Programmé demain, mardi 10 octobre à 21h10 sur France 2, "Nous les ouvriers" est un documentaire de Hugues Nancy et Fabien Beziat aux allures d'épopée. Il retrace l’histoire ouvrière en France en mêlant images d'archives et témoignages. Nous avons pu le voir avant sa diffusion et échanger avec un de ses réalisateurs.
Le documentaire commence avec les premières images animées de l’histoire du cinéma. Que filment donc les frères Lumière ce 19 mars 1895, l'année de la création de la CGT ? Des ouvriers ! Ils sortent de leur usine, l’usine des frères Lumière, après leur journée de travail, et ils paraissent curieusement endimanchés. Ce type d’images fera florès : la sortie d'usine deviendra, dit justement la voix off qui court tout au long du film, la photo symbole de la France sociale.
Mais ces images d’Epinal, parfois colorisées, ne montrent pas ce qui se passe à l’intérieur des usines. Cela, ce sont les témoins retrouvés de cette histoire qui le racontent face caméra, et leurs récits nous montrent - c'est la partie la plus intéressante et la plus émouvante de ce documentaire - combien ce passé est finalement loin et en même temps si proche de nous, il suffit d'évoquer les débats récents sur les retraites et la pénibilité au travail pour s'en persuader.
C'est le fils d’un mineur du Nord qui se demande comment son père, souvent blessé, a pu faire ce travail, "sans lumière, sans rien". C'est Christine Boucaud, une retraitée qui raconte, au bord des larmes, avoir dû partir travailler à 14 ans dans une usine textile, la filature La Lainière à Roubaix, parce que sa mère ne pouvait pas lui permettre d’aller à l’école, ou encore cette femme qui décrit "un bagne".
Mais il y a aussi tous ces témoignages exprimant la fierté du travail bien fait malgré la difficulté de la tâche. Car la difficulté, elle est omniprésente dans le documentaire : "La chaîne de montage, quand tu la vois de l'extérieur, tu as l'impression qu'elle va doucement. Mais quand tu es mis sur un poste, comme moi sur la garniture des sièges, alors tu comprends que tu dois aller très vite, tu n'arrêtes pas de transpirer".

La fierté, c'est donc ce jeune ouvrier d'aujourd'hui de l'usine Renault de Maubeuge, Benoit Defreyne, qui déclare : "Au début, j'ai perdu 7 kg, c'est physique (..) mais je me suis adapté. C'est un beau métier, j'aime le travail en équipe". Une fierté qu'on retrouve dans les mots de cette ex-ouvrière dans une filature : "Il fallait travailler vite, c'était pas facile mais on chantait toujours". Et dans ces mots assez nostalgiques : "Les ouvriers sont absents du débat. On n’en parle pas souvent des ouvriers, ils sont oubliés".
En suivant l'ordre chronologique, ce film aux allures d'épopée, un tantinet surjoué parfois, fait défiler devant nos yeux une partie, forcément incomplète, de notre histoire sociale : le travail féminin pendant la première guerre mondiale qui voit aussi arriver les travailleurs des colonies françaises puis les Italiens et Polonais et le racisme qui en découle (la France expulsera 150 000 Polonais en 1934 après les violentes manifestations royalistes), la réduction à 8 heures de la journée de travail en 1919, la révolte en 1924 des "sardinières" des conserveries Douarnenez qui obtiennent de haute lutte une augmentation, la mécanisation industrielle et l'importation, par Citroën et Renault, du modèle de Ford avec la parcellisation des tâches et le travail à la chaîne désormais minuté, les premiers congés payés avec le Front populaire de 1936, époque où la gauche est unie, où Charles Michel, ouvrier du cuir depuis l'âge de 16 ans, est élu député, époque où la CGT compte 4 millions d'adhérents.
L'euphorie tourne court, cependant. Durant la seconde guerre mondiale, les ouvriers font partie des résistants fusillés par les Allemands, et le régime de Vichy interdit les syndicats en imposant la semaine de 60 heures.
