Lubrizol : les ingénieurs des mines et les syndicats souhaitent davantage d'indépendance pour le service de contrôle des inspections classées

Lubrizol : les ingénieurs des mines et les syndicats souhaitent davantage d'indépendance pour le service de contrôle des inspections classées

21.11.2019

Représentants du personnel

La commission d'enquête du Sénat sur Lubrizol a auditionné mardi 19 novembre des représentants du syndicat du corps des ingénieurs des mines, du syndicat des inspecteurs du travail ainsi que les représentants des organisations syndicales. Réformes de la fonction publique accaparant les services, manque d'indépendance et de priorité donnée aux sites les plus à risques, allégement des procédures : les dysfonctionnements pointés sont nombreux.

Y-a-t-il des faiblesses dans l'organisation française de la prévention des risques s'agissant des installations classées ?, ont demandé les Sénateurs aux représentants du corps des ingénieurs des mines, un corps chargé du contrôle et de la réglementation des installations classées pour la protection de l'environnement, les ICPE, sachant qu'il existe selon la CGT 1 300 inspecteurs des installations classées, "à mettre en rapport avec 1 300 établissements Seveso (dont 700 Seveso seuil Haut), 25 000 établissement autorisés et 17 000 enregistrés" .

Les services ont été lourdement impactés par les réformes successives de l'Etat

 

Patrice Liogier et Julien Jacquet-Francillon, les secrétaire général et secrétaire général adjoint du syndicat des ingénieurs des mines (1 900 ingénieurs), ont répondu qu'il n'y avait pas eu "de baisses d'effectifs" dans ce corps d'ingénieur, mais que le service chargé des installations classées ne réservait peut-être pas suffisamment de ressources aux installations qui présentent le plus d'enjeux, les installations Seveso et IED. En outre, ont-ils pointé, les services ont été "lourdement impactés ces dernières années par les réformes successives de l'Etat, des réformes qui mobilisent énormément et qui expliquent peut-être que l'inspection des installations classées soit moins souvent qu'avant sur le terrain". "Il y a autant d'inspecteurs mais moins d'inspection car davantage de paperasse", a lancé Patrice Liogier en évoquant la création de grandes régions et la transformation de la fonction publique. "Nous sommes passés de 30 000 visites en 2006 à 18 000 en 2018, soit une baisse de 40%", a renchéri David Romieux, inspecteur à la Dreal Normandie, membre du CHSCT de la Dreal et membre de la fédération nationale CGT de l'équipement et de l'environnement.

Une mauvaise articulation entre les services de l'Etat

Patrice Liogier et Julien Jacquet-Francillon déplorent également que la culture du risque de ces ingénieurs soit "plus ou moins dissimulée" dans les services déconcentrés de l'Etat, au sein d'une direction régionale "volumineuse", la Dreal (direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement). "L'indépendance (du service de contrôle des installations classées) pourrait être davantage marquée pour redonner confiance aux Français sur la prévention des risques", estime Julien Jacquet-Francillon.

Les agents ont besoin d'une véritable indépendance pour ne pas être confrontés au chantage à l'emploi

 

 

Autre faiblesse pointée par les deux hommes : "une mauvaise articulation" de la Dreal avec l'autorité environnementale, apparue il y a une dizaine d'années, "des relations à gérer qui alourdissent notablement les procédures d'instruction et le métier de l'inspecteur ICPE, pour un bénéfice d'information du public qui ne paraît pas si notable". Les deux hommes suggèrent la création d'une structure spécifique dédiée à l'inspection ICPE, une structure qui puisse avoir" sa propre communication et sensibiliser les citoyens aux risques industriels", un peu sur le modèle de l'autorité de sûreté nucléaire (ASN), synonyme à leurs yeux "d'indépendance et d'expertise technique". Une suggestion qui va dans le sens d'une "autorité publique indépendante" défendue par le professeur Julien Bétaille lors d'un récent forum de Dalloz animé par Camille Vinit.

Une demande également appuyée par David Romieux de la CGT : "Les agents ont besoin d'une véritable indépendance pour ne pas être confrontés à une forme de chantage à l'emploi. Leur rôle, c'est de détecter des infractions et de les faire connaître au procureur immédiatement et sans filtre". David Romieux suggère la constitution de binomes inspecteur du travail-inspecteur des installations classées chargées de faire "des visites inopinées, sans information du préfet".

Il faudrait recruter 190 à 200 agents de plus par an

 

Estimant les effectifs affectés au contrôle "insuffisants", David Romieux, inspecteur à la Dreal Normandie, membre du CHSCT de cette direction, et membre de la fédération nationale CGT de l'équipement et de l'environnement, estime qu'il faudrait recruter "190 à 200 agents par an sur 4 ans pour atteindre au moins 2 000 inspecteurs".

Il remarque que l'entreprise Normandie Logistique (qui fait du stockage pour Lubrizol) n'était pas enregistrée, "la procédure d'enregistrement ayant été créée il y a dix ans pour pallier le manque d'inspecteurs et simplifier la procédure". Cette procédure d'enregistrement signifie pour l'entreprise "qu'elle n'a pas à faire d'étude d'impact (Ndlr : sauf dans certains cas), pas d'étude de danger ni d'enquête publique préalable à l'autorisation, pas d'avis du Coderst (le conseil de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques)".

