essentielle est celle de la possibilité de trappes à bas salaires liées aux allègements. Sur ce sujet, les auditions et la recension des travaux scientifiques n’ont pas mis en évidence de telles trappes. Toutefois nous avons souhaité soulever lors des auditions l’hypothèse selon laquelle les exonérations sur les salaires inférieurs à 1,6 Smic, combinées à la prime d’activité dont le point de sortie est proche – 1,5 Smic – pourraient générer malgré tout des phénomènes de trappes, ou tout du moins, de ralentissement des augmentations salariales vers 1,5‑1,6 Smic. En l’absence de données exploitables pour répondre à cette question dans les délais impartis au présent rapport, nous recommandons de poursuivre la réflexion sur ce point".
Exonérations de cotisations sociales : les représentants syndicaux
et les élus de CSE manquent d'information
|
---|
Dans leur étude, réalisée en janvier 2024 pour la CFDT, portant sur les effets des politiques d'exonération sur les bas salaires, Frédéric Lerais et Jérôme Gautié soulignent que dans certains secteurs et dans certaines entreprises, ces exonérations sont appréhendées de façon très précises afin d'être optimisées sur le plan social et fiscal, avec par exemple "un pilotage des seuls". Ces exonérations ont donc des effets sur les stratégies de rémunération. Par exemple, les exonérations, peut-on lire dans l'étude, peuvent jouer comme une incitation supplémentaire "à substituer des éléments de rémunération défiscalisés à des augmentations du salaire de base, donnant lieu à une forme de « double dividende » : d’une part, le montant accordé est exonéré de cotisations sociales et d’autre part il est exclu de la base de calcul pour les exonérations bas salaire - même si ce phénomène a été atténué par la mise en place du forfait social". Les exonérations peuvent aussi jouer "comme une incitation au développement du « gris » dans certains secteurs – pratique consistant à ne déclarer qu’une partie de la rémunération, pour rester en dessous du seuil d’exonération". Pour autant, que ce soit dans la branche ou dans l'entreprise, les négociations syndicaux et les élus de CSE n'ont que peu d'informations sur la réalité de ces exonérations, la stratégie des employeurs et leurs effets. Lors de la création du CICE, une consultation du CSE avait été imposée aux employeurs sur l'utilisation de ce crédit d'impôt compétitivité emploi, fondu depuis dans la baisse générale des cotisations employeurs, consultation qui n'existe plus : "La consultation sur le CICE était imparfaite mais la disparition de l’obligation d’information-consultation au niveau des entreprises, et de l’instance dédiée au niveau national (le Cosape, comité de suivi des aides publiques aux entreprises et des engagements), laisse les syndicats assez démunis face à la question des exonérations et aux aides publiques en général". |
Représentants du personnel
Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux. Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.
Nos engagements
La meilleure actualisation du marché.
Un accompagnement gratuit de qualité.
Un éditeur de référence depuis 1947.
Des moyens de paiement adaptés et sécurisés.