Grève des journalistes à i-Télé : SDJ, IRP et syndicats, même combat ?

Grève des journalistes à i-Télé : SDJ, IRP et syndicats, même combat ?

02.11.2016

Représentants du personnel

Ce n'est pas un syndicaliste qui incarne le conflit social que connaît i-Télé (groupe Canal +) mais le président de la société des journalistes (SDJ) de la chaîne. Une SDJ soutenue par le CE et le CHSCT de l'UES Canal + qui attaquent la direction pour délit d'entrave. SDJ et syndicats, même combat ? Pas sûr...

A l'instar de LCI, BFM, franceinfo, i-Télé est une chaîne d'informations en continu (canal 16 sur la TNT). C'est une filiale du groupe Canal +, dont l'actionnaire de référence est l'homme d'affaires Vincent Bolloré (*). Depuis le 17 octobre, les journalistes de la rédaction d'i-Télé sont en grève, un mouvement social d'une durée inhabituelle dans les médias (la grève a été reconduite hier mardi) et qui inquiète jusqu'au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). La grève a été déclenchée par la décision de la direction de confier une émission, dans cette chaîne d'informations en continu, à l'animateur Jean-Marc Morandini, qui n'est pas un journaliste professionnel et qui a récemment été mis en examen pour corruption de mineurs.

Ce mouvement social s'explique aussi par d'autres raisons touchant à l'avenir de la chaîne. En effet, le groupe veut fusionner la rédaction d'i-Télé et celle du journal Direct Matin, un quotidien gratuit de Vincent Bolloré, pour créer un nouveau projet éditorial, News Factory. Pour mettre en oeuvre ce projet, i-Télé est allé jusqu'à vider les bureaux des grévistes pendant un week-end tout en s'efforçant, comme l'a rapporté le quotidien L'Opinion, de convaincre les journalistes d'accepter une rupture conventionnelle. Ceci après avoir, dans un premier temps, proposé à ceux qui étaient opposés à l'arrivée de Jean-Marc Morandini de partir en faisant jouer leur clause de conscience (**). Les journalistes réclament ainsi une garantie d'indépendance éditoriale par rapport à leur actionnaire, comme on le voit sur ce tweet exposant la position des grévistes : 

Des syndicats remplacés par une SDJ ?

Une des originalités de ce conflit qui oppose la direction aux journalistes est qu'il n'est pas conduit par des délégués syndicaux. La figure qui a émergé comme porte-parole des grévistes n'est en effet pas un délégué syndical mais le président de la société de journalistes de i-Télé, Antoine Genton, qui est l'un des journalistes présentateurs de i-Télé.

Or une société de journalistes (SDJ) n'est pas un syndicat. Son objet n'est pas le même. Le but d'un syndicat professionnel est exclusivement, dit l'article L.2131-1 du code du travail, "l'étude et la défense des droits ainsi que des intérêts matériels et moraux, tant collectifs qu'individuels, des personnes mentionnés dans leurs statuts". L'objet d'une SDJ est plus étroit et ne concerne a priori pas les intérêts matériels qui sont souvent les points les plus investis par les syndicats (salaires, conditions de travail, etc.) mais "la défense des droits moraux de ceux qui produisent l'information" (***). En effet, la SDJ vise à rassembler un maximum de journalistes ou de rédacteurs d'une rédaction dans le but de défendre leur indépendance éditoriale et de veiller au respect de la charte de déontologie des journalistes. C'est ce qui explique sans doute que les sociétés de journalistes se font surtout entendre à la faveur de crises, notamment lorsqu'il est question d'opérations de vente touchant des titres de médias, opérations qui mettent en jeu l'indépendance éditoriale.  La volonté des journalistes de défendre collectivement les valeurs de leurs métiers, des valeurs qui sont aussi des gages de la qualité de l'information que le public est en droit d'attendre, explique sans doute cette tendance à investir des SDJ plutôt que des syndicats de salariés, aux revendications plus générales.

 Les salariés ont un peu tendance à confondre les rôles entre IRP et SDJ car l'enjeu social s'est ajouté à l'enjeu éditorial

Mais justement, n'y-a-t-il pas un risque de confusion entre une SDJ et des instances représentatives, sachant que seules les organisations syndicales sont habilitées à négocier avec les directions ? Quelle peut-être l'action réelle d'une SDJ dont les représentants ne sont pas des personnels protégés ? "Les salariés ont un peu tendance à confondre les rôles. Pour une raison simple :  le mouvement a été lancé à l'origine par la SDJ pour des questions éditoriales, mais il comporte aujourd'hui une dimension sociale évidente", nous répond le journaliste Elorri Manterola, membre du bureau de la SDJ d'i-Télé. Dans une rédaction qui paraît assez peu syndiquée et qui semble mal connaître ses instances représentatives, la SDJ rassemble 190 des 250 journalistes, ce qui la place au coeur du mouvement social. "Au départ, le problème n'est pas social mais éditorial et déontologique. Le problème, c'est que depuis l'évocation d'un projet éditorial en septembre 2015, la direction n'informe ni les délégués syndicaux ni les instances représentatives", nous répond le journaliste Milan Poyet, un des porte-parole du mouvement lancé par la SDJ. Laurent d'Auria confirme ce dernier point.

