Devenir permanent consacre-t-il toujours la "carrière" d'un militant syndical masculin, ouvrier et vieillissant ou cette image relève-t-elle d'un cliché dépassé ? C'est à cette question que répond l'étude de Maxime Lescurieux. Le sociologue s'est penché sur le parcours et le profil des permanents de la CFDT.
On peut définir les permanents syndicaux comme les militants rémunérés pour consacrer la totalité de leur temps professionnel à des activités syndicales, que ce soit au sein d’une entreprise ou d’une structure syndicale extérieure. Ce groupe suscite peu d'études. Leur profil diffère-t-il des autres militants ? Leur accès à des fonctions de "permanent" consacre-t-il, tel un bâton de maréchal, un long parcours syndical ? Le sociologue Maxime Lescurieux répond à ces questions dans une étude pour l’Ires qui porte uniquement sur les permanents CFDT (*).
Premier élément de réponse : la population des permanents CFDT diffère quelque peu de celle des militants dans leur ensemble (voir notre infographie en fin d'article). "Ce qui m'a le plus surpris ? C'est de voir que les permanents sont une catégorie qui n'est pas homogène, elle n'est pas uniquement masculine, il y a une féminisation réelle du fait d'une volonté politique de la CFDT, et il y a aussi de plus en plus de cadres dans ce groupe, avec une diversité des profils. On peut aussi observer chez les permanents d'entreprise davantage de profils d'hommes techniciens", nous répond Maxime Lescurieux.
Les permanents sont d'abord plus jeunes. Ils appartiennent davantage aux professions intermédiaires et cadres. Et ce sont majoritairement des hommes (53%), alors que la population militante de la CFDT est plus équilibrée (51 % d’hommes, 49 % de femmes). Notons cependant que la proportion de femmes permanentes est un peu plus importante dans les structures syndicales (48 %, contre 47 % pour les permanentes d'entreprise), un effet de la volonté de féminisation lancée par la CFDT dès 1980 (**).
Dans les structures syndicales externes également, les classes populaires paraissent sous-représentées alors qu’elles sont surreprésentées dans l’entreprise.
Comment devient-on permanent syndical ? La réponse à cette question explique bien sûr les différences de profils observées chez les militants des structures syndicales et chez les militants d’entreprise.
Représentants du personnel
Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux. Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.
Le sociologue commence par isoler un mode spécifique d’accès aux permanences syndicales, qu’il nomme la filière "coupe-file", une trajectoire empruntée par 73 % des permanents étudiés dans l'enquête. Il s’agit de militants qui accèdent assez rapidement, et par le haut de l’organisation, à ces postes de permanents.
Sont par exemple concernées des femmes cadres nées après les années 70. Elles commencent à travailler vers 23 ans, plutôt dans le secteur public, et adhérent au syndicat à l’âge de 35 ans. Une adhésion tardive mais qui est suivie par une ascension rapide après des premiers mandats dès 40 ans.
"Les femmes accèdent certes plus rapidement à l’espace des permanents, mais leur temps de survie reste plus incertain (..) L’inégalité de disponibilité (..) finit par bénéficier aux hommes à moyen et long terme", décrit le chercheur.
Ce dernier cite l'exemple d'Elodie. Diplômée d'un Deug d'anglais et d'un IUP de communication, elle est en CDI dans une association quand elle est démarchée par la CFDT qui cherche un profil universitaire. Elle gère alors l'agenda du secrétaire général d'une fédération, avant de réintégrer le monde de l'entreprise pour finir par rejoindre à nouveau la CFDT quelques années plus tard, comme secrétaire confédérale cette fois, alors qu'elle n'a que 31 ans. Yohann connaît un parcours un peu différent : c'est lorsqu'il se renseigne sur ses droits que ce diplômé d'un BTS en action commerciale décide d'adhérer, avant de s'investir très activement dans des mandats, notamment dans un CHSCT. Son activisme le fait repèrer, et il devient à 34 ans permanent de son entreprise puis à 36 ans secrétaire général adjoint.
Ces promotions "coupe-file" s’expliquent aussi par le parrainage et la cooptation, "dans le prolongement d’études dans l’enseignement supérieur, de militantisme dans des organisations militantes de jeunesse comme la Jeunesse ouvrière chrétienne, la JOC (Ndlr : dont Laurent Berger, l’ancien secrétaire général de la CFDT, a fait partie), ou via la sphère professionnelle".

Il ne faut cependant pas imaginer une sélection type haut potentiels à l’anglosaxonne. C’est plutôt un repèrage "au feeling", comme le dit une responsable syndicale, qui s’opère à la CFDT. La capacité à prendre la parole, à s’intéresser aux dossiers et à s’investir - voire "à s’arracher" - est remarquée et distingue telle ou telle personnalité. Ces militants doivent donc montrer qu’ils sont armés syndicalement, ce qui passe par la fréquentation de groupes de travail, d’événements syndicaux, de formations, etc.
Aujourd’hui à la CFDT, on accède donc majoritairement par le haut, via ces coupes-files, aux postes de permanents. "La voix traditionnelle d'accès aux postes de permanents après une longue expérience syndicale à la base est devenue minoritaire.Ce n'est pas vraiment une surprise, mais l'enquête démontre les dynamiques en cours", observe Maxime Lescurieux qui pointe également une différence Paris Province dans le travail des permanents : "Le métier de syndicaliste n'est pas le même, il y a une usure plus forte chez certains permanents en province".
Pour autant, il demeure à la CFDT une possibilité d’accès "par le bas", qui récompense un engagement syndical de longue durée. Cela représenterait environ 27 % des trajectoires étudiées chez les permanents. "Ces profils mettent plus de temps à accèder à ces postes de permanents", commente le chercheur.
Ces trajectoires concernent par exemple des ouvrières, nées dans les années 1950 et 1960 travaillant dans le secteur privé, hors d’Ile-de-France.
Après des études courtes, ces femmes ont connu une période de précarité, avec chômage et périodes de CDD, tout en assumant plus tôt que les diplômées une charge parentale. C’est d’ailleurs après la naissance de leur premier enfant qu’elles décident d’adhérer au syndicat, et dix ans plus tard, d’exercer leur premiers mandats. Elles ne deviennent permanentes d’une structure syndicale qu’à l’âge moyen de 45 ans, et même de 50 ans pour celles qui deviennent permanentes en entreprise.

