Face à l'atteinte portée au pouvoir du juge par le barème d'indemnités en cas de licenciement injustifié, les décisions aux prud'hommes d'écarter l'application de la loi s'additionnent. Pour Isabelle Taraud, avocate spécialiste du droit du travail, la question est juridique, mais aussi politique et sociétale.
Au cours du dernier mois, pas moins de quatre jugements issus de trois différents conseils de prud'hommes (Troyes, Amiens et Lyon) ont refusé, au regard des normes internationales, d'appliquer le barème d'indemnités prévu par l'article L1235-3 du code du travail en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse. Pour mieux comprendre ce qui prend la forme d'un mouvement de résistance des juges du fond, nous avons sollicité l'analyse d'Isabelle Taraud, avocate spécialiste du droit du travail et membre du Syndicat des avocats de France (SAF). Interview.
"Ces premiers jugements ne seront pas les seuls, on attend prochainement de nouveaux délibérés sur ce point de droit. Comme le répétait souvent l'avocat Tiennot Grumbach, "la jurisprudence pousse par les racines"...S'agissant des avocats de salariés, certains ne soulèvent l’inconventionnalité du barème que si leur client est en mesure de justifier des préjudices plus élevés que le plafond. D'autres font le choix de soulever systématiquement, et par principe, la non-conformité de cette disposition issue des ordonnances Travail de septembre 2017 au regard du droit international. Au SAF, nous avons largement partagé dès janvier 2018 un argumentaire rédigé collectivement contre le barème afin d’étayer en droit toute démarche tendant à obtenir du juge prud’homal qu’il écarte le plafonnement. Cet argumentaire a beaucoup circulé, notamment parmi les confrères, les militants et défenseurs syndicaux et les conseillers prud’hommes.
Représentants du personnel
Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux. Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.
Mais d'autres fondements juridiques sont également envisageables pour renforcer encore la contestation du plafonnement des dommages et intérêts. Je pense notamment à l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'Homme, qui garantit le droit à un procès équitable : est-ce encore le cas lorsque le juge n’a plus de liberté d’appréciation de vos préjudices ? Nous réfléchissons à aller plus loin dans le développement de notre argumentaire contre le barème d'indemnités et les recours à porter au plan international, mais la première voie légitime pour obtenir des résultats reste d'abord d’inviter les conseils des prud’hommes à mobiliser leur pouvoir d’apprécier l’inconventionnalité de cette réforme et d’en écarter les effets dans les litiges qu’ils doivent trancher.
C'est en réalité la partie patronale qui s'est référée à l’audience au nouveau barème pour chercher à décrédibiliser la demande du salarié, comme le font régulièrement les employeurs depuis l'entrée en vigueur des ordonnances Travail, en arguant que si le licenciement était intervenu après la réforme, la demande serait supérieure au plafond et ne serait pas recevable.
Sans doute aiguillonné par cette défense, la section Commerce du conseil des prud’hommes de Lyon, a souhaité communiquer son analyse sur le barème même s’il n'était en l'espèce pas applicable à ce licenciement de 2014. Et ce, sous présidence patronale. Il faut d'ailleurs souligner qu'aucun de ces quatre premiers jugements défavorables au barème d'indemnités n'est issu d'une formation de départage. Cela signifie qu'à chaque fois au moins un des deux conseillers représentant les employeurs dans la formation paritaire a pris position aux côtés des conseillers salariés en faveur d’une décision d’écarter les plafonds.
Je ne suis pas devin, juste avocat ! Mais tant que je serai avocat, j'irai plaider contre cette mesure. Il n'est pas acceptable en France de plafonner l'indemnisation du préjudice subi par le salarié. Au-delà même du débat juridique, dans le contexte actuel de mobilisation sociale, je ne comprends pas que le retrait du barème ne fasse pas partie des revendications. Peut-être faut-il avoir déjà bataillé contre un licenciement injustifié pour comprendre la violence d'une telle rupture. Je peux prendre l'exemple d’une cliente licenciée en 2016, à trois ans de la retraite et avec seulement 2 ans d’ancienneté alors qu’elle avait été démarchée d’un précédent emploi dans lequel elle avait acquis une importante ancienneté. L'existence d'une discrimination liée à l'âge restant difficile à prouver, que pourrait-elle obtenir désormais ? 3 mois d’indemnisation ? L’employeur, à l’époque, a pourtant reconnu ses torts et a accepté de lui verser une indemnité égale à 18 mois de salaire.
Le barème d'indemnités aux prud'hommes fait débat aux plans juridique, politique et sociétal. Il faut rompre avec cette logique de réforme conférant un statut à part aux entreprises, dont profitent et abusent surtout les grands groupes. Il n’existe aucun autre domaine de notre droit dans lequel on prévient le fautif qu’il bénéficie d’un risque plafonné lorsqu’il commet une faute (ce qui permet d’ailleurs d’autant mieux aux entreprises de s’assurer contre ce risque !). Il n’y a en France aucun autre domaine de la responsabilité, contractuelle ou délictuelle, dans lequel on impose aux victimes de ne pas recevoir l’indemnisation de l’ensemble de leurs préjudices. Imaginerait-on qu’une victime se voit imposer un plafonnement de son indemnisation au prétexte que l’auteur des coups ou de l’accident doit pouvoir développer son activité sans subir trop de répercussions financières lorsqu’il commet des fautes qui nuisent aux autres ?
Il est temps de trouver la force, collectivement, et devant les juges, de s’indigner enfin de cette réforme, et de s’affranchir de ce discours absurde selon lequel elle serait souhaitable car favorable à l’emploi. Rien ne le démontre ! Et le bilan dressé en fin d’année de l’application des Ordonnances confirme ce que nous pouvions tous déjà savoir : il n’y a pas d’effet positif à en espérer sur le recul du chômage. Favoriser l’impunité des employeurs, revient à favoriser les licenciements abusifs et non les embauches !"
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