Jean-Marie Pernot : "La survie des syndicats passe par des stratégies communes"

14.12.2022

Représentants du personnel

Politologue et chercheur à l'Institut de recherches économiques et sociales (Ires), Jean-Marie Pernot a publié de nombreux ouvrages et articles sur l'histoire et l'avenir du syndicalisme. Son dernier livre, "Le syndicalisme d'après, ce qui ne peut plus durer", alerte les syndicats sur leur risque de marginalisation et propose des pistes de solutions pour qu'ils retrouvent leur éclat dans l'opinion publique. Interview.

Votre nouvel ouvrage s'intitule, « Le syndicalisme d'après, ce qui ne peut plus durer" (1). Y-a-t-il une pointe d'agacement dans "ce qui ne peut plus durer" ?

Oui, c’est un peu un mouvement d’humeur ! En relisant la conclusion de mon livre de 2005 (2), j’ai constaté que mes remarques de l’époque restent d’actualité. Rien n’a changé !

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Qu'est-ce qui ne peut plus durer justement ?

C’est tout d’abord le répertoire revendicatif syndical : il ne s’agit pas de se détourner des questions, ô combien importantes et actuelles que sont les salaires, la protection sociale, les retraites, les services publics, etc. Il faut aussi mieux prendre en compte les questions d’environnement, de travail, de sens du travail, ainsi que son contenu, et les exigences féministes qui montent dans la société et deviennent incontournables. Ensuite, je mets l’accent dans mon livre sur quelques questions à la racine de l’action des syndicats : au nom de qui les syndicats parlent-ils ?

 

 Les syndicats ne prennent pas en compte l'explosion de la sous-traitance

 

 

Leur affaiblissement numérique n’est pas la seule question, ils n’appréhendent plus dans leur aire le monde du travail tel qu’il est devenu. Par exemple, les syndicats ne prennent pas assez en compte ce fait devenu majeur en quelques années : l’explosion de la sous-traitance. Aujourd’hui, 85 % des entreprises sont dans un rapport de sous-traitance, soit comme donneur d’ordre soit comme sous-traitante, ou les deux. Une majorité de travailleurs parfois ne relèvent pas de l’entreprise dans laquelle ils travaillent, on rencontre aussi parfois une majorité d’intérimaires sur les chaînes de production, par exemple dans l’automobile, et les syndicats ne s’en préoccupent pas toujours, ou pas assez. C’est souvent en dehors de leur préoccupation. Ils restent arrimés à des routines comme la négociation collective, qui a joué son rôle à l’époque du fordisme triomphant dans les années 70. Mais les temps ont changé, on n’embrasse plus les salariés dans cette logique inclusive en laissant de vastes plans du salariat d’aujourd’hui.

En quoi l’outil de la négociation collective ne vous semble plus adapté ?

Le syndicalisme ancré à l’entreprise, c'est-à-dire très souvent le donneur d’ordre principal, est une régression du syndicalisme confédéré : non qu’il ne faille pas négocier là où on est, mais comment se satisfaire d’une telle situation ? Regardez la qualité des accords, ils ne sont trop souvent que la déclinaison de l’obligation légale ou parfois un pur outil de "gestion RH" des entreprises. Le syndicalisme est devenu un otage dans ce système de négociation qui est fait pour le confort patronal. Il n’est plus inclusif, les syndicats négocient pour les salariés en CDI qui ont accès aux CSE mais pas pour les autres, salariés des sous-traitants et intérimaires.

Pourtant les syndicats s’implantent chez de nouveaux publics comme les livreurs de plateforme. Pourquoi ne s’occupent-ils pas des sous-traitants et intérimaires selon vous ?

Les syndicats ont effectivement mis un pied chez les livreurs à vélo, et c’est un signe positif car les travailleurs concernés sont parfois un peu déroutants pour les syndicats. Il faudra un peu de temps pour qu’ils s’apprivoisent réciproquement. C’est plus compliqué de syndiquer le long de la chaîne de valeur, on y rencontre beaucoup de petites entreprises, pas toujours mais souvent. Le problème est que les syndicats s’adressent plutôt aux salariés situés dans le haut de la chaîne de valeur sans garantie que ce qu’ils obtiennent ici ne se retourne pas en une contrainte supplémentaire sur les sous-traitants, c'est-à-dire sur leurs salariés. 

Il faudrait donc passer du syndicat d’entreprise au syndicat de la chaîne de valeur ?

