Dans un travail de recherche, le sociologue Karel Yon s'intéresse au "community organizing". Venue des Etats Unis, cette pratique consiste à organiser des protestations et des revendications sociales via des techniques militantes se voulant professionnelles. Ce type de pratiques, qui semble à rebours de nos habitudes syndicales, peut-il être accommodé à la sauce française ? Les réponses de Karel Yon, chargé de recherche CNRS et directeur adjoint de l'IDHES (institutions et dynamiques historiques de l'économie et de la société) à Nanterre.
C'est un mode d'action né aux Etats-Unis, théorisé notamment parSaul Alinsky. Ce mode d'action passe par une fonction d'organisateur de la protestation collective. Une sorte de militant professionnel au service des communautés, pas forcément ethno-raciales, ce peut être des communautés de vie ou des communautés culturelles, des ensembles qui se positionnent à l'échelle d'un quartier. Le sociologue Clément Petitjean a fait sa thèse sur sur la genèse du community organizing. Il décrit bien cet ensemble de méthodes permettant à des habitants de quartiers populaires de s'organiser collectivement pour faire valoir leurs intérêts.

L'idée est que, dans les démocraties modernes, tous les citoyens n'ont pas forcément les mêmes capacités de pression sur les pouvoirs politiques et qu'ils peuvent avoir besoin d'une intervention extérieure d'un professionnel de la protestation qui va leur apporter des ressources, des modalités d'action, des façons de s'organiser (¹). Toute la réflexion de Saul Alinsky est en partie liée à l'observation qu'il a pu faire des méthodes des syndicalistes américains des années 30. La naissance et l'essor du syndicalisme américain, dans les grandes usines, sont en effet portées par des permanents syndicaux qui sont souvent d'ailleurs des militants politiques et parfois communistes qui s'inspirent de la figure du révolutionnaire professionnel théorisée par Lénine dans son "Que faire ?"
En effet ! Cette approche est beaucoup plus rationalisée. Elle consiste à formaliser l'action collective comme un savoir, presque comme une science, avec des méthodes d'action, des techniques de pression pour organiser un rapport de forces, etc. Il y a une autre différence essentielle, c'est la "salarisation". Les community organizers sont payés pour se mettre au service des communautés qu'ils vont organiser.
Il y a plusieurs raisons. Dans toute une partie du mouvement syndical, je pense aux syndicalistes de la CGT et de Solidaires mais ce pourrait aussi être le cas à FO, il peut exister une défiance vis-à-vis de l'idée de professionnaliser l'action militante, et donc une réticence à salarier des personnes sur des tâches spécifiquement militantes. Autant ils sont d'accord pour faire appel, par exemple dans le cadre des expertises des IRP, à des experts qui maîtrisent des savoirs économiques et juridiques qu'ils n'ont pas forcément en tant que syndicalistes, autant la perspective de recruter des gens extérieurs dans un syndicat leur semble inutile. Ils se disent qu'ils n'ont pas besoin de savants extérieurs pour recruter des adhérents.

Au-delà du refus de considérer le militantisme comme relevant d'un savoir expert, il y a aussi un autre élément à considérer, c'est la faiblesse de la culture de l'emploi salarié dans les syndicats français. Les syndicats français s'appuient sur des sources de financement hétérogènes mais il faut souligner qu'une bonne partie de l'activité syndicale en France est assurée par des représentants du personnel sur leur temps de travail, avec les crédits d'heures. La conséquence, c'est que les appareils bureaucratiques sont assez réduits dans les organisations syndicales en France avec assez peu d'emplois salariés. Ce n'est pas du tout la même chose ailleurs. Les syndicats allemands ou belges, par exemple, ont davantage de ressources directes, via les cotisations, ils emploient davantage de salariés et ont donc plus facilement accepté ce modèle de community organizing (²).
Cela met en évidence les différences des régimes de relations professionnelles selon les pays. Le sens de l'engagement syndical en France n'a rien à voir avec ce ce qu'il peut être par exemple aux Etats-Unis. Pour que des salariés américains puissent bénéficier d'une couverture collective, il faut que le lieu de travail soit organisé collectivement, avec une représentation syndicale. La garantie des conventions collectives dépend de l'existence d'un syndicat propre au lieu de travail, alors qu'en France le bénéfice des garanties collectives dépend certes des négociations menées par des syndicalistes, mais le mécanisme d'extension par l'Etat en fait bénéficier tous les salariés.

