Georges Brassens, qui aurait eu 100 ans le 22 octobre 2021, est mort le 29 octobre 1981. Voir un chanteur "engagé" dans cet individualiste forcené serait sans doute faire fausse route, comme on l'entend dans ses chansons où affleure une singulière conception de la politique, des idées, du travail, de la morale et de la justice.
Si les chansons du "punk en chaussons" sétois (1) paraissent intemporelles, si certaines ritournelles (Le petit cheval, La chasse aux papillons, etc.) semblent avoir toujours existé, elles le doivent sans doute au dépouillement de leur mise en œuvre (accompagnement à la guitare par Brassens lui-même, avec tout au plus la guitare soliste de Joël Favreau et la contrebasse de Pierre Nicolas), un dépouillement associé à la monotonie au point, malheureusement, de décourager nombre d’auditeurs contemporains (2).
Mais ce caractère éternel, les chansons de Brassens, qui se proclamait "foutrement moyenâgeux", le doivent aussi à leurs textes. Y figurent rarement les objets de notre vie moderne, objets qui se démodent vite. Aussi dans La marche nuptiale, le troubadour fan de jazz escamote-t-il l'automobile pour la remplacer par un plus poétique..."char à bœufs". Brassens exprime des sentiments universels et de tout temps, indémodables eux : l’amitié, l’amour, la liberté, les petites peines de la vie, la mort, etc. (3).
Est-ce à dire que le monde du travail moderne est absent de l’œuvre de Brassens ? Le chanteur n’a lui-même connu le travail salarié que lors d’une courte période, lorsqu’il fut ouvrier à la chaîne dans les usines Renault de Boulogne-Billancourt durant trois mois en 1940, avant leur bombardement, puis en mars 1943 lorsqu’il fut envoyé en Allemagne lors du service de travail obligatoire (STO) où il travailla dans une usine de BMW dans la banlieue de Berlin et où il noua des amitiés décisives. Il profita d’ailleurs d’une permission en mars 1944 pour se cacher à Paris et ne pas retourner en Allemagne.

Il se jura ensuite, même dans le plus grand dénuement, lorsqu’il vivait en ermite, rue Florimont à Paris (XIVe) chez Jeanne Le Bonniec (chantée dans Jeanne et dans La cane de Jeanne) et chez Marcel Planche (remercié dans L’Auvergnat) en formant un drôle de couple à trois, de ne plus accepter de travail salarié, synonyme de servitude à ses yeux. Aussi n’est-ce pas étonnant de constater l’absence dans les chansons de cet individualiste forcené ("Je n’ai jamais cru aux solutions collectives", a-t-il dit) de toute référence à une lutte sociale ou à un mouvement revendicatif au travail.
Cet esprit pacifiste et anarchiste, qui n'hésitera pas à renvoyer dos à dos les deux camps des deux guerres mondiales dans une chanson qui fit scandale (Les deux oncles), ne paraît pas si loin du conservateur quand il ironise, par exemple, sur les illusions perdues des jeunes de Mai 68 en chantant Le boulevard du temps qui passe , du moins peut-on comprendre ainsi cette chanson :
"A peine sortis du berceau,
Nous sommes allés faire un saut
Au boulevard du temps qui passe
En scandant notre « Ça ira »,
Contre les vieux, les mous, les gras
Confinés dans leurs idées basses ".
On retrouve le même scepticisme à l’égard des combats collectifs dans une chanson comme Le Pluriel :
"Le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on
Est plus de quatre, on est une bande de cons".
Notons à ce propos que ce refus du pluriel valut à Brassens une réplique de Jean Ferrat, une chanson intitulée En groupe, en ligue, en procession qui vantait les mérites de l’action collective (4). Mais cela ne fit guère changer d’avis le moustachu.
Le domaine des valeurs et combats politiques –il refusa obstinément de contribuer à la campagne de François Mitterrand en 1981- n’a guère droit à un meilleur traitement dans Mourir pour des idées, chanson du non-engagement qui pourrait de nos jours être un hymne contre tout fascisme ou islamisme ou, plus simplement, contre tout esprit partisan borné :
"Mourir pour des idées, l’idée est excellente,
Moi j’ai failli mourir, de ne l’avoir pas eue
Car ceux qui l’avaient, multitude accablante
En hurlant à la mort me sont tombés dessus (..)
Mourons pour des idées, d’accord mais de mort lente".
Pour autant, le travail est présent dans le répertoire de l’auteur de La mauvaise réputation, dont le père était maçon. C’est le travail des humbles que célèbre Brassens. Le chanteur rend hommage au travail des filles de joie ("Bien que ces vaches de bourgeois les appellent des filles de joie, c’est pas souvent qu’elles rigolent, parole… ") et la chanson décrit la rudesse de leur existence. Cette Complainte des filles de joie lui vaudra d’ailleurs la reconnaissance du collectif des prostituées de Paris, qui lui fit parvenir une lettre de remerciement.