Suzanne est ainsi devenue DS à 36 ans, défend le personnel lors de PSE, et finit par intégrer l’interpro à 45 ans : "La cellule de reclassement m’a permis de me faire connaître dans le coin, car je travaillais avec tout le monde et en 2000 le secrétaire général de la structure interpro me propose de devenir secrétaire générale adjointe". Elle vivra alors l’intensification du travail syndical : "J’étais tout le temps d’un bout à l’autre de la région, je faisais 45 000 km par an. Il y avait beaucoup d’usure".
Ce parcours est peu ou prou aussi celui d’hommes ouvriers, marqués par leur expérience de la pénibilité, de l’instabilité professionnelle et de la désindustrialisation.

Ils adhérent à 34 ans, et prennent leurs premiers mandats avant 40 ans. Une minorité d’entre eux accèdent à des structures syndicales comme permanents. C’est le cas de Pascal, devenu permanent à 46 ans après avoir vécu la fermeture de son entreprise : il s’occupe alors des grandes négociations d’une filière en pleine restructuration, ce qui le conduit à côtoyer d’autres permanents, et de rapporter ainsi leurs différences : "J’ai des souvenirs très cruels avec des permanents parisiens qui venaient manger à la maison. C’est simple, ils ne discutaient qu’avec moi, alors que ma femme aussi était militante. Elle me disait : « C’est des sales cons. Ils me disent juste merci à la fin pour la bouffe ! »"
Ce type d’accession aux postes de permanents syndicaux, Maxime Lescurieux les qualifie de "filière locale".
Ces militants issus des classes populaires ont un engagement progressif, qui s’inscrit sur des années "jusqu’à aboutir à un âge plus avancé à une position dans l’espace des permanents". L’avantage de ces parcours est qu’ils donnent un profond ancrage aux militants, qui ont été reconnus pendant des années par les travailleurs qu’ils défendaient. Nous retrouvons ici un schéma historique d’émancipation sociale par le militantisme, qui confère aussi une forme de respectabilité et de reconnaissance sociale, dont on sait qu'il constitue un puissant moteur, avec le souci de combattre l'injustice, de l'investissement syndical.

Dans son étude, le sociologue ne pose pas la question qui fâche. Certes, on peut penser que l’accès désormais majoritaire aux postes des permanents syndicaux de personnes diplômées ayant peu milité dans leur carrière est de nature à répondre à une nécessaire professionnalisation syndicale, en fournissant aux syndicats des ressources intellectuelles indispensables au travail syndical de fond que doit accomplir une fédération ou une confédération, constamment sollicitées en appui aux équipes ou pour les concertations et négociations nationales.
Mais ce faisant, ce profilage ne constitue-t-il pas aussi un risque de décalage par rapport aux travailleurs "de base" et à leurs attentes, avec des parcours très "techno" n'ayant pas toujours connu les réalités du monde du travail ? Interrogé, le sociologue répond prudemment : "C'est une question qui peut se poser lorsque l'organisation syndicale change par le haut, il y a un risque de fracture".
Par ailleurs, ce qui est observé ici à propos de la CFDT vaut-il aussi pour d'autres syndicats, comme la CGT ou FO ? Le chercheur se montre prudent dans sa réponse, d'abord parce qu'il ne connaît pas FO et qu'il n'a pas travaillé sur la CGT. Mais il observe des points communs : "Les profils de Marylise Léon (la secrétaire générale de la CFDT) et de Sophie Binet (la secrétaire générale de la CGT) se ressemblent. Il est frappant de voir que Sophie Binet est issue de l'Ugict, le syndicat cadres de la CGT. Mais il faudrait conduire un travail de recherches spécifique sur le sujet..."
(*) "Devenir permanent : rupture et continuité des filières d’accès à la professionnalisation syndicale", par Maxime Lescurieux, revue de l’Ires (l'institut de recherches économiques et sociales, au service des syndicats, lire ici Cette étude repose sur une enquête menée entre 2016 et 2020 à la CFDT dans le cadre de la thèse du sociologue, avec notamment 40 entretiens biographiques de militants CFDT, mais aussi sur l'exploitation d'un questionnaire en ligne adressé à 30 000 militants CFDT à partir de la base de gestion des adhérents Gasel, 1 115 questionnaires ayant été validés et exploités.
(**) Dans le privé, la reconnaissance légale d'un détachement d'un salarié au profit d'une organisation syndicale n'a eu lieu qu'en 2008, soit 25 ans après le secteur public, note le chercheur. Cette mise à disposition doit faire l'objet d'une convention tripartite entre le salarié, l'employeur et le syndicat.
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