En Mai 68, dans la région havraise, concerts et représentations théâtrales ont lieu dans une quarantaine d'usines occupées par les ouvriers. Un moment de culture populaire, qui se prolongera dans les comités d'entreprise, que nous racontent Claude Noël, alors secrétaire du CE de Renault Sandouville, et François Auvray, secrétaire du syndicat CGT de CNMP Bertier.
En Mai 68, la région havraise connaît une incroyable expérience, que l'historien Serge Reneau n'hésite pas à qualifier "de révolution culturelle" (1). Cette fois, la tempête ne vient pas de la mer mais des terres. Dans de très nombreuses usines occupées, la Maison de la culture du Havre, un établissement inauguré sept ans plus tôt par André Malraux, propose des spectacles et activités culturelles pour les ouvriers en grève, avec le concours des comités d'entreprise. Sous la houlette de son directeur, Bernard Mounier (notre photo), cette maison conduira 259 interventions dans 47 entreprises, au grand déplaisir d'ailleurs du ministre du général de Gaulle qui demandera en vain au directeur "de quitter cette sédition". Au programme : le mime René Quellet, le chanteur Léo Ferré, le violoniste Ivry Gitlis, la compagnie de théâtre havraise Le Tableau gris, des projections de films, etc. (2). Cinquante ans plus tard, Ginet Dislaire, alors âgée de 20 ans et chargée de l'accueil à la Maison de la culture, garde un souvenir "extraordinaire" de cette expérience "magique" : "C'était une grande fête, un émerveillement total, une découverte permanente et une convivialité incroyable. Nous étions dans l'utopie, nous pensions que le monde allait changer, devenir plus juste".


"C'est quand même assez unique ce qui s'est passé là, et c'est une initiative culturelle venue du monde syndical. Ça nous changeait des CE qui ne faisaient rien hormis des arbres de Noël ou des repas pour les anciens", renchérit Alain Bozec, 17 ans à l'époque et déjà jeune militant. Pour Jacky Maussier, président de l'institut CGT de l'histoire sociale de Seine-Maritime, le plus intéressant est que ce ne fut pas qu'un feu de paille : "Certains CE ont continué par exemple d'inviter une fois par mois un écrivain pour débattre avec les salariés. Il y a eu aussi une mutualisation des moyens entre plusieurs CE pour faciliter l'accès à la culture". Serge Reneau explique ce mouvement par les particularités du Havre, une ville ouvrière, communiste et syndiquée, où la dynamique du mouvement social n'est pas venue des étudiants comme dans les villes universitaires.
Jetons un petit coup d'oeil dans le rétroviseur. En Mai 68, Claude Noël a 25 ans. Il est secrétaire du comité d'entreprise de Renault Sandouville, une usine qui emploie alors 6 à 7 000 salariés (les effectifs atteindront 13 à 14 000 en 1973-1974). La Régie y fabrique son haut de gamme, la R16, une élégante berline-break à hayon élue voiture de l'année en 1966. Claude Noël est entré dans l'usine trois ans plus tôt, comme agent dans la logistique, pour assurer l'approvisionnement des pièces pour la chaîne. Contrairement à la plus grande partie du personnel, composé alors de populations rurales (travailleurs agricoles ayant perdu leur emploi ou anciens artisans, par exemple) c'est déjà un militant CGT éprouvé.


Dans ce bastion CGT et communiste qu'est alors le Havre, à 17 km à peine de Sandouville, Claude Noël a fait partie d'un foyer de jeunes travailleurs qui cultive l'autonomie des jeunes et prône l'émancipation des travailleurs, que ce soit pour les loisirs, les activités culturelles ou pour les vacances. C'est un prêtre ouvrier, Jean-Marie Huret, établi en usine depuis 1956, qui a créé ce réseau de foyers de jeunes travailleurs où l'influence d'un catholicisme progressiste va souffler pendant des années. Ce militant est aussi secrétaire du CE de Dresser-Dujardin et anime des stages culturels pour les comités d'entreprise avec l'association Tourisme et travail dont il deviendra plus tard permanent (3).
Disparu en 2004, Jean-Marie Hurel, qui a été le premier ouvrier administrateur de la Maison de la culture du Havre, sera l'une des figures du bouillonnement syndical et culturel havrais, l'autre grande personnalité du Mai havrais étant Albert Perrot, un ouvrier qui fut président le Maison de la culture du Havre en 1983. Décédé l'an dernier, Albert Perrot, lui aussi très imprégné de foi catholique, était le secrétaire de l'union départementale CGT de Seine-Maritime et présidait depuis 1965 l'association Tourisme et Travail.