L'histoire des ouvriers français, c'est ensuite la naissance en 1945 de la Sécurité sociale et la généralisation des retraites, la création du comité d'entreprise et le droit de regard des travailleurs sur l'entreprise. Mais le travail de reconstruction des ouvriers dont le rôle est alors exalté (il faut rebâtir routes et ponts, villes et usines, relancer la production de charbon et d'acier...) s'accompagne de conflits sociaux sanglants dans la France d'après guerre.
Des grèves sont réprimées par la police et l'armée dans les mines alors que la France a faim. "Mon père n'a jamais supporté qu'on puisse jeter du pain. Alors, tous les matins, même quand il y avait du pain frais dans le buffet, on finissait le pain sec. Quand j'étais enfant, je n'ai jamais mangé de pain frais. Aujourd'hui, ça me ferait presque rire mais quand on est enfant...", raconte, d'un sourire qui dit tout, Chrstian Corougre, fils d'ouvrier devenu ouvrier Peugeot à Sochaux.

L'histoire, c'est bien sûr ensuite les Trente glorieuses, celle du boom économique. Une croissance qui s'accompagne de la persistance de mauvaises conditions de travail et d'un management d'un autre âge qui ne sont pas pour rien dans la révolte de Mai 68 qui gagne le monde ouvrier avec 3 millions de grévistes et des usines occupées partout dans le pays : "Les gens étaient épuisés, se souvient un ouvrier à la retraite. Il y avait la question des salaires et des conditions de travail, mais aussi le manque de considération."
L'histoire ouvrière, c'est aussi celle d'une immigration voulue par les industriels (les charbonnages, l'industrie automobile...), à condition qu'elle soit docile voire analphabète. Suivra le déclin industriel avec la chute des bastions industriels comme la sidérurgie en Lorraine où la CFDT de l'époque mène des opérations coups de poing (écouter notre podcast sur les années Giscard), c'est aussi le symbole de la fermeture, en 1992, de l'usine Renault de l'ile Seguin à Boulogne-Billancourt, où 14 000 personnes travaillaient, avec une gestion sociale de cette fermeture disons, particulière. L'entreprise veut voir ses ouvriers retourner dans leur pays d'origine, en proposant à l'un une camionnette pour faire les marchés, à l'autre un pécule pour ouvrir un hammam. "Moi j’arrivais dans ces réunions et je foutais tout en l’air, c’était scandaleux", raconte, encore ecoeuré, Arezki Amazouz, un de ces anciens ouvriers immigrés, resté toute sa vie OS du fait de son engagement syndical.
S'il escamote certains faits récents (la flexibilisation du travail, les 35 heures, les ordonnances de 2017, voir les explications d'un des réalisateurs ci-dessous), le documentaire peut laisser l'impression d'un tableau assez sombre de la condition ouvrière. Mais il serait injuste de ne pas relever aussi ses moments positifs. Le film évoque ainsi l'élan des loisirs sportifs, parfois favorisé par le paternalisme des patrons, comme dans les mines (le club de rugby de Clermont, le club de foot de Lens), mais aussi l'éducation populaire impulsée par la CGT avec ces militants qui incitent les ouvriers à lire et à découvrir l'art et le beau. "L'art ? On ne savait même pas ce que c'était", rigole encore un militant reconnaissant.
Et aujourd'hui ? Le film, qui a le mérite de donner à voir des ateliers de notre époque, dans le tissage, la porcelaine, la logistique ou l'automobile, se clôt sur une note optimiste. Il met en avant l'amélioration des conditions de travail dans certaines usines, comme chez Michelin, et il parle des "nouvelles cathédrales ouvrières" que sont les entrepôts logistiques, en instillant l'espoir d'une renaissance industrielle avec les usines de production de batteries électriques ou la relocalisation d'activités textiles. "Nous sommes toujours 5 millions d'ouvriers", conclut le film.
► "Nous, les ouvriers", un film de Hugues Nancy et Fabien Beziat, avec la voix d’Anthony Bajon, diffusé le mardi 10 octobre à 21h10 sur France 2 (durée d'1h43). Dans le dossier de presse du film, les auteurs expliquent, via le choix d'une narration collective (le "nous"), avoir voulu "englober toutes les générations de ceux qui se sont succédé dans les usines depuis la seconde moitié du XIXe siècle" et témoigner du destin "d'individus exploités au XIXe siècle à une communauté de destin devenue politiquement et socialement centrale au milieu du XXe siècle au moment de son apogée".
