Mario Correia : "Il faut davantage de formations pour les élus du personnel"

Mario Correia : "Il faut davantage de formations pour les élus du personnel"

28.11.2019

Représentants du personnel

L'institut régional du travail (IRT) d'Aix-Marseille forme depuis 60 ans élus du personnel et représentants syndicaux. Son directeur, Mario Correia, un plombier devenu sociologue grâce à la formation continue, nous livre son analyse de l'évolution des besoins en formation des membres du CSE et sa vision des défis auxquels le syndicalisme est confronté. Interview.

Qu'est-ce que l'institut régional du travail (IRT) d'Aix-Marseille qui fête en 2019 ses 60 ans ?

"L'institut d'Aix-Marseille est l'un des dix IRT en France. C'est l'universitaire Marcel David, un historien et un militant catholique, qui est à l'origine de ces instituts. C'est lui qui a porté cette initiative auprès des ministères. A cette époque encore marquée par la seconde guerre mondiale, il y avait cette idée, défendue par les militants d'éducation ouvrière, par les syndicalistes et par certains cadres dans les ministères, qu'il fallait refonder un progrès social devant profiter à tous.

A l'origine, il y avait l'idée d'un progrès social devant profiter à tous

 

Marcel David avait fait le constat que les représentants du personnel n'étaient pas à égalité avec les employeurs dans les négociations, et qu'il fallait donc les outiller en proposant, à l'intérieur de l'université, un programme spécifique. Son idée a été de monter un dispositif dans lequel les militants syndicaux des trois organisations représentatives de l'époque (la CFDT, la CGT et FO) pouvaient venir se former. Ce modèle a été formalisé à Strasbourg puis lancé à Grenoble, Aix-Marseille, Paris, etc. (1).  A chaque fois, il a bien sûr fallu partir du projet initial, mais aussi s'appuyer sur des initiatives locales d'universitaires et de syndicalistes capables de se rencontrer et de se mettre d'accord sur ce modèle. A Aix-Marseille, au départ, ce sont des gens de gauche, des sociologues et des économistes, qui ont à la fois fondé le Lest (laboratoire d'économie et de sociologie du travail) et participé à l'aventure de l'institut régional du travail, l'IRT étant toujours lié à ce labo.

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Qu'est-ce qui vous a amené, vous sociologue, à l'institut régional du travail ?

Au départ, je ne suis pas sociologue mais plombier. J'ai travaillé à la compagnie générale des eaux. J'ai dirigé l'un des premiers dispositifs d'insertion sociale professionnelle pour les jeunes en 1983, je suis passé dans le dispositif de formation continue puis par le DHEPS, diplôme de hautes études de la pratique sociale. Là, j'ai découvert le sociologue Pierre Bourdieu. C'était magique.

 Pendant 2 ans, je répondais par une citation de Bourdieu à n'importe quelle question !

 

Je ne prenais plus de vacances, je passais mes jours et mes nuits à dévorer des bouquins, et en plus on me payait pour ça ! Cela a mis du sens dans tout ce que j'avais vécu (2). Cela dit, pendant deux ans, je répondais à n'importe quelle question par une citation de Bourdieu, et c'était assez éprouvant pour mon entourage ! Après, j'ai fait un passage à la Sorbonne, mais le public de la formation initiale, ce n'était pas pour moi. Enseigner la sociologie du travail à des gens qui n'ont jamais travaillé, c'est compliqué ! Dès que j'ai pu, j'ai demandé mon rattachement à l'institut des sciences sociales du travail de Bourg-la-Reine. Ensuite, j'ai demandé ma mutation à l'institut d'Aix-Marseille, où nous sommes quatre enseignants-chercheurs. A l'intérieur de l'université, c'est un espace où l'on ne fait jamais la même chose. Nous n'avons pas d'étudiants, nous sommes sous la double tutelle du ministère du Travail et de l'Enseignement. En janvier prochain, nous déménageons l'institut d'Aix à Marseille pour des raisons pratiques (nos locaux n'étaient pas adaptés à Aix et il n'était pas facile d'y faire venir des représentants du personnel éloignés) mais aussi politiques, car nous nous rapprochons des centres de décision de la région. 

Aujourd'hui, quelle est l'activité de l'IRT d'Aix-Marseille ?

Nous formons chaque année environ 500 élus du personnel et représentants syndicaux. Nous avons trois grands types d'action. Tout d'abord, nous menons en oeuvre des formations financées par le ministère du Travail et réservées aux organisations syndicales. C'est l'organisation syndicale (OS) qui nous envoie les stagiaires. Le contenu est variable, il dépend de la demande syndicale, à partir de laquelle nous construisons, avec l'OS, un programme pédagogique. Ce peut être la sécurité sociale, les nouvelles formes du capitalisme, ou bien des formations comme "devenir militant pour la CFDT", etc.

 La Direccte nous demande de former tous les représentants du personnel de la région, afin de toucher les non syndiqués

 

Deuxième volet de notre action : depuis 15 ans, la Direccte (direction régionale des entreprises et du travail) de Paca (Région Provence-Alpes-Côte-d'Azur) nous demande de former les représentants du personnel de toute la région. Il s'agit de toucher des représentants du personnel qui ne sont pas syndiqués, et donc pas couverts par les programmes conçus par le ministère du Travail et par les organisations syndicales. Sans formation, ces élus sont en effet en grande difficulté pour négocier et conduire des politiques revendicatives, etc. Nous accueillons donc dans ces stages des personnes non syndiquées mais aussi, car nous ne faisons pas le tri, parfois des élus syndiqués (CGT, SUD, CFE-CGC, etc.). Ils représentent un tiers des 500 personnes que nous formons chaque année. C'est la Direccte qui finance ce programme. Enfin, nous avons un troisième volet qui regroupe les formations obligatoires (formation économique et formation santé, sécurité et conditions de travail pour les élus du CSE). Là, nous sommes sur un marché concurrentiel.  

Comment vont évoluer, selon vous, les besoins de formation des élus et délégués avec les ordonnances Macron et le CSE ? 

Cette réforme, c'est un cataclysme. Nous en avons pour dix ans à nous en remettre ! Il va falloir beaucoup de temps pour que tout le monde soit formé à ces changements. Avant les ordonnances, beaucoup de formations financées par la Direccte traitaient d'une problématique en plein essor : les conditions de travail, la souffrance au travail, etc.

Le CSE a mis au second plan les formations à la santé au travail qui étaient en plein essor

 

Tout cela a quasiment disparu d'un coup. Tout le monde s'est concentré sur la mise en place de la nouvelle institution représentative du personnel et sur les nouveaux modes de négociation.  Je rappelle que nous ne répondons pas à des demandes de formations strictement juridiques. Nos programmes de formation peuvent comporter du juridique, mais il y a aussi de la sociologie, de l'économie, des experts, etc. Car pour négocier, ce n'est pas le droit qui donne les ressources suffisantes. Le droit donne un cadre qu'il faut connaître, mais pour négocier, il faut pouvoir analyser les enjeux, passer des alliances, définir une tactique, etc. Tout cela n'est pas du droit. 

L'arrivée de nouvelles générations de salariés, et donc d'élus CSE, va-t-elle susciter de nouveaux besoins de formation ?

Il y a des transformations, mais attention, les jeunes que nous formons sont très peu nombreux. L'enjeu, ce n'est pas tellement ceux que l'on forme, c'est plutôt ceux qui ne veulent pas rentrer dans une organisation syndicale parce que, pour reprendre leurs mots, le syndicat, c'est un truc "de vieux" et de "loosers". Ils sont sortis récemment de l'école, ils savent analyser les enjeux, négocier, ils affirment pouvoir se défendre seuls à l'intérieur d'une entreprise et ils pensent donc ne pas avoir besoin des syndicats. 

Pensez-vous la même chose ?

