Organisation internationale du travail : comment dépasser le self-service normatif ?

Organisation internationale du travail : comment dépasser le self-service normatif ?

19.04.2019

Représentants du personnel

L'Organisation internationale du travail (OIT) fête son centenaire en 2019. Née au lendemain de la Première guerre mondiale dans un souci d'éviter les violences sociales par la régulation, l'OIT prépare une déclaration comprenant une "nouvelle garantie universelle des droits du travail". Pour le juriste Alain Supiot, il faudrait, pour dépasser l'actuel "self-service normatif", permettre aux Etats ayant ratifié les normes de l'OIT de protéger leur marché intérieur.

Entamé par l'évocation des "bilatérales", le colloque organisé mercredi 17 avril au Sénat pour les 100 ans de l'Organisation internationale du travail (*) se sera achevé par l'ode au tripartisme. Les bilatérales, ce sont ces rendez-vous à 6h30 du matin avec Bernard Thibault, "quand nous étions tous deux en responsabilité", évoqués par Gérard Larcher. Le président du Sénat n'a rien oublié de son passage au ministère du Travail. "Les bilatérales étaient mon sport préféré", a plaisanté le sénateur de Rambouillet qui a jeté, une nouvelle fois, une pierre dans le jardin du Président de la République : "Je ne fais pas partie de ceux qui veulent cantonner le dialogue social à la seule entreprise".

Une organisation internationale tripartite

Quant au tripartisme, c'est peut-être ce qui caractérise le mieux l'OIT. C'est la seule organisation des Nations Unies à fonctionner sur ce principe, qui associe les représentants des Etats, les représentants des employeurs et les représentants des salariés via les organisations syndicales, ces trois parties devant trouver des compromis pour élaborer des normes que chaque Etat peut ensuite adopter.

Comme l'a fait remarquer Yves Veyrier (FO), un familier de l'organisation, l'OIT a résisté à la deuxième guerre mondiale et à la décolonisation et a encore montré son utilité en complétant sa convention 29 contre le travail forcé afin de traiter certains cas qui n'avaient pas été prévus. Bref, l'OIT n'a pas si mal réussi quand on se souvient des conditions de sa naissance, en 1919, rappelées par Guy Ryder, son actuel directeur général : "Le monde sortait du traumatisme de la Première guerre mondiale, l'idée du progrès était atteinte et il y eut la révolution bolchevique. L'OIT et son mandat en faveur de la paix, par la justice sociale, résultent de la remise en question de ce monde ravagé par la guerre".

Un mandat toujours porté par l'Organisation internationale du travail. "La paix ne peut être gagnée sans emploi décent pour toute la population. Les inégalités ont atteint un seuil qui menace la paix", a plaidé Guy Ryder, selon lequel le travail doit garantir à tous un "revenu décent, grâce au partage de la valeur ajoutée".

Vers une déclaration pour une nouvelle garantie universelle ?

Mais comment faire vivre ces principes dans un monde où le multilatéralisme semble passé de mode, avec l'affirmation de leur puissance par des pays comme les Etats Unis, alors que le péril climatique impose un développement soutenable pour la planète ? Guy Ryder espère que le centenaire de l'OIT, en juin prochain, sera l'occasion d'adopter une déclaration qui comprenne "une nouvelle garantie universelle des droits du travail qui assurerait, quelle que soit le statut des emplois, un salaire permettant des conditions d'existence convenables, une limitation du temps de travail, la protection de la sécurité et de la santé au travail".

Cette déclaration serait aussi l'occasion de rappeler les principes des droits sociaux, formulés dans un rapport récent de l'OIT : "Tous les travailleurs et les employeurs doivent jouir de la liberté syndicale et la reconnaissance du droit à la négociation collective, l'Etat étant le garant de ces droits". Quant aux progrès technologiques et à l'intelligence artificielle, le rapport de l'OIT prône "une gouvernance internationale pour exiger des plateformes numériques qu'elles respectent des socles de droit et de protection".

Comment aller plus loin que le self-service normatif ?

 

Dans un droit international où s'affrontent des" logiques contraires", comment aller plus loin que le "self-service normatif" qu'offre l'OIT, et donc comment instaurer un principe de solidarité entre les Etats qui jouent le jeu de règles normatives sur le plan social ? A cette question, le juriste Alain Supiot apporte sa réponse : "Il faudrait que les Etats ayant ratifié une convention de l'OIT puissent s'y référer pour interdire à un Etat n'ayant pas souscrit à cette convention l'accès à leur marché intérieur". Le chercheur suggère aussi à l'OIT de mettre à l'étude "une déclaration universelle de responsabilité qui ferait pendant aux Droits de l'homme", l'idée étant de responsabiliser les entreprises notamment multinationales à l'égard des conditions d'emploi et de travail des sous-traitants. 

Cet éparpillement du travail, qui n'est plus organisé en grands collectifs, constitue un défi pour la construction de lien social et de solidarité collective, a fait observer Yves Veyrier. Le secrétaire général de FO ne méconnaît d'ailleurs pas la difficulté de l'exercice de normalisation par le compromis : "Dès qu'on parle de clause sociale, les portes se bloquent" et il devient impossible de négocier. "Face à nous, a-t-il encore relevé, nous avons des avocats dont l'objectif est de repérer les rigidités des normes de l'OIT afin de trouver les moyens de les contourner". Le syndicaliste a tout de même suggéré d'installer l'OIT à la table du G20 pour que les Etats tiennent compte des enjeux sociaux dans toutes leurs discussions internationales.

Des syndicalistes offensifs, un patronat réservé

"Il faut écouter les travailleurs, ils ont des idées pour améliorer leur travail, et il faut des règles qui responsabilisent les entreprises. On pourrait interdire aux entreprises ne respectant pas les normes sociales l'accès aux marchés publics", a proposé Philippe Martinez (CGT) tandis que Laurent Berger (CFDT) revendiquait une autre gouvernance de l'entreprise, les salariés devant selon lui être davantage associés aux décisions mais aussi à l'organisation de leur propre travail.

Et la concurrence internationale ?

 

Tout cela a commencé à faire beaucoup pour le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux. D'abord, c'est l'entrepreneur qui risque son capital, et il doit donc garder le pouvoir de décision, a-t-il affirmé. Ensuite, le devoir de vigilance a déjà été imposé dans la loi française, "mais si nous sommes les seuls au monde à faire cela, on retombe sur un problème de concurrence internationale". Et Geoffroy Roux de Bézieux de faire remarquer que les Chinois ne s'embarrassent guère de ces normes pour attaquer le marché africain en disