Management "agile" : quel rôle pour le CHSCT ? 2/2

05.11.2014

Représentants du personnel

Nous avons vu hier ce que les méthodes dites "agiles" pouvaient avoir de positif concernant le travail collaboratif et la prise en compte de l'utilisateur final. Problème : tous les projets sont loin de respecter cet esprit initial. Que peuvent faire dans ces cas les CE et CHSCT ? Suite et fin de notre enquête.

A côté des projets "agiles" pouvant représenter une réelle innovation positive dans les méthodes de travail (voir le premier volet de notre enquête), cette idée à la mode est aussi mise à toutes les sauces dans certaines entreprises. "Des projets sur la conduite du changement se limitent parfois à de la formation et de la communication, sans prendre en compte le travail réel", déplore ainsi Romain Chevallet, le responsable méthodes de l'Anact (Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail).
Il peut s'agir là d'une volonté de flexibilisation habillée en termes flatteurs, décrypte un autre expert. Après les réorganisations et l'intensification introduites à l'occasion des 35 heures, les entreprises chercheraient une nouvelle recette pour monter d'un cran encore dans la productivité et répondre à une demande du client de plus en plus pressante.

L'agilité mariée au Lean : danger !

D'où ce paradoxe : des cabinets de conseil mettent en avant le côté séduisant de l'agilité (travail collaboratif, autonomie, etc.) pour l'associer ensuite à des formes de contrôle de gestion très serrée, comme le Lean, dont on connaît bien les dégâts potentiels sur l'organisation du travail et la santé des salariés (notre article). Là, il y a clairement danger avec un discours officiel demandant aux salariés de collaborer et de coopérer entre eux mais sans qu'il leur soit donné le temps pour réellement le faire.
Bertrand Jacquier, expert auprès des CHSCT pour le cabinet Isast, et ancien manageur de l'industrie automobile, l'assure : "Cette méthode réorganise complètement le travail. Elle exige des salariés qu'ils trouvent une réponse rapide à un problème posé, même si cette réponse n'est pas entièrement satisfaisante. C'est le règne de la réactivité : le temps devient l'étalon". Une méthode qui serait même appliquée à l'examen des crédits de financement dans les équipes d'une banque publique !

 

L'agilité est un management du renoncement
Conséquence pour le salarié : son temps est complètement soumis à la méthode. "Cela signifie que l'agilité est un management du renoncement. Puisqu'on est toujours pris par le temps, le manager doit renoncer à certaines choses, et y faire renoncer les salariés", tranche Bertrand Jacquier.
 

A la direction des services informatiques de la SNCF, l'introduction de cette méthode impacte de plein fouet les règles de métier des cheminots, une culture historique basée notamment sur la sécurité. Même chose chez Orange, où 15% des projets informatiques seraient déjà managés selon les principes agiles : ces nouvelles règles perturbent les habitudes de travail des salariés dont une partie reste issu de la fonction publique. "Il y a dans l'agilité une forme de dictature de la transparence : avec des tableaux de bord affichés en permanence, tout le monde est contrôlable", constate Pierre Perrevort, expert économique chez Syndex.

"Des managers ne supportent pas la question des DP sur ces méthodes"

Bertrand Jacquier n'hésite pas à pointer le côté "messianique" de ces recettes, censées apporter la solution grâce à des solutions infaillibles, reproductibles partout. "Le problème, c'est que les jeunes ingénieurs en formation à Centrale sont persuadés que c'est une solution miracle", s'inquiète l'expert.
Ce dernier voit la même attitude chez les consultants et les managers "convertis" : "Ils raisonnent comme si c'était un système total, presque à la façon d'une secte. Ils ne supportent pas la contradiction, a fortiori les questions que leur remontent les délégués du personnel sur les dysfonctionnements observés". Et Bertrand Jacquier de confier : "Quand j'étais dans l'industrie, un de mes critères d'évaluation était d'ailleurs le nombre de questions posées par les délégués du personnel à propos du Lean".

Des méthodes introduites au fil de l'eau

Justement, que peuvent faire des élus du personnel, à commencer par des membres de CHSCT, confrontés à l'arrivée dans leur entreprise d'une méthode "agile" ? Le CHSCT doit être consulté avant toute transformation importante des postes de travail découlant d'un changement de l'organisation du travail (art L4612-8 du code du travail).  "Le rôle du CHSCT est dès lors de questionner l'entreprise sur la façon dont ce projet va être conduit, de demander quand et comment les salariés seront impliqués dans le processus, afin que le travail réel soit bien pris en compte. Ces questions sur l'organisation du travail et ses conséquences sur le personnel doivent être posées en amont", répond Romain Chevallet.