Non, bien sûr. Mais il leur faut un tout petit peu de temps pour s'apercevoir qu'ils ont tort. Comme ils s'estiment bons, ces jeunes salariés pensent naturellement qu'ils auront le traitement qu'ils méritent, un poste intéressant, la progression à laquelle ils aspirent, etc. Les désillusions, les conflits, les remontrances vont arriver nécessairement. Et c'est seulement à partir de là que le fait syndical pourra avoir un début d'existence. Par exemple, ici à Marseille, il s'est produit un gros conflit social qui a donné naissance à du syndicalisme chez Mac Do, alors que l'on pouvait penser que cette enseigne de restauration rapide employait des étudiants de passage qui ne se syndiqueraient jamais. Donc, rien n'est mécanique ni définitif. Mais, c'est vrai, nous avons un problème : ces jeunes ne sont pas attirés par le syndicalisme.

Ces jeunes seraient-ils, comme on l'entend souvent, trop individualistes ?

Ils ne sont pas individualistes, mais ils ont un rapport au travail très individualisé. Ils ne font du reste qu'obéir au message que leur adressent les employeurs depuis des années : "On ne vous doit rien, construisez vous-mêmes votre propre employabilité, vous devez être des entrepreneurs individuels à l'intérieur de l'organisation". Du coup, le collectif ne fonctionne pas très bien.

Rejoindre le syndicalisme, c'est se recentrer sur le travail. Or certains n'en ont pas du tout envie et pensent leur vie ailleurs

 

Voyant cela, certains salariés restent dans l'entreprise en se disant : "Compte-tenu de mes études, du niveau de poste et de salaire qu'on me propose, je ne vais pas me défoncer, je fais ce qu'on me demande, mais ma vraie vie est ailleurs, dans le sport, la musique, dans mes relations affinitaires". Rejoindre le syndicalisme exigerait de ces personnes qu'elles se recentrent sur le travail, or elles n'en ont absolument pas envie. Mais d'autres se disent, au bout d'un certain temps, que le collectif peut être intéressant et constituer une ressource, mais la forme organisationnelle des syndicats ne leur correspond pas. Ces personnes demandent à entrer et sortir quand elles le souhaitent, à être écoutées, or les organisations syndicales réclament un investissement durable et leurs structures sont lourdes. Pour décrocher un mandat politique, c'est long et progressif, il faut faire ses preuves, déposer des motions, etc.

Les jeunes demandent à agir tout de suite, mais dans un syndicat en place, ce n'est pas si simple

 

Ensuite, ces jeunes demandent à agir tout de suite. Or dans un syndicat en place, il y a déjà des personnes installées qui n'entendent pas partir du jour au lendemain.  C'est donc une situation complexe pour les organisations syndicales, leur pérennité reposant sur leur fonctionnement actuel. Un fonctionnement spontané de type Nuit debout ou les Indignés, des mouvements dans lesquels l'élaboration de revendications dépend des personnes présentes tel jour, tout pouvant changer le lendemain, est impossible à adopter pour une organisation syndicale. Il va pourtant bien falloir trouver quelque chose qui permette à ces jeunes d'exister dans une organisation qui leur corresponde quand même un peu, qui ne soit pas seulement l'image du monde ancien. 

Des associations parviennent à agréger des engagements temporaires de citoyens...

Oui,  mais une association représente un intérêt particulier, pas l'intérêt collectif. Et l'intérêt collectif, ça se construit. Un congrès syndical qui adopte des options revendicatives, c'est six mois de travail, d'élaboration, de votes, de désaccords et de compromis. 

La solution consiste-t-elle pour le monde syndical à court-circuiter le fonctionnement normal pour promouvoir certains jeunes talents, comme l'a fait l'UNSA par exemple

Tous les syndicats sont tentés de le faire. Quand ils repèrent quelqu'un qui paraît compatible avec l'organisation syndicale et qui porte quelque chose de particulier, les syndicats promeuvent souvent cette personne. Je pense à la CGT d'Orange qui a promu des jeunes qui vont sans doute ne pas rester longtemps sur le terrain et montrer très vite. Mais cela ne concerne que quelques individus, alors qu'il va falloir recruter de très nombreux jeunes pour tenir la représentation collective partout. 

Jugez-vous, comme votre homologue de l'IRT de Nancy, que les dispositifs de formation des élus du personnel sont insuffisants ?

Oui. Avec les ordonnances Macron, la représentation du personnel est sollicitée sur tous les fronts de négociation possible. Négocier sur l'intéressement, sur l'égalité professionnelle ou sur la formation, cela requiert des apprentissages solides sur chacun de ces thèmes.

Pourvoir négocier sur des sujets complexes réclame un ticket d'entrée élevé

 

Comprendre tel ou tel sujet, cela réclame un ticket d'entrée élevé ! On ne peut pas réduire le nombre de représentants du personnel et leur imposer une polyvalence sur tous les sujets de négociation sans leur offrir de meilleures ressources pour se former. Si on veut faire monter les représentants du personnel en compétence, ce qui serait la garantie que les négociations se passent correctement, il faut davantage de dispositifs de formation. Et le risque d'institutionnalisation des élus me paraît limité du fait de la limitation à trois du nombre de mandats successifs dans les CSE.

La validation des acquis des mandats tarde à monter en puissance...

C'est vrai, mais des choses se mettent en place. L'AFPA (association pour la formation professionnelle des adultes) a quand même installé un dispositif susceptible d'accueillir du nombre (lire notre article), et les services de formation continue, ou le CNAM, se sont professionnalisés sur l'accompagnement à la VAE (validation des acquis de l'expérience). Mais l'information reste difficile à trouver, et le coût individuel est important : la construction d'un dossier de VAE, c'est complexe et cela demande un fort investissement individuel.

 La VAE militante peut être attractive pour les jeunes salariés

 

Je pense que nous n'avons pas le choix : la validation des acquis des compétences liées aux mandats doit se développer. Elle correspond à quelque chose d'assez attractif pour les jeunes populations. Il n'était pas rare de voir dans les CHSCT des personnes qui avaient accepté ce mandat parce qu'elles pensaient que cette expérience allait élargir leurs connaissances et leur activité professionnelle. Ces expériences doivent être valorisées, soit dans l'entreprise en fin de mandat, soit ailleurs grâce à une certification ouvrant la voie à un autre parcours professionnel. 

Que pensez-vous des formations communes entre élus, délégués syndicaux d'un côté, et employeurs et RH de l'autre ?

Il peut être intéressant d'avoir des formations communes sur la négociation (qu'est-ce qu'une négociation ? quelle peut-être la méthode ?) et sur des aspects techniques lorsque ceux-ci priment sur des aspects idéologiques, comme, par exemple, sur la santé au travail. En septembre dernier, pour notre journée d'études sur la prise en charge de la santé-sécurité au travail par le CSE, nous avions des consultants et des représentants des DRH, cela ne posait pas de souci car ce n'était pas un espace d'affrontements. Mais dès qu'on se trouve sur des logiques antagonistes, ce qui est souvent le cas lorsque chaque partie qui négocie défend des intérêts différents, l'approche de formation commune me semble contestable car il peut s'agir d'une tentative de formater les représentants du personnel de façon à ce qu'ils adoptent le point de vue de l'entreprise". 

 
(1) La France compte 10 instituts de ce type, 2 nationaux avec Paris et Strasbourg, et 8 régionaux, avec Bordeaux, Rennes, Nancy, Toulouse, Aix-Marseille, Grenoble, Lyon et Saint-Etienne. Voir notre compte-rendu du colloque organisé le 15 novembre pour les 60 ans de l'IRT d'Aix-Marseille, et consacré à la formation des élus du personnel et à la reconnaissance des compétences acquises pendants leurs mandats.

(2) Mario Correia est docteur en sociologie et titulaire d'un DEA sur le développement des ressources humaines. 

Bernard Domergue
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