Il ne faut pas opposer mais combiner : dans tel ou tel cas, le syndicalisme d’entreprise reste pertinent, il peut être d’ailleurs une première étape mais très rapidement il faut en sortir pour réellement inclure et créer ce qu’un collègue sociologue appelait il y a quelques années des "communautés pertinentes d’action collective". Si on ne travaille pas sur la chaîne de valeur, on passe à côté du syndicalisme inclusif. Aujourd’hui, la norme salariale est beaucoup moins déterminée par la branche que par la place dans la chaîne de sous-traitance.

Il faut de nouveaux moyens interprofessionnels 

 

 

Par ailleurs celle-ci enjambe plusieurs métiers, plusieurs domaines professionnels, ce qui met en cause la pertinence des frontières professionnelles traditionnelles. En fait, pour se redéployer dans le monde du travail d’aujourd’hui, le syndicalisme doit mette en œuvre beaucoup de moyens interprofessionnels et au niveau local : c’est la seule façon de saisir les nouvelles dynamiques du monde salarié. Élargir les champs professionnels et mettre l’accent sur les solidarités locales. Les rigidités actuelles qui traduisent bien souvent des rigidités bureaucratiques ne sont plus supportables.

Quel regard portez-vous sur les ordonnances Macron qui ont fusionné les instances de représentation du personnel dans le CSE ?

Les instances de représentation ont été acquises dans des moments de rapport de force très importants : l’après-guerre, les années 60. Citons par exemple la section syndicale dans l’entreprise qui résulte de mai 68, ou les lois Auroux de l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. Donc elles ne sont pas venues toutes seules ! Ces ordonnances sur le CSE sont un effet retour de l’affaiblissement du syndicalisme. Tout est une question de rapport de force, les institutions sont des acquis mais réversibles, ils ne sont pas gravés dans le marbre. On a donc revu le droit des IRP à la baisse, les moyens données aux représentants, liquidé les CHSCT car le rapport de force syndical n’est plus là.

Vous proposez une piste de solution à la crise du syndicalisme : la définition de stratégies communes entre les deux syndicats CGT et CFDT. Quels pourraient être les contours de ces stratégies ?

Il faut partir d’abord du constat d’échec des deux stratégies en présence : le "tout négociation", la stratégie "on s’assied, on discute, les résultats tombent" ne fonctionne pas. Sans relai politique, la position CFDT est un château de carte, elle vient d’en faire l’expérience avec Emmanuel Macron. De l’autre côté les journées d’action à répétition avec un tissu d’implantation très faible, ça ne marche pas, même s’il y a de nombreuses mobilisations sociales. Les guerres intestines affaiblissent encore un peu plus les efforts de tout le monde.

 

 L’extrême droite mord sur la conscience des travailleurs

 

 

La seule conclusion réaliste est qu’il faut arrêter ça : quand j’évoque la nécessité stratégique d’un accord entre la CFDT et la CGT, on m’oppose que cette unité est un rêve. Peut-être, j’assume mon rêve, mais ce dont je suis sûr, c’est que ce qu’on vit en ce moment est un véritable cauchemar. L’extrême droite mord sur la conscience des travailleurs que les syndicats ne parviennent plus à toucher. On voit des sympathisants des syndicats voire des militants syndicaux voter pour le Rassemblement National. Même s’il n’y a pas que ça, la dispersion syndicale a des effets ravageurs. Les gens attendent que les syndicats se mettent d’accord entre eux pour recommencer à s’intéresser au syndicalisme. Tant que cette question n’est pas réglée, la marginalisation guette les syndicats et le RN progresse.

La place laissée par les reculs de la CGT n’a finalement été prise par personne, dites-vous. Pourtant, la CFDT est bien aujourd’hui le premier syndicat français, comme l’était hier la CGT. Quelles ont été selon vous les erreurs de la CGT et la CFDT ces dernières années ?

Tout d’abord, ce n’est pas la CFDT qui est devenue première, c’est la CGT qui est devenue seconde. La CFDT se retrouve en tête parce que la CGT recule et recule beaucoup. Sur plusieurs millions de salariés et avec une participation qui baisse, la CFDT reste stable mais elle n’arrive pas à déborder de son aire. Son syndicalisme est trop étriqué : si elle se limite à la négociation, elle ne fait que la moitié du chemin.

Il faut des accords stratégiques entre la CGT et la CFDT

 

 

Le grand idéal formulé par Nicole Notat au début des années 90, à savoir que la réponse à la crise du syndicalisme, c’est le syndicalisme CFDT, ce qui a guidé ses successeurs pendant 30 ans, ça ne marche pas. Ce n’est pas une critique de dire ça, c’est un fait. Quant à la CGT, il y a eu quelques années, au début 2 000, plutôt positives mais ensuite elle est retombée dans le marasme. Alors pourquoi continuer quelque chose qui ne marche pas ? Il y a des méthodes pour définir l’unité d’action. Il faut avant tout une volonté, une conscience que si on ne va pas vers des accords stratégiques au moins entre les deux grandes centrales, on va vers l’insignifiance. J’ignore comment s’y prendre, si ce n’est que CGT et CFDT ont des pas à faire. La survie des syndicats passe par des stratégies communes. 

