Maître de conférence en science politique, Tristan Haute conduit des recherches sur les déterminants sociaux du vote et sur la participation des salariés au travail (syndicalisation, recours à la grève, etc.). Nous l’avons interrogé sur la situation politique marquée par la montée de l'extrême droite, les appels syndicaux contre celle-ci et la façon dont ces consignes sont reçues dans le monde du travail. Interview.
En effet, le Rassemblement national (RN) et ses alliés font le plein ! Ils arrivent à mobiliser une partie des électeurs habituellement abstentionnistes, alors que la majorité présidentielle sortante (Ensemble) et le Nouveau Front populaire ont beaucoup plus de difficultés à le faire.
Représentants du personnel
Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux. Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.
Le vote RN se "désingularise" de plus en plus en termes de milieu professionnel. Dit autrement, ce vote s’implante dans tous les milieux, très peu y échappent encore. Bien sûr, le vote RN est moins fort chez les enseignants et chez les travailleurs du social, mais dans ces catégories aussi il progresse.
Certains éléments tendent à montrer que le vote pour le RN croît sinon avec la précarité de l’emploi, du moins avec le sentiment de pénibilité au travail et de non-reconnaissance au travail, tout autant d’ailleurs que le vote à gauche, alors que le vote pour la majorité présidentielle (Ensemble) est corrélé à un travail non pénible, reconnu et considéré, etc. Des éléments comme la diminution des collectifs de travail, la proximité entre les salariés et l'employeur, et la faiblesse de l’implantation et du rôle des syndicats défavorisent le vote des salariés pour la gauche. A l'inverse, ces éléments peuvent traduire une insatisfaction qui nourrit le vote pour le Rassemblement national. Dans une étude pour l’Ires intitulée "Le bras long du travail", Thomas Coutrot montre bien que l’absence d’autonomie, associée à l’impossibilité de s’exprimer sur son travail, est un élément corrélé avec le vote en faveur du RN.
Pour le monde syndical, en partie, oui. Le sondage Harris pour AEF sur les votes des salariés se disant proches d’un syndicat montre que le vote en faveur du Nouveau Front populaire est beaucoup plus important chez les sympathisants des syndicats, et notamment chez ceux qui sont proches de la CGT et de la FSU (**). Cela étant, que signifie se dire proche d’un syndicat ? Ce n’est pas forcément être adhérent, ni être très actif. N’oublions pas que le lien des adhérents avec leur syndicat est parfois très réduit.
Une enquête de la Dares montrait que la moitié des syndiqués ne participe jamais ou que très rarement aux activités de leur syndicat. Cela relativise le poids que peut avoir un syndicat sur une élection politique. Ce qui est sûr, c’est que le fait de participer aux élections professionnelles et de s’impliquer dans la représentation du personnel, de suivre des réunions et de faire grève, cela favorise la participation aux élections politiques. Cela induit un vote un peu plus marqué pour la gauche et moins pour le RN. Les salariés les plus intégrés aux relations professionnelles votent beaucoup moins pour le RN.
Ce n’est pas négligeable, en effet. Il faudrait voir quel est le niveau d’implication syndicale de ces personnes qui votent pour le RN. Je ferais l’hypothèse que pour ces personnes, l’appartenance syndicale est très secondaire, voire utilitaire. Dans certains contextes professionnels, se syndiquer est une façon de se protéger, dans d’autres, c’est au contraire une façon de s’engager…
Tout dépend du lien entretenu par les salariés et les syndiqués avec les organisations syndicales ! Si le lien des adhérents avec le syndicat est d’abord utilitaire, si ces personnes lisent peu les publications du syndicat, cela n’aura que peu d’effet car elles ne vont pas aligner leur vote avec les valeurs prônées par le syndicat. De plus, pour ces législatives, la campagne est très courte, ce qui réduit l’impact de ces consignes.
Néanmoins, ces appels au vote et ces consignes de vote peuvent servir de support à des discussions au travail. Dans certaines entreprises, des syndiqués ont pu dire à des salariés : "Tu as vu ? Notre syndicat dit que le RN est dangereux pour les salariés et qu’il faut voter pour le Nouveau Front populaire". Mais encore une fois, cela suppose que les militants s’approprient en un temps réduit les consignes de vote. Cela peut avoir des effets, mais à un niveau individuel, difficile à apprécier aujourd’hui.
A mes yeux, tout dépend des relations qu’il entretient ou non avec un représentant du personnel, un délégué syndical. Mais l’effet en faveur d’une mobilisation me semble devoir être limité, car cela requiert, sur la durée, des contacts personnels, de confiance, avec des militants qui se sont appropriés la consigne syndicale nationale…
L’idée qu’il ne faut pas faire de la politique au travail va contre cette mobilisation, en effet. Au sein des organisations syndicales, on voit des personnes qui sont d’accord avec le fait d’appeler à voter pour une force politique mais qui ne se sentent pas capables d’envoyer un message, un courriel, aux salariés pour relayer cette consigne, ou de l’afficher publiquement.
Oui ! Cette comparaison est intéressante. Elle montre bien que ce n’est ni avec une mesure clé ou avec une personne qu’on va régler le problème du vote. Quand vous demandez aux salariés des petites entreprises ce qu’ils pensent des syndicats, ils sont assez indifférents, ils n’expriment pas un rejet complet. Mais cet univers leur semble distant. C’est pareil pour la gauche. Dans de nombreux territoires, les contacts avec des gens de gauche y sont inexistants.
Pour qu’un discours de gauche "prenne" -et peu importe qu’il s’agisse d’un discours de Ruffin, Faure, Mélenchon ou Tondelier - cela suppose d’abord des contacts, et donc des implantations politiques et sociales. C'est indispensable pour que se produise une politisation de ces territoires, comme l’a montré Benoit Coquard à propose de l’ouvrage de Julia Cagé et Thomas Piketty (***). Ce n’est pas en faisant des propositions sur les prêts à taux zéro ou en parlant des prix de l’énergie que la gauche va s’en sortir et convaincre. Pour cela, il faut des mois et sans doute des années de travail pour renouer les liens. Et les syndicats, d’ailleurs, le savent bien : pour s’installer dans une entreprise et investir un désert syndical, ça ne se fait pas du jour au lendemain, c’est un travail de longue haleine, sinon cela reste un coup fragile, sans lendemain.
Dans le monde du travail, de plus en plus d’institutions se positionnent contre l’extrême droite, et nous aurons sans doute un front syndical uni, ce qui pourrait alimenter les discussions dans les entreprises. Mais, là encore, la campagne va être très courte. Tout dépendra du taux de participation au second tour, et des configurations en présence dans chaque circonscription, et donc des désistements ou non. Le second tour m’apparaît très incertain.
(*) Les résultats définitifs du premier tour des législatives donnent 29,25% pour le RN, 3,9% pour les divers extrême droite, 047% pour Reconquête (soit au total 10,8 millions de suffrages exprimés), 27,99% pour le Nouveau Front populaire (soit 9,3 millions), 20,04%pour Ensemble (soit 6,4 millions), 6,57% pour Les Républicains (2,1 millions), etc.
(**) Selon ce sondage Harris/Toluna pour l'agence de presse AEF, 76% des personnes se disant proches de la FSU ont voté Nouveau Front Populaire, contre 61% de la CGT, 52% Sud, 37% FO, 35% CFDT, 26% CFTC, 11% CFE-CGC, à comparer à la moyenne de 21% pour les salariés ne déclarant aucune proximité syndicale. Par ailleurs, 27% des personnes se disant proches de FO ont voté RN, contre 26% pour l'UNSA, 23% pour la CFTC et 17% pour SUD, la CGT, CFE-CGC et CFDT, à comparer à la moyenne de 37% des salariés ne déclarant aucune proximité syndicale.
Voir aussi le sondage Harris du 30 juin sur les catégories socio-professionnelles : 51% des ouvriers et 39% des employés déclarent voter RN, contre respectivement 26% et 30% pour le Nouveau Front populaire.
(***) Extrait de cet article de B. Coquard paru dans The Conversation : "Il est fréquent qu’un ouvrier rural soit ami avec un artisan (ou un autre indépendant) et influencé politiquement (à droite) par lui. À l’inverse, les groupes sociaux qui portent typiquement le vote à gauche sont soit absents de ces villages et bourgs populaires, du fait notamment du départ des jeunes diplômés ne trouvant pas de débouchés sur le marché de l’emploi local, soit dans un entre-soi ignoré des classes populaires locales"
► Ecouter notre interview en podcast de Tristan Haute en 2021, sur le thème : "Peut-on comparer élections professionnelles et élections politiques ?"
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