Une trop grande improvisation dans la réaction à l'incendie

Et les seuils en-deçà desquels une entreprise peut passer par la procédure simplifiée d'enregistrement n'ont cessé d'augmenter, pointe le représentant CGT : "En 2010, le seuil était de 30 000 m3 de stockage. On les a remontées à 300 000 m3 et, 10 jours avant l'incendie de Lubrizol, le Premier ministre annonçait un seuil de 900 000 m3". David Romieux demande qu'un bilan soit fait de cette évolution de la réglementation. Et le syndicaliste d'épingler l'improvisation de l'administration face à l'incendie : "Un accident est toujours différent, improviser face à un risque est donc inévitable. Mais un protocole minimal aurait été nécessaire : nous avons eu des agents qui sont intervenus sans protection ou avec de simples masques en papier, qui sont venus avec leur véhicule personnel sur le site, véhicule qui n'a jamais été décontaminé, etc. Il faudrait plus d'information publique, davantage d'exercices y compris avec Normandie Logistique et les autres entreprises voisines, etc."

 Il faut une tolérance zéro pour la délinquance patronale

 

La question du risque industriel est d'abord celle de la santé des travailleurs de l'établissement, a insisté pour sa part l'inspecteur du travail depuis 20 ans, Gérald Le Corre, également responsable des questions de santé travail à la CGT. Vétu d'un tee shirt marqué de l'inscription "Putain d'usine", le syndicaliste a pointé la sous-déclaration des incidents, la trop faible formation des salariés et l'insuffisance des plans de prévention. "Nous avons un problème au niveau du droit pénal. Il faut s'interroger non pas sur un éventuel parquet spécialisé sur ces questions, mais sur la capacité à relever ces infractions, au code du travail et à l'environnement, avant que les incidents ne surviennent. Mais une amende de 4 000€ ou 5 000€ (...) n'est pas dissuasive pour les employeurs. Il faut une tolérance zéro pour la délinquance patronale comme on l'a pour les accidents de la route".

Faut-il muscler le droit pénal de l'environnement ?

Ce propos rejoint ceux tenus par François Molins lors du colloque sur le procès environnemental, le 21 octobre dernier à Paris. Il est "procéduralement plus complexe" de poursuivre et de faire condamner une personne morale (une entreprise) en droit pénal de l'environnement, a-t-il observé en soulignant la longueur des procédures et la faiblesse des peines prononcées, les condamnations à de l'emprisonnement étant rares. Et le procureur près de la Cour de cassation de conclure que le renforcement de "la vigueur du droit pénal de l'environnemental" s'imposait, "au vu des atteintes majeures, nombreuses et multiformes à l'environnement", afin "d'augmenter le nombre d'affaires présentées devant les chambres correctionnelles".

 

Quid des élus du CSE face au risque ?

Délégué syndical CFE-CGC et secrétaire du CSE et de la commision santé, sécurité et conditions de travail (SSCT) de Lubrizol, Francis Malandain juge que les scénarios dans les plans de prévention des risques (PPRT), qui ne concernent que l'établissement à risque (ici Lubrizol), devaient être revus pour englober une zone plus large couvrant d'autres entreprises, l'incendie de Rouen s'étant peut-être déclaré hors du site de l'industriel et ayant touché par ses fumées une zone plus large. "Lorsque la Dreal vient sur le site, il serait bien que les élus soient systématiquement prévenus afin que nous puissions savoir ce qui se dit mais aussi apporter notre contribution avec des propositions d'amélioration qui ne peuvent pas toujours être vues par l'industriel et l'administration", a également demandé le représentant du personnel.

Après l'accident d'AZF, la loi Bachelot de 2003 a renforcé les prérogatives et les moyens des ex-CHSCT, a souligné pour sa part Bertrand Brulin, de la CFDT, "le CHSCT étant alors consulté sur les demandes d'autorisation d'exploiter, sur les études de danger". Avec le CSE, a expliqué le syndicaliste aux sénateurs, "on se retrouve avec des élus ayant plusieurs casquettes, économique et sociale, et il va falloir qu'ils prennent ces questions d'hygiène, de sécurité, des conditions de travail". Certes, Lubrizol a eu 39 contrôles en 6 ans, a repris Bertrand Brulin, "pour autant cela n'a pas évité l'accident" et il faut donc s'interroger, selon lui, sur ces contrôles, "avec des moyens en baisse". La CFDT revendique depuis AZF la création d'un bureau enquête accident,  à l'image de ce qui existe pour l'aviation ou pour les transports, comme on l'a vu avec l'accident mortel lié à l'effondrement d'un pont dans le Tarn : "18 ans après AZF, on entend encore les conclusions et l'arrêt de la Cour de cassation (..) Il faut aller beaucoup plus vite sur des logiques d'analyse et de retours d'expériences".

"Les sous-traitants d'un site Seveso ont des formations mais pas la culture de prévention que peuvent avoir les salariés du site", considère pour sa part Corinne Adam, déléguée CFTC de Lubrizol. Et l'approche de ces formations lui pose également problème : "Nous avons des formations Seveso. Mais jamais on ne présente les choses en nous disant : vous en tant que représentant du personnel d'un site Seveso, voici ce que vous devez faire". Et l'élue d'avoir une pensée pour les pompiers : "Quand ils sont arrivés sur notre site, ils n'avaient pas l'équipement adapté. Il faut revoir cela".

 

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

Découvrir tous les contenus liés
Bernard Domergue
Vous aimerez aussi