Fabien Beziat : "Quand il y a émancipation sociale, il y a un désir de mémoire"
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Où avez-vous déniché toutes ces images d'archive ?
Fabien Beziat : Cela fait longtemps que je fais des documentaires à partir d'archives, notamment sur le travail. Je les ai utilisées pour mes films sur l'épopée des Gueules Noires (les mineurs de fond), sur la course du siècle entre Louis Renault et André Citroën, ou sur les paysans. J'ai donc une certaine habitude, mais c'est une très longue recherche dans tous les fonds. J'ai du visionner plus de 500 heures d'images, et nous avons mis 2 ans pour faire ce film. Qu'est-ce qui vous a le plus surpris dans ces images ?
Ce qui est passionnant quand on regarde des images qui courent sur tout un siècle, c'est l'évolution du monde ouvrier : les effectifs impressionnants des usines puis leur déclin, les vagues d'immigration, les manifestations, la place de la classe ouvrière dans le débat public, etc. Quand on visionne les émissions des années 50 et 60, comme Cinq Colonnes à la Une ou d'autres magazines de société, on est surpris de voir que la télévision publique pouvait, à 20h30, raconter le métier d'un chaudronnier en suivant une personne du matin au soir. Le travail était filmé, montré, les problématiques abordées. Aujourd'hui, quand on parle de la classe ouvrière, c'est surtout pour relever une question politique (les retraites, les grèves, etc.), pas tellement pour discuter de la réalité du travail et de la vie des personnes. Cela manque. Comment avez-vous trouvé les témoins actuels qui racontent la vie ouvrière vécue ?
Il faut convaincre les gens de parler, mais ce n'est pas si simple ! Dans les familles ouvrières, il y avait souvent un déterminisme social : un enfant d'ouvrier sera ouvrier, sans avoir reçu forcément l'éducation qui donne un recul critique. Or pour qu'une personne se sente autorisée à exprimer de façon personnelle et critique une vision de son travail, de sa vie, de son expérience, il faut qu'elle ait, à un moment donné, pu accéder à une forme d'apprentissage pour apprendre à prendre la parole, à s'exprimer, et cela passe souvent par un engagement et une formation syndicale. Par exemple, pour mon film sur les Gueules noires, j'ai vu énormément de personnes mais les mineurs qui avaient fait toute leur carrière au fond n'avaient souvent pas envie de témoigner. Les personnes qui avaient le plus le désir de parler, de faire vivre une mémoire, c'étaient celles qui étaient devenues "porion". Le porion, c'est un mineur qui, après avoir passé un certain temps au fonds, a gravi les échelons pour devenir par exemple agent de maîtrise, chef de secteur. A ce moment là, je me suis rendu compte de quelque chose d'essentiel : quand il y a émancipation sociale, il y a désir de mémoire. Pourquoi votre film n'évoque ni les 35 heures, ni la récente flexibilisation du travail, ni les ordonnances de 2017 qui ont eu un impact sur le travail et la vie des ouvriers ?
Nous avons choisi d'arrêter le film avant, afin de nous concentrer sur l'essentiel pour raconter ce qu'a été le poids symbolique de la classe ouvrière en France. Une deuxième partie, qui porterait sur ce qu'est le travail aujourd'hui en abordant l'uberisation du travail, la sous-traitance, l'intérim, les rapports syndicaux dans les entreprises, les restructurations et la réindustrialisation, ou encore le vote Rassemblement national dans le monde ouvrier, tout cela mériterait en soi un deuxième film ! La fin de votre film donne une note d'espoir en évoquant les nouvelles cathédrales et les relocalisations...
Les grandes cathédrales industrielles ne sont plus tellement des usines, mais des entrepôts où on assemble, on emballe, on expédie. Mais c'est vrai, enfin surtout dans le luxe, on assiste à une relocalisation des activités de production, pour des objets à forte valeur ajoutée. Cela n'empêche pas d'autres entreprises de continuer à délocaliser... |
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