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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CHSCT et CE engagent une action en référé pour délit d'entrave

Ce dernier, salarié à Canal +, est délégué syndical de "+ Libres", syndicat maison affilié à l'Unsa qui est devenu le premier du groupe et qui semble proche des positions de la SDJ (****). Les instances représentatives, organisées à l'échelle de l'UES (unité économique et sociale) de Canal +, ont engagé un référé auprès du TGI pour délit d'entrave, l'audience devant se tenir le 2 novembre. "Le CE et le CHSCT ont commencé à être consultés en septembre sur le projet de New Factory, qui pourrait regrouper I-télé et Direct matin, nous explique Laurent d'Auria. Mais l'un des problèmes, c'est que le projet est très peu clair et que Direct matin n'appartient même pas au groupe Canal + ou à Vivendi, c'est une société de Bolloré. Or le délai dont disposait le CHSCT pour rendre un avis n'a même pas expiré que la direction a commencé à organiser le déménagement des rédactions. C'est un délit d'entrave et c'est ce qui a poussé le CHSCT à engager une action en référé".

Le CE se joint à l'action en référé du CHSCT pour délit d'entrave

Le comité d'entreprise de l'UES, qui a tenu jeudi dernier une réunion extraordinaire, s'est joint à cette action. "En plein conflit, la direction a mis 10 jours pour organiser un CE extraordinaire qui ne nous a apporté finalement que très peu d'informations. Il y a quand même un extraordinaire problème de gouvernance dans cette entreprise", rapporte Françoise Feuillye, représentante syndicale + Libres au CE. Laurent d'Auria renchérit : "Vincent Bolloré n'est pas le dirigeant d'i-Télé ni de Canal + mais le président du conseil de surveillance de Canal +. Dans les faits, c'est pourtant lui le dirigeant".

A côté de la SDJ mobilisée pour défendre une indépendance et des valeurs éditoriales, les CE, CHSCT et syndicats doivent, soutient Laurent d'Auria, se préoccuper du projet économique de la chaîne, actuellement en déficit, qui déterminera l'avenir. Un avenir pour l'instance en pointillé, chacun se demandant quelle peut être la porte de sortie d'un conflit aux allures de dialogue de sourds.

Les journalistes ont lancé un mouvement très catégoriel. Ils n'ont repris aucune autre revendication

"Nous ne demandons pourtant que le minimum : avoir un directeur de la rédaction autonome, être informés des projets", a lancé vendredi, sous les applaudissements de nombreux journalistes d'i-Télé, une figure du groupe. Mais tous les syndicats ne soutiennent pas sans réserves la SDJ, pour des questions de fond mais aussi parce qu'ils ne représentent pas seulement des journalistes, mais aussi des techniciens et des salariés. Serge Trabuc, délégué syndical CFDT, douche ainsi l'enthousiasme journalistique en pointant un mouvement à ses yeux trop catégoriel qui gagnerait, selon lui, à s'élargir à d'autres thèmes : "Le problème de visibilité sur l'avenir ne concerne pas seulement i-Télé mais tout Canal +. Nous ne savons pas où nous allons alors que nous perdons des droits sportifs". Le DS CFDT ajoute que les journalistes d'i-Télé ne se sont guère mobilisés en juin 2016 contre le renvoi de 50 CDD ou lors de la grève il y a 2 ans qui dénonçait  les mauvaises conditions de travail. SDJ et syndicats, un combat différent ? "C'est toute la difficulté pour les organisations syndicales, répond Serge Trabuc. Au départ, le mouvement est parti avec l'affaire Morandini et nous avons suivi par solidarité. Mais les journalistes n'ont repris aucune autre revendication, au risque de voir des techniciens et salariés devenir moins solidaires à leur égard".

 Les journalistes n'ont pas de culture syndicale ni juridique et connaissent mal les IRP

Jean-Marc Janeau, délégué syndical CGT, apporte lui aussi un soutien très critique au mouvement lancé par la SDJ : "Nous les soutenons, bien sûr. Mais le problème fondamental, derrière le projet News Factory, est qu'un actionnaire ne représentant que 20% du capital réussisse à imposer tous ses choix", réagit-il. Le syndicaliste observe aussi que les discussions engagées par la SDJ dans les AG sont "assez décalées" par rapport à la réalité syndicale : "Pour un syndicat, travailler avec une SDJ pose un problème de fond. Ses membres n'ont pas de culture syndicale, ne connaissent pas les IRP et ont peu de culture juridique". Un différend qui illustre la difficulté d'embrasser les intérêts de différentes catégories de salariés. Journalistes et salariés de tous les métiers, unissez-vous ?!

 

(*) Vincent Bolloré est un industriel présent dans différentes activités : papier, transport, logistique, distribution d'énergie, automobiles électriques, médias, etc.

(**) La clause de conscience est une disposition propre aux journalistes professionnels. Elle leur permet de démissionner tout en bénéficiant du régime du licenciement, mais à condition que cette démission soit décidée à l'occasion d'un changement de situation juridique de l'employeur (vente ou rachat, par exemple) ou d'une modification de la ligne éditoriale.

(***) Expression utilisée par Bertrand Verfaillie dans une étude de 2008, "Sociétés de rédacteurs, sociétés de journalistes, les rédactions ont-elles une âme ?" à découvrir ici.

(****) Aux élections professionnelles de juin 2016 dans l'UES Canal +, le syndicat + Libres (Unsa) a obtenu 36% des voix, la CGT 24%, la CFDT 20,5% et la CFE-CGC 14%

Bernard Domergue
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