 

Seuls 5% des projets sont véritablement annoncés
Certes, mais encore faut-il être conscient de ce qui est en jeu. Or, selon les expertises qu'il a été amené à conduire, Bertrand Jacquier estime que seuls 5% des projets sont annoncés en tant que tels aux salariés et aux élus du personnel.
 

Dans ce cas, CE et CHSCT doivent veiller à ce que l'information donnée pour cette consultation soit suffisante, souligne Sylvain Girard, expert CHSCT auprès de Syndex : "Le dossier doit être réellement documenté sur le projet, sur l'évaluation de ses conséquences sur l'organisation du travail, sur les mesures correctives prévues. Il appartient aux élus du CHSCT de mettre le travail et l'impact de ces changements sur les salariés au centre de ces échanges".
Mais dans 5% des autres cas, la méthode est "encapsulée", ajoute Bertrand Jacquier : "Par exemple, c'est à l'occasion du développement d'un projet isolé qu'on va introduire cette nouvelle méthode", constate l'expert. Enfin, dans 90% des cas, ces méthodes sont introduites "façon puzzle", simultanément sur plusieurs chantiers, comme une "contagion", sans pour autant que cela soit présentée comme une réorganisation des méthodes.

Que faire du point du vue du CHSCT ?

Les membres d'un CHSCT peuvent donc avoir du mal à réagir : un changement dans un bureau isolé ne semble guère justifier une expertise. Pour agir, les élus doivent donc être en mesure de prendre conscience de la nature collective et organisée des modifications qu'ils constatent. Comment ? En étant à l'affût de ces "signaux faibles", selon le mot de Sylvain Girard, que sont des mots comme "scrum", "travail collaboratif", "coopération", voire en s'interrogeant sur l'enjeu qui se trouve derrière la création de groupes de projets ou de formation sur ces thèmes.
Il faut surtout être "constamment sur le terrain afin de parler travail avec les salariés afin de pouvoir sentir ces changements, ajoute Bertrand Jacquier. Une bonne coordination entre les délégués du personnel et les membres du CHSCT est nécessaire".
Le CE doit aussi être dans la boucle : "Si la direction prétend que telle méthode a pour objectifs de réduire les délais de livraison, cela signifie qu'on est sur de l'économique : aux élus du CE de chercher à en savoir plus en demandant les chiffres réels constatés".

 

Les problèmes de santé révèlent souvent la mise en oeuvre de ces nouvelles méthodes
Les élus doivent aussi se former pour apprendre en quoi consistent ces méthodes, demander une formation syndicale, lire ce qui existe sur le sujet. Ensuite, ils pourront demander à leur direction la prise en compte d'indicateurs de suivi de la santé au travail, voire lancer une expertise s'ils ont assez rassemblé d'éléments,
 

disent en choeur plusieurs experts. Rappelons en effet que l'article L4614-12 du code du travail prévoit que le CHSCT peut faire appel à un expert agréé soit en cas de risque grave, révélé ou non par un accident de travail, soit en cas de projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail.
Les élus auront aussi intérêt, nous souffle un autre expert auprès des CHSCT, à mettre une direction face à ses contradictions : "Si la méthode agile prônée par la direction vise à faciliter le travail collaboratif, l'interactivité, la mobilisation des salariés, il faut lui opposer les constations faites sur la réalité du travail que vous avez observé après l'introduction de cette méthode".
Reste que ce sont souvent les problèmes de santé entraînés par l'introduction des méthodes Lean et agiles, comme les risques psychosociaux (RPS) ou troubles musculosquelettiques (TMS), qui suscitent la réaction des élus.

Plus qu'une mode

Des réactions qui pourraient se multiplier à l'avenir. Pierre Perrevort, expert économique chez Syndex, voit dans l'agilité pas seulement une mode "mais une méthode qui va s'inscrire dans la durée". On ne peut donc qu'être d'accord avec Sylvain Girard lorsqu'il incite les membres du CHSCT à cibler leur action sur l'essentiel de leur mission, définie à l'article L4612-1 du code du travail : "Contribuer à la protection de la santé physique et mentale et de la sécurité des travailleurs, contribuer à l'amélioration des conditions de travail, veiller à l'observation des prescriptions légales". De l'agilité de la représentation du personnel...

 

►Pour lire le premier volet de notre enquête, cliquez ici

 

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Bernard Domergue
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