Cette association, qui favorisait le départ en vacances des salariés des milieux populaires, s'était dotée d'une commission culturelle. "Ces foyers de jeunes travailleurs ont formé des jeunes arrivés à l'âge adulte en 68, et il y a eu aussi l'influence forte de Tourisme et travail qui a tissé des liens avec le monde de la culture : cela explique la particularité de la période allant de 68 à 74 au Havre", analyse l'historien Serge Reneau. "Nous avons compté jusqu'à 150 comités d'entreprise adhérents à Tourisme et travail au Havre dans les années 70", souligne Alain Bozec, qui a été l'un des animateurs de l'association et qui cherche à transmettre la mémoire de ce mouvement social singulier (4).
Mais revenons au printemps 68. A Sandouville, le mouvement prend l'aspect d'une révolte improvisée, selon Claude Noël. En effet, si la berline R16 est confortable, les cadences imposées pour la produire le sont beaucoup moins, ce qui entraîne des mouvements de grève spontanés de la part d'ouvriers en révolte mais sans culture syndicale. "Les conditions de travail sont pénibles. Il y a notamment un atelier de sellerie où les femmes découpent des tissus et les assemblent pour les sièges", nous retrace-t-il. Rien n'est planifié par la CGT lorsque tout le personnel rejoint une grève déclenchée par ras-le-bol. "Les travailleurs se mettent à défiler dans les ateliers. Il y a même du karting ! Il faut essayer de canaliser un peu les choses, pour qu'il n'y ait pas de casse sur l'outil de travail".

L'usine est arrêtée, l'occupation commence, "la direction s'enfuit par les toits". Les militants CGT s'organisent, y compris pour résister à une intervention policière qui n'aura jamais lieu. De nombreux salariés rejoignent leur campagne. "Nous avons occupé l'usine 33 jours, mais il n'y pas eu plus d'une centaine de personnes présentes", précise Claude Noël. Ce dernier décrit une ambiance joyeuse, festive. Et c'est tout naturellement, grâce aux liens tissés par la CGT avec la Maison de la culture du Havre, que celle-ci va proposer dans l'usine ce qu'on appelle aujourd'hui du spectacle vivant : concerts, théâtres, etc.
Cette expérience, qui s'insère dans une vie sociale et militante foisonnante et enrichie de multiples échanges, change l'approche du comité d'entreprise. "Après 68, nous développons les activités culturelles de développement personnel, souligne aujourd'hui Claude Noël. Pour nous, la culture ne doit pas être réservée à une élite, les travailleurs y ont droit aussi". Dopé par le doublement de son budget obtenu devant les juges, le CE de Renault Sandouville rejoint Tourisme et travail, et sa commission culturelle.