L'intérêt à la syndicalisation n'est pas le même. La syndicalisation, dans les pays anglo-saxons, est le préalable à la reconnaissance du syndicalisme alors qu'en France la syndicalisation apparaît comme une démarche plus volontaire et relativement déconnectée de l'existence de garanties collectives. Dans nombre de secteurs, en France les conventions ont été négociées par des permanents syndicaux extérieurs au secteur, je pense à la branche de la distribution directe mis en place dans les années 2000 : les syndicalistes qui négociaient la convention, ce n'étaient pas les distributeurs de prospectus, c'étaient des salariés de la Poste. Lors de ma thèse sur FO, Marc Blondel m'expliquait qu'il avait négocié, comme permanent de la fédération des employés, des dizaines de conventions collectives qui n'avaient rien à voir avec son métier d'origine, sans que FO ne soit forcément implanté dans ces secteurs. Une telle pratique est littéralement impossible aux Etats-Unis.
Parce que cette méthode d'enquête permet de saisir l'activité syndicale au plus près des pratiques. Lorsqu'on fait une enquête uniquement par entretien, on recueille les récits des militants sur leurs pratiques, mais beaucoup de choses restent de l'ordre de l'implicite, parce que ça va de soi pour les militants et donc ils ne ressentent pas la nécessité de les évoquer. Le fait d'être dans une logique d'observation-participante, en devenant moi-même organisateur au sein du ReAct, une association qui essaie de promouvoir le community organizing auprès du monde syndical, ça m'a permis d'être confronté sur le terrain à ce que ça signifie en pratique de faire ce travail.
"Le ReAct (réseau pour l'action collective transnationale) est une association constituée dans les années 2010 par des jeunes diplômés qui avaient découvert les techniques et les pratiques du community organizing. En s'appuyant sur ces techniques, ces jeunes entendaient accompagner les travailleurs des multinationales dans la construction d'un mouvement de résistance. Ils se sont rendus compte ensuite qu'il y avait déjà des gens dans les entreprises qui s'organisaient collectivement dans des syndicats et ils ont donc cherché à convaincre les syndicalistes de s'appuyer sur ces techniques. Ils sont aujourd'hui insérés dans un groupe transnational porté par un réseau de community organizing états-unien qui s'appelle Acorn et dont ils constituent la branche française sous le nom Justice Ensemble. Il existe en France d'autres acteurs comme Organisez vous". |
J'ai pu ainsi mettre en lumière les différentes dimensions du travail militant (³). La réticence de certains syndicalistes à l'égard de la professionnalisation de l'organizing découle souvent d'une conception du travail militant comme celui qui prend la parole en public, qui organise le conflit et la grève, des qualités qui renvoient à l'image d'Epinal du militant ouvrier qui monte sur un cageot pour haranguer la foule. Cette vision du militantisme est très genrée, il y a une dimension très masculine des compétences militantes.

Or cette expérience m'a montré l'importance de toute une partie du travail militant qui reste très souvent invisible et non dit. C'est ce que j'appelle "le travail militant reproductif". Soit toute une dimension moins tournée vers la prise de parole et le conflit que vers la communauté militante elle-même, avec le "care", c'est-à-dire l'attention aux autres, la construction de liens de solidarité. Tout ce travail et cette attention portée au développement d'un collectif, en partant des individualités qui le composent, sont déjà bien présentes dans le quotidien des syndicalistes, mais eux-mêmes ne les perçoivent pas comme des compétences militantes. Cela entre d'ailleurs en résonance avec ce que les féministes ont développé sur le travail domestique, un travail féminin jamais reconnu comme un véritable travail.
Cette division du travail syndical, je l'ai constatée en rendant visite, avec le ReAct, à un syndicat de la restauration rapide. Les secrétaires administratives assurent les permanences et font un peu le bureau des pleurs pour les adhérents qui ont des problèmes, mais dès qu'il s'agit de décisions qu'elles estiment "politiques", elles se mettent en retrait et la parole doit être assurée par le secrétaire du syndicat. Dans une étude (4), Nicolas Simonpoli décrit à quel point les secrétaires administratives à la confédération CGT jouent un rôle essentiel dans la transmission des missions d'un permanent à la CGT. Ce sont des femmes, présentes depuis des années, qui assurent la continuité, en permettant donc aux "politiques" d'être des politiques en leur donnant toutes les ficelles à connaître.
Il y a toute une série de tâches qu'on pourrait juger ingrates et répétitives. Par exemple, faire le pied de grue, debout pendant des heures, dans le froid ou la chaleur selon la saison, et attendre la sortie des employés d'un restaurant rapide, afin de pouvoir engager la discussion avec ces salariés. Cela nécessite aussi des compétences d'écoute, ce qui distingue les organisateurs des activistes : les organiseurs ne sont pas là pour parler à la place des travailleurs, ils sont là pour écouter leurs problèmes, alors que les activistes savent déjà où ils veulent conduire les gens, ils leur donnent d'emblée les raisons pour lesquelles ils doivent se révolter.

