Maltraitances infantiles : "la responsabilité est nationale"

Maltraitances infantiles : "la responsabilité est nationale"

29.01.2018

Action sociale

Les travailleurs sociaux sont en première ligne lorsque des drames arrivent, sans toujours pouvoir se défendre. Isabelle Chaumard, éducatrice spécialisée de formation, a lancé un groupe Facebook de professionnels de la protection de l’enfance ("Travailleurs sociaux en danger"), qui a voulu prendre la parole suite au décès d’une fillette, maltraitée par ses parents, à Bourges.

Suite au décès d’une fillette à Bourges dans un contexte de violences intrafamiliales, le journal La Croix a publié le 11 janvier dernier un article intitulé « Maltraitance, pourquoi le repérage reste défaillant ». La journaliste y pointait des travailleurs sociaux peu formés pour écouter la parole de l’enfant ou encore enrobant des situations très préoccupantes d’un vocabulaire euphémisant et inadéquat. Choqué, un groupe Facebook réunissant des professionnels de la protection de l’enfance (« Travailleurs sociaux en danger ») a demandé un droit de réponse au quotidien national, qui ne le lui a pas accordé. Nous donnons ici la parole à Isabelle Chaumard, éducatrice spécialisée de formation et ancienne lanceuse d’alerte, qui est à l’origine du groupe Facebook.

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Isabelle Chaumard : Avec un profond sentiment d’être accusés à tort et incompris. J’ai monté ce groupe fin décembre pour accompagner la sortie de mon livre « Travailleurs sociaux en danger – la boîte à outils ». Quinze jours après, plus d’un millier de professionnels de la protection de l’enfance y étaient inscrits – c’est dire l’ampleur du désarroi dans le secteur. Les débats y ont d’emblée été d’une grande richesse. Or cet article de La Croix est paru suite au drame qui a eu lieu à Bourges, et quand je l’ai posté, cela a suscité des dizaines de réactions indignées. Nous avions vraiment l’impression, après tous nos échanges, que la journaliste passait complètement à côté des vraies questions pour se focaliser sur la formation. En outre, associer comme cela a été fait le décès d’un enfant à une insuffisance de formation, alors même que dans le cas de cet enfant l’évaluation a été correctement faite, nous a paru très injuste.

D’où l’idée d’un droit de réponse…

Oui, l’article est clairement déséquilibré, il y manque le point de vue des travailleurs sociaux. La journaliste aurait pourtant pu solliciter l’Association nationale des assistants sociaux (Anas) ou l’Organisation nationale des éducateurs spécialisés (Ones). C’est un gros problème, car personne n’a d’image de ce que font les travailleurs sociaux, surtout dans le champ de la protection de l’enfance, qui n’intéresse personne, sauf les parents concernés. On a donc vraiment le sentiment de n’être écouté à aucun niveau : ni à celui de nos institutions, ni au niveau de la société.

Comment avez-vous construit ce texte ?

J’ai demandé aux membres du groupe de m’envoyer des éléments sur leurs conditions de travail – nombre d’enfants ou de familles dont ils s’occupent, nombre d’informations préoccupantes à évaluer pour les assistantes sociales, etc. Cent réponses me sont parvenues durant le week-end, ce qui m’a donné une vision large de la situation. Or tous ces chiffres montrent qu’il est impossible d’assurer la protection de l’enfance dans ces conditions. J’ai construit le texte à partir de ces données et de nos échanges.

Quelles questions majeures avez-vous cherché à donner à entendre ?

La question de la formation, dans toutes les professions, est toujours à remettre sur la table, mais le problème de fond aujourd’hui est la situation catastrophique d’enfants dont la sécurité n’est plus assurée du fait d’un manque de moyens humains, d’un engorgement des structures, d’une hausse dramatique des missions qui incombent aux professionnels, mais aussi parce que tous les outils de prévention sont entamés : les Rased ont été supprimés, la prévention spécialisée est démantelée, les assistantes sociales des écoles pourtant en première ligne pour l’évaluation sont débordées… Il faut s’imaginer qu’aujourd’hui par exemple, un éducateur spécialisé est amené à accompagner 30, 40, 50 enfants dans le cadre de l’aide éducative à domicile (AED). Cela signifie que soit il s’adresse prioritairement aux situations les plus dramatiques, soit il choisit de faire du saupoudrage, et qu’évidemment il ne peut dans ces conditions exercer la vigilance qui serait nécessaire. De même une assistante sociale ne peut pas s’atteler à dix informations préoccupantes dans la semaine. Ce nouveau drame s’inscrit donc dans un contexte global, extrêmement grave, qui dépasse très largement la problématique de la formation.

Et cela place les travailleurs sociaux en première ligne lorsque des drames arrivent…

Oui, leur responsabilité est bien évidemment engagée, que ce soit dans le cadre des placements – lorsqu’on constate des abus sexuels ou des violences très graves entre mineurs – des évaluations ou des interventions en milieu ouvert, dans les cas de maltraitances infantiles. Et ce d’autant plus que la loi de 2007 a placé le département chef de file de la protection de l’enfance. Or les travailleurs sociaux n’ont pas les moyens de mener à bien leur mission. De bonnes lois ont été votées, mais il pourrait en avoir de meilleures encore que cela ne changerait rien, si elles sont inapplicables. Je sais que tout le monde est fatigué d’entendre parler de manque de moyens, et pourtant il faut constater qu’ils manquent. Cela renvoie à des choix politiques locaux - certains départements décidant de mettre la priorité sur d’autres services – et nationaux, avec le problème des baisses de dotations qui empêchent les départements d’injecter les moyens nécessaires.

Que faire, dans ce contexte ?

Pour moi, il y a deux instruments : la loi, et la presse. La loi, pour que les travailleurs sociaux s’appuient dessus afin de se protéger et de réagir. Aujourd’hui, beaucoup de travailleurs sociaux n’osent pas donner l’alerte face à des situations préoccupantes parce qu’ils craignent des rétorsions de leur hiérarchie. Beaucoup des travailleurs sociaux du groupe Facebook que j’ai monté le disent. Et de fait, signaler peut exposer à une mise au placard, voire à du harcèlement dans certaines structures. Je l’ai vécu moi-même dans un département pour lequel je travaillais. On sait aussi à quel point le burn-out est important dans le secteur du travail social. Or il faut que les professionnels puissent alerter sans se mettre en danger. Cela suppose de s’appuyer sur la loi, qui exige que tout un chacun fasse un signalement au procureur en cas de non assistance à personne en danger. Il importe donc qu’ils connaissent les lois leur permettant d’alerter sur les situations institutionnelles et l’utilisent pour se protéger et protéger les publics.

Quant à la presse, elle a un impact sur la population, qui a besoin d’être informée, de se représenter ce qui se passe. Il n’est jamais rien advenu dans l’histoire sans mobiliser les populations. Nous devons donc aujourd’hui faire savoir que la responsabilité de ce qui se passe est nationale. Pointer du doigt les seuls travailleurs sociaux, qui tirent depuis des années la sonnette d’alarme pour dire combien la protection de l’enfance se disloque ne conduira à rien, sinon à voir se gonfler la rubrique des faits divers.

Propos recueillis par Laetitia Darmon
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