De nombreux CE de la région adhérent à ce comité qui mutualise réflexion et action collective sur la culture. "Notre CE embauche alors des animateurs pour monter des activités, des expositions, des rencontres avec des artistes. Nous développons la bibliothèque, avec plusieurs bibliothécaires salariés, et nous proposons un bibliobus qui se déplace sur le site afin que les ouvriers, lors du changement de poste à 14h, puissent accéder aux livres".
Le CE invite régulièrement des auteurs à venir présenter leurs ouvrages. Même les séjours vacances proposés par le CE se mâtinent de culture : "Nous ne voulons pas développer de la simple bronzette mais proposer aussi des visites de sites sur place", dit Claude Noel.
Cinquante ans plus tard, quel bilan l'ancien secrétaire du CE tire-t-il de tout cela ? Claude Noël admet une certaine part d'utopie "dans l'idée qu'il faut révolutionner l'accès à la culture, même si nous n'avons jamais formulé cela comme ça". A ses yeux, ce mouvement a semé des graines qui pourront germer à nouveau. Mais n'idéalisons pas, nuance-t-il : "Si nos activités marchaient bien, il y avait aussi des choses compliquées à l'époque. Par exemple, les travailleurs qui habitaient loin de l'usine ne comprenaient pas pourquoi le CE faisait un ensemble sportif près du site".
Interrogé lui aussi sur les différences qui séparent 2018 de 1968, l'historien Serge Reneau ne peut que souligner le caractère extraordinaire de la politique d'accès populaire à la culture menée dans la région havraise. "Depuis, observe-t-il comme à regret, il s'est produit une uniformisation certaine avec une culture de masse et des loisirs de masse". Mais pour Ginet Dislaire, qui dit son admiration pour Albert Perrot, un CE peut aujourd'hui encore chercher à "favoriser l'ouverture des esprits plutôt que de distribuer de l'argent", car "tout dépend des individus" et de la capacité de certaines personnalités à entraîner les autres. L'ancienne animatrice de la Maison de la culture du Havre s'emploie à faire vivre l'utopie de 68 à sa façon. A 70 ans, elle a créé une association, "Havre de cinéma", qui organise un festival jeune public du 18 au 28 avril au Havre. Faire découvrir, faire partager, rencontrer les autres, toujours...
Quand un concert de jazz remplace le bruit des machines |
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C'est "l'accumulation de revendications insatisfaites", notamment lors de grèves en 67, et l'attitude jugée "méprisante" de la direction qui pousse le syndicat CGT de l'entreprise CNMP Bertier (devenue Hispano Suiza), près du Havre, à poser un ultimatum à sa direction en la menaçant d'une occupation d'usine. Bien que cet "ultimatum" survienne après la journée du 13 mai, lors de laquelle tous les employés sortent de l'usine à l'appel de tous les syndicats nationaux, la direction ne prend pas la menace au sérieux, nous raconte François Auvray, secrétaire du syndicat CGT de l'usine qui emploie alors 600 à 700 personnes. "Quand nous avons parlé d'ultimatum, ça les a fait rire. Alors, le 17 au soir, nous avons occupé l'usine, suite �� un vote massif des travaileurs, jusqu'au 9 ou 10 juin", dit le militant. L'ambiance ? "Nous étions sereins car conscients de notre force, et en même temps sérieux car nous fabriquions aussi du matériel militaire et il fallait veiller à la sécurité". Créé quatre ans avant, le comité d'entreprise dispose déjà, et c'est alors peu courant, d'une commission culturelle, "car nous avions des amis à la maison de la culture du Havre et nous proposions déjà leurs spectacles aux salariés", précise François Auvray. Dans le grand hall de l'usine, en Mai 68, le bruit des machines sera même un soir remplacé par les airs d'un concert de jazz. |
(1) Professeur agrégé d'histoire, Serge Reneau est l'auteur d'une thèse intitulée "Politiques et pratiques culturelles au Havre, 1944-1993".
(2) Voir page 249 du livre "Mai 68 par celles et ceux qui l'ont vécu", ouvrage coordonné par Christelle Dormoy-Rajramanan, Boris Gobille et Erik Neveu, Editions de l'Atelier.
(3) Jean-Marie Huret (1924-2004) faisait de l'animation culturelle et donnait des cours d'histoire sur le mouvement ouvrier. Il deviendra après 1968 permanent de l'association Tourisme et travail, faisant du château de Valmont un parc de loisirs et d'activités culturelles pour une quarantaine de comités d'entreprise de la région havraise, indique le dictionnaire Maitron dans la notice consacrée à cette figure des prêtres ouvriers insoumis.
(4) L'association Tourisme loisirs culture (TLC), qui fait partie du réseau Ancav-TT, propose des séjours de vacances aux CE de la région havraise. Elle est en partie l'héritière de Tourisme et travail, association disparue en 1986, dont nous parlons dans cet article.
Le Havre commémore Mai 68 |
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► Une conférence Le vendredi 25 mai à 18h au centre havrais de recherche historique (CHRH), au fort de Tourneville (55 rue du 329e, Le Havre), l'historien Serge Reneau fera une conférence ouverte au public sur le thème : "Mai 68, une révolution culturelle au Havre". ► Un débat L'institut CGT de l'histoire sociale de la Seine Maritime organise le 6 juin à 16h30, à la maison des syndicats du Havre, un débat sur 68 et plus particulièrement sur l'intervention du monde de la culture dans les entreprises occupées de la région havraise, et son prolongement dans l'action des comités d'entreprise les années suivantes. Avec la participation de Ginet Dislaire, ancienne responsable de la Maison de la culture du Havre, de Lionel Lerogeron, secrétaire du comité régional CGT, de Gilbert Garel, président de l'institut d'histoire sociale de la CGT, et des témoins comme Claude Noël et François Auvray, que nous citons dans notre article ci-dessus. ► Un film Il faut visionner cette incroyable séquence d'images muettes de 22 minutes tournée dans la région du Havre, en Super 8, par Albert Perrot. On y voit des manifestants défiler, des piquets de grève, des rassemblements dans des cours d'usines, des images du port, etc. Pour se faire une idée de l'atmosphère havraise d'il y a cinquante ans. ► Des livres "Culture et démocratie, une histoire de la Maison de la culture du Havre", 317 pages, Editions Presses universitaires de Rouen et du Havre, 25€. Voir ici la présentation faite sur le site de l'institut CGT d'histoire sociale de Seine-Maritime. Mai-juin 68 en Seine-Maritime, un printemps de luttes sociales qui ont changé la vie, par l'institut CGT de l'histoire sociale 76. Voir ici. "Communistes au Havre, histoire sociale, culturelle et politique, 1930-1983", par Marie-Paule Hervieu, PURH, 2009. |
► Demain, dernier article de notre série : Mai 68, quelles correspondances avec 2018 ?
Représentants du personnel
Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux. Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.
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