Ensuite, il y a tout un travail émotionnel pour savoir comment gérer les interactions avec les salariés croisés sur le terrain. Cela veut dire faire preuve d'empathie, par exemple en s'indignant au même rythme que le salarié, sans anticiper ce que sont les motifs d'indignation pour eux. Il s'agit plutôt de les encourager à formuler ce qu'ils ressentent comme des injustices. Cela va de pair avec la capacité à faire la part des choses pour ne pas se laisser complètement absorbé par l'émotion des autres. Comme les soignants ou les psy, les organiseurs sont exposés à des récits de violences, de discriminations et d'injustices au travail, de boucler les fins de moi, et ils doivent essayer de ne pas ramener tout ça en rentrant chez eux, ce qui bien sûr rejoint le problème du burn out des militants ou des représentants du personnel. Il y a enfin tout un travail de construction d'une communauté : organiser des moments festifs pour développer la sociabilité et le plaisir d'être ensemble, c'est aussi une compétence du travail militant.
Mon enquête date de 2020 et 2021, avant et après le Covid. Depuis, les choses ont un peu changé, et dans le bon sens. Le ReAct (dont le nom est désormais Justice ensemble) a continué à développer des liens avec les organisations syndicales, avec la CGT et Solidaires notamment. La CGT a par exemple trouvé des affinités entre la démarche de l'organizing, dès lors qu'on ne s'arrête pas à la question du salariat et qu'on regarde les tâches que cela permet de valoriser, et ce que la confédération appelle la démarche travail (5) avec l'idée d'aller à la rencontre des salariés pour leur demander ce qui ne va pas dans leur travail, ce que pratique d'ailleurs aussi la CFDT.

A la CGT, des formations, conçues avec des membres du ReAct, ont été lancées pour revoir la démarche de syndicalisation. J'ai observé une campagne de ce type à l'aéroport de Roissy : une animatrice du ReAct était venue pour organiser, avec les syndicalistes de la CGT, une rencontre des intérimaires du site. Elle leur disait qu'il ne fallait pas y aller avec les drapeaux CGT déployés dans les parkings pour voir des intérimaires. A la rigueur, on leur donne un tract CGT à la fin de la discussion, mais il faut d'abord engager l'échange avec les travailleurs. Certains militants syndicaux étaient convaincus, mais d'autres ne comprenaient pas en disant : "Mais c'est pour la CGT que j'interviens, alors pourquoi ne pas se montrer avec nos chasubles et nos drapeaux ?" Cela montre que ces pratiques bousculent le folklore militant mais qu'elles commencent à être diffusées. Au delà du débat "faut-il faire appel à des intervenants extérieurs", il me semble important pour les organisations syndicales d'avoir connaissance de ces pratiques et techniques et d'essayer de les internaliser en les intégrant à leur répertoire d'actions.
En tout cas, nous avons vu, dans le cadre d'un autre travail mené sur Decathlon (6), qu'il peut y avoir un enfermement des représentants du personnel dans un syndicalisme d'entreprise, dans la bulle de l'entreprise, un repli sur la seule communauté professionnelle. Une bonne partie des salariés de Decathlon qui s'engagent dans ces mandats le font parce qu'ils ont été invités à le faire par leur chef et leur vision de leur rôle d'élu du personnel du CSE est celle d'un organisateur du comité des fêtes. Dès lors qu'ils s'investissent dans leur mandat de façon plus active, en se saisissant du droit et de leurs prérogatives, ils entrent alors en conflit avec leur direction, ce qui les conduit soit à arrêter leur mandat, soit à s'appuyer sur les ressources extérieures des syndicats. Cette évolution est bien sûr liée à l'affaiblissement syndical et à la décentralisation de plus en plus forte de la négociation collective. Je crois que les outils du community organizing peuvent contribuer à décloisonner l'activité syndicale.
Ce phénomène est extrêmement dépendant de la capacité des organisations à offrir un cadre à toutes ces nouvelles personnes. Or un des problèmes du syndicalisme en France, c'est qu'il y a de nombreux endroits où les forces militantes sont tellement affaiblies qu'il est difficile de proposer un cadre collectif à ces nouveaux adhérents. L'autre problème, c'est que ce regain d'adhésions provoqué par des circonstances politiques particulières ne semble pas contredire la tendance plus ancienne de l'affaiblissement syndical, et qu'on lit dans les données de la Dares avec le recul du nombre de délégués syndicaux, le recul des implantations syndicales, etc. C'est une raison supplémentaire pour se poser la question des techniques de syndicalisation.
(¹) Pour lire l'enquête de Karel Yon (directeur adjoint de l'Idhes de Nanterre), voir ici le site du Cairn ici . D'autres ressources sur le même sujet se trouvent sur la page du sociologue Clément Petitjean.
(²) La part des ressources fournies par les cotisations est faible dans les syndicats français, de 12,47 % pour la CFTC, 24,93 % pour FO, 27,8 % pour la CGT comme pour l'UNSA, 32,3 % pour CFDT, 58,5% pour la FSU
(³) En France, un ouvrage, le Mandascop, avait répertorié les compétences requises pour l'exercice des mandats de représentants du personnel comme par exemple pour le délégué du personnel. Mais la dimension militante évoquée dans le travail de Karel Yon était absente de l'ouvrage qui ne traitait pas le mandat de délégué syndical.
(4) Nicolas Simonpoli, Les petites mains du syndicalisme. Le rôle des employées administratives dans la mise en œuvre du travail syndical à la CGT. Politix, voir ici.
(5) Voir à ce sujet l'analyse d'un ancien membre de la direction confédérale de la CGT, Alain Alphon-Layre.
(6) Maxime Quijoux et Karel Yon, Servir l’entreprise pour mieux défendre les salarié·es ? Les formes plurielles du syndicalisme d’entreprise dans une multinationale d’articles de sport. Actes de la recherche en sciences sociales, voir ici
Représentants du personnel
Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux. Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.
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