Brassens chante aussi, dans Pauvre martin, un homme qui s’en va "trimer au champ" au point de creuser sa tombe, "en faisant vite, en se cachant", une chanson écrite en Allemagne lors de son STO et dont le sens paraît bien lourd aujourd’hui. Il chante aussi, à la première personne, le travail du fossoyeur, dont les copains moquent la besogne : "Ils m’disent, mon vieux par moment, t’as une figure d’enterrement, j’suis un pauvre fossoyeur" (Le fossoyeur).

C’est aussi au détour d’une chanson (Le mauvais sujet repenti) qu’il livre sa vision de son propre travail de compositeur : "Sans technique, un don n’est rien qu’une sale manie". Technique signifie donc ici travail, un travail acharné d’écriture et réécriture, de reprise : levé très tôt, Brassens peaufine sans relâche ses mélodies et ses vers, attendant parfois plusieurs années de trouver le mot juste pour boucler une chanson. Son ode au corps féminin, Le blason, lui aurait demandé pas moins d’une cinquantaine de versions…
Comme l’écrit l’historien Christophe Prochasson dans un article d’analyse politique récemment publié dans la revue AOC, Brassens, qui revendiquait son côté besogneux, se situe là aux antipodes des codes du génie. Cet ode au travail de l’artisan séduit notamment le peuple de gauche et singulièrement instituteurs et professeurs : "À l’encontre de celles et ceux qui lui sculptent la réputation du génie inspiré en lui accordant le statut de grand poète de langue française, Brassens fait l’aveu de sa peine et des efforts qu’il déploie pour créer ses chansons. Sous les traits d’un travailleur laborieux et acharné, convaincu par ailleurs que l’art de la chanson est d’un rang inférieur à celui de la poésie, il se présente comme un artisan, chanteur de hasard à la voix empruntée, doté d’une mémoire défaillante le conduisant à l’oubli de ses propres vers en plein récital. Rien ne vient dissimuler le ciselage qui mène à un produit final suscitant l’admiration".
Peu prolixe sur l’actualité judiciaire de son temps, Brassens fut, adolescent, un délinquant éphémère volant des bijoux pour séduire les filles (histoire chantée dans Les quatre bacheliers). Son père vint le récupérer au commissariat de police sans lui passer la soufflante que tous imaginaient, mais en disant simplement à son fils : "Veux-tu manger quelque chose ?", une attitude qui fit forte impression sur Brassens (4). Sur le front de la justice, Brassens a néanmoins marqué les esprits avec Le Gorille, une chanson de 1953, censurée comme bien d’autres à la radiotélévision publique de l’époque et dont le sens, l’hostilité à la peine de mort, ne se découvre qu’à sa chute :
"(...) Car le juge, au moment suprême,
Criait : « Maman ! », pleurait beaucoup,
Comme l’homme auquel le jour même,
Il avait fait trancher le cou".
S’il prend la figure du juge pour cible (5), celle du gendarme est aussi fréquemment sa tête de turc. Comme dans Hécatombe :
"Quand je voyais ces braves pandores
Être à deux doigts de succomber,
Moi je bichais car je les adore,
Sous la forme de macchabées (…)
Mort aux vaches ! Mort aux lois ! Vive l’anarchie ! (…)"
Mais c’est plus généralement les lois de la société qu’il réfute, pas les individus. Et son esprit n’est pas sectaire. En témoignent ces vers de la chanson Don Juan :
"Gloire au flic qui barrait le passage aux autos
Pour laisser traverser les chats de Léautaud".
Il faut dire, nous apprend le livre de Clémentine Deroudille (voir notre encadré), que la mère de Brassens, qui avait reçu lors d'une transfusion le sang d’un policier volontaire, avait fait promettre à son fils de ne plus dire du mal des policiers…
Penser que ses chansons puissent "aider les gens à vivre un peu plus heureux" était le plus important pour Brassens. "Je voudrais dire aux simples gens de dominer la vie et de ne pas se laisser dominer par elle, de prendre encore le temps de vivre, d’aimer, de réfléchir. Et de ne pas perdre confiance en des jours meilleurs", a-t-il confié (4).
On a dû mal aujourd'hui à se représenter ce que pouvait avoir d'inédite, de révolutionnaire, la façon d'être de Brassens sur scène à ses débuts (aucune concession à l'air du temps, pas de salutation de public). René Fallet l'a bien saisi en 1953 dans le Canard Enchaîné : "Brassens, ce bon gros camion de routier lancé à toute berzingue sur les chemins de la liberté", qui ressemble "tout à la fois au défunt Staline, à Orson Welles, à un bûcheron calabrais, à un Wisigoth et à une paire de moustaches".
