Une tribune dans Le Monde intitulée "L'indécence de la silver économie" pose directement la question des rapports entre le marché et le vieillissement. Elle plaide pour la constitution d'un contre-pouvoir citoyen face à l'avancée des logiques commerciales et souligne l'ambiguïté de l'idéologie du bien-vieillir. Explications avec l'un de ses signataires, Michel Billé.
"Silver Night aux Folies Bergère en mars, Silver Show au théâtre Mogador en avril : la silver économie est un secteur industriel qui se porte vraiment bien. [...] Dans le secteur industriel, les seniors et leurs proches sont étudiés, pensés et peu à peu dirigés à coups de pubs et de marketing vers une "filière" ou une autre, sans oublier les "passerelles" pour le bien du "parcours de la personne âgée". C'est peu dire que la tribune publiée dans Le Monde (édition du 6 mai) par des spécialistes du vieillissement (José Polard, Michel Bass, Michel Billé, Odile David et Alain Jean) met les pieds dans le plat en fustigeant la progression du marché dans tous les pans de la vie des "vieux". Ce texte prône également la création d'un contre-pouvoir "avec des représentants de la société civile, des usagers, des citoyens" pour faire face à l'avancée du marché et à la force de frappe de sa communication. "Qui maîtrise les mots oriente les décisions économiques et politiques", précise la tribune qui pointe également la caution de "certains experts, certains intellectuels" qui mettent leurs réflexions au service de cette économie du "marché des seniors".
Nous avons demandé à l'un des signataires, Michel Billé, ancien directeur adjoint d'IRTS et auteur de plusieurs ouvrages (dont La tyrannie du Bien vieillir) d'expliquer le sens de cette initiative.
tsa : Quelle a été la goutte d'eau qui vous a conduit à écrire cette tribune ?
Michel Billé : Il n'y a pas eu de goutte d'eau qui a fait déborder le vase, simplement une prise de conscience : il ne suffit pas d'être triste ou scandalisé ; il faut essayer de parler et de dire les choses. A la fin de l'année dernière, à quelques-uns, nous avons constitué l'association "Ehpad de côté" qui veut justement faire un pas de côté pour regarder ce qui s'y passe. C'est un lieu de réflexions, d'analyses et de propositions qui entend ne pas laisser de côté ceux qui vivent dans les établissements. C'est dans cet esprit que nous avons rédigé cette tribune.
Pourquoi vous en prenez-vous à la silver économie qui entend répondre aux défis du vieillissement de la société ?
Sur le papier, personne ne peut être opposé à ce secteur qui crée de l'emploi et développe des nouvelles technologies. Simplement, nous observons que tout ce secteur s'intéresse aux seniors dans la mesure où ils ont de l'argent. Là où on pourrait penser que l'économie se met au service de leurs besoins, il se produit, en fait, une inversion de la proposition : les seniors sont au service du marché.
Dans votre texte, vous mettez en cause l'idéologie du bien vieillir. Pour quelles raisons ?
Là aussi, sur le papier, qui peut être contre l'idée de vieillir dans les meilleurs conditions ? Sauf que, quand on y réfléchit d'un peu plus près, on comprend que cette idéologie est un déni de la vieillesse. Il y a une forme d'injonction à rester jeune. En définitive, le vieillissement, il ne faut pas que cela se voit et que cela coûte. On aboutit, avec cette idéologie très prégnante dans la silver économie, à une normalisation de la vieillesse dans tous les domaines : l'alimentation, la sécurité, les loisirs, le logement, etc. De plus, l'idéologie du bien vieillir ne remet pas en cause des pratiques à la limite de l'indignité.
Vous pensez à quoi exactement ?
Observons le vocabulaire utilisé pour parler de cette population qui n'est pas considérée comme citoyenne. On parle ainsi de services de maintien à domicile et non de soutien. Au lieu d'accueillir une personne en établissement, on la place. Ce terme de placement est d'ailleurs à double sens puisqu'il désigne également les placements financiers qu'on nous invite à faire en Ehpad, avec force publicités.
Dans votre tribune, vous parlez de la nécessité de construire un contre-pouvoir à l'idéologie du marché. Quelle forme cela peut-il prendre ?
Apparemment, cela semble difficile car le modèle du marché est tellement présent partout dans nos têtes qu'on ne voit pas comment inventer autre chose. Et pourtant, c'est nécessaire d'imaginer l'avenir, une forme d'utopie, de penser ce qui n'existe pas mais qui peut advenir. A côté de la silver économie qui a évidemment le droit d'exister, il faut développer une économie participative, sociale et solidaire qui crée de l'emploi.
Existe-t-elle déjà sur le terrain ?
Tout à fait et je prendrais deux exemples. Dans les villes, des femmes âgées et seules (n'oublions pas qu'une sur deux vit en-dessous du seuil de pauvreté) inventent, comme leurs petits-enfants étudiants, le modèle de la colocation souvent dans une approche inter-générationnelle. Ce modèle ne rapporte rien, n'est pas "rentable" et pourtant, il est très utile dans la mesure où il ne réduit pas la personne âgée à une simple fonction de consommateur. Elle reste actrice de sa vie. Dans les campagnes, de nombreux bénévoles, par exemple dans le réseau des ADMR, font vivre les services d'aide à domicile. Il est vital de développer et rendre visible une autre philosophie du vieillissement. Sinon, le marché, avec sa logique de segmentation par âges et par activités, va envahir l'ensemble de ce champ.