Peut-être n'ont-ils pas trouvé d’autre formule ?

Justement ! L’autre formule, c’est tout remettre à plat et on voit ce qu’on fait. Recomposer les pratiques syndicales à la base. Ce sera cependant impossible si les syndicats restent en concurrence. Donc les accords stratégiques doivent porter sur ces questions et sur quelques grands thèmes, ce qu’on peut appeler les communs du syndicalisme : les salaires, les grands thèmes de la protection sociale, les retraites, la sécurité sociale, les services publics, l’école, l’hôpital, l’université, les thèmes ne manquent pas. Sur ces questions, ils ont l’opinion publique avec eux. S’ils parlent ensemble, alors ils ont une chance de réintéresser celles et ceux qui travaillent.

Les Français sont conscients de ces ravages, mais il semble que l’opposition au néolibéralisme ne trouve pas de traduction politique. Qu’en pensez-vous ?

Absolument, et c’est l’extrême droite qui rafle la mise. La gauche sociale-démocrate qui a mis ses pas dans ceux du néolibéralisme en est en grande partie responsable. Elle n’apparaît donc plus aux gens comme apte à s’occuper de ces sujets. Il manque la même chose que dans les années 60, au moment où la gauche était aussi dans un trou, mais à l’époque il y avait un parti communiste fort et une CGT forte.

 La pensée progressiste traverse une crise profonde

 

Et le reste du syndicalisme était aussi très actif. Nous sommes donc aujourd’hui dans de basses eaux, la pensée progressiste traverse une crise profonde, il faudra du temps pour la reconstituer. En attendant, le mouvement syndical pourrait un peu combler ce vide en interpellant les dirigeants publics sur la société que nous offrent les politiques conduites depuis trente ans.

Les deux grands syndicats pourraient bientôt être dirigés par des femmes, Marylise Léon à la CFDT et Marie Buisson à la CGT. Qu'en pensez-vous ?

Maryse Dumas à la CGT et Nicole Notat à la CFDT avaient déjà montré la part que peuvent prendre les femmes dans les directions syndicales, sans parler de la FSU (Bernadette Groison) ou de Solidaires (Annick Coupé). Cela revêt un autre sens aujourd’hui car cela survient en résonance avec des mouvements profonds dans la société. Est-ce une opportunité pour rebattre les cartes entre CGT et CFDT ? Je crois que c’est une question de volonté politique.

Comment analysez-vous la méthode gouvernementale consistant à inviter les syndicats dans des concertations, des Conseils nationaux de refondation ou des Assises du travail ?

François Hommeril, le président de la CFE-CGC a assez bien caractérisé le moment présent en parlant de "foutage de gueule" et ça s’étend à pas mal de concertations à la "mode Macron". Il est toujours délicat pour les syndicats de ne pas s’y rendre car ils s’exposent au risque d’être dénoncés comme négatifs et refusant le débat. Mais le risque est toujours de se faire piéger lorsque les projets sont manifestement bouclés sur les points durs. Mieux vaut éviter que l’opinion publique associe les syndicats au projet gouvernemental. Ils sont déjà bien trop souvent perçus comme intégrés au "système". Si, en plus, ils peuvent construire une position commune, ce qui semble se mettre en place sur les retraites, ce sera encore mieux pour commencer l’année et créer les conditions d’un rapport de force.

Les syndicats et les CSE ont un cruel besoin de renouveler leurs équipes. Comment d'après vous peuvent-ils intéresser les jeunes ?

Avec Internet, le portable, les réseaux sociaux, c’est vrai que les syndicats sont un peu largués. Quelques-uns s’y mettent quand même, mais ils ne sont pas massivement reconvertis à ça. D’un autre côté, ces outils restent dans l’instantané, l’éphémère, le superficiel, l’interpellation. Pas dans l’explication ni dans l’analyse. Ces outils doivent trouver leur place mais ne résoudront pas la question. Avant cette mise en œuvre, il faut se demander quel message les syndicats pourront leur diffuser. Si chacun fait sa propagande de son côté, les jeunes risquent de rester indifférents.

 

  1. : « Syndicats : lendemains de crise », Gallimard, 2005 (réédité en 2010, lire la présentation de l'éditeur)
  2.  : « Le syndicalisme d’après, Ce qui ne peut plus durer », Éditions du détour, 2022 (lire la présentation de l'éditeur)

 

 

Marie-Aude Grimont
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