Car Brassens, ce n'est pas seulement ce refus des honneurs (Le petit joueur de flûteau), du mariage (La non demande en mariage), de la patrie (La guerre de 14-18) ou des origines (Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part), c’est aussi un formidable humour, une capacité rare dans la chanson à susciter le sourire ou le rire par des images inattendues et cocasses. Sans doute le meilleur argument pour convaincre ceux qui l’ignorent de l’écouter enfin. Citons ici ces quelques vers :
- "On aurait pu croire à son frontal de prophète / qu’il avait les grandes eaux de Versailles dans la tête / Corne d’Auroch, que le bon dieu lui pardonne, o gué, o gué, c’étaient celles du robinet" (Corne d'Auroch)
- "On s’aperçut que le mort avait fait des petits", chante-t-il en imaginant un corbillard lancé "à tombeau ouvert" se fracasser contre un arbre "en bois dur" (Les funérailles d'antan)
- "Une autre fourre avec rudesse / Le crâne d'un de ces lourdauds / Entre ses gigantesques fesses / Qu'elle serre comme un étau" (Hécatombe)
- "On était du même bois / un peu rustique, un peu brut / dont on fait n’importe quoi / sauf naturellement des flûtes" (Auprès de mon arbre)
-
"J'ai conspué Franco, la fleur à la guitare / durant pas mal d'années / Faut dire qu'entre nous deux, simple petit détail / y'avait les Pyrénées" (Tant qu'il y a des Pyrénées)
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"Il est toujours joli, le temps passé / une fois qu’ils ont cassé leur pipe / on pardonne à tous ceux qui nous ont offensé / les morts sont tous des braves types" (Le temps passé).
A propos de mort, la "camarde" se vengea "des fleurs mises dans le trou de son nez" (La Supplique) et enleva Brassens dès 60 ans à peine, le 29 octobre 1981. Le journal Libération titre "Brassens casse sa pipe" et sa disparition suscite en France une "intense émotion", car, résume Bertrand Dicale (6), Brassens incarne "la bonté, la droiture, la rectitude, l’indifférence au commerce ou l’absolue liberté artistique". Et dire que c'était un Modeste !
Notes
(1) Selon les mots de Jérôme Arnould, qui a écrit en 2004 une thèse sur les manuscrits de Georges Brassens, voir l’article de Ouest-France
(2) "Ma musique, elle doit être inentendue (..) Il ne faut pas, qu’aux moyens d’artifices musicaux, au moyen de cuivres, au moyen d’une grande orchestration, je détourne l’attention du texte. Il faut que mes chansons aient l’air d’être parlées, il faut que ceux qui m’entendent croient (…) que je ne sais pas chanter, que je fais des petites musiquettes faciles". Brassens, France Culture, 1979. Il faut écouter les chansons de Brassens interprétées par d’autres, comme Patachou par exemple ou Sanseverino récemment pour la Supplique, pour prendre conscience de leur musicalité et de leur rythme.
(3) "Le mot « ordinateur » ne peut pas entrer dans une de mes chansons (…) « Satellite », « spatial », non plus. Je peux parler de la lune, la lune des poètes, pas celle des astronautes", Brassens, France Inter, 1976.
(4) Brassens par Brassens, Loïc Rochard, Le Cherche Midi. Les paroles de la chanson de Ferrat disent : "En groupe, en ligue, en procession
En bannière, en slip, en veston, il est temps que je le confesse (..) Avec des gros, des p'tits, des durs, je suis de ceux qui manifestent".
(5) "Quand on se permet d’être juge, de juger les autres, on ne fait plus un métier, on fait quelque chose de supérieur", Brassens in Brassens par Brassens.
(6) Dictionnaire amoureux de la chanson française, Bertrand Dicale, Plon, 2016.
Pour aller plus loin
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► A lire, à offrir : Brassens ou la liberté, livre de l’exposition conçue par Clémentine Deroudille et le dessinateur Joann Sfar pour la cité de la musique en 2011, Dargaud, 336 pages, 39€ ► A voir en replay : Rembob'Ina, hommage sur Brassens , diffusé sur LCP, avec des extraits d'archives et les commentaires de Maxime Le Forestier, auteur d'un livre récent sur Brassens ► A voir en replay : Brassens par Brassens, documentaire sur la vie de Brassens diffusé sur France 3 ► Pour découvrir des reprises de Brassens, par des artistes française et étrangers ► Pour farfouiller dans l’œuvre de Brassens analysée par des érudits et amateurs, voyez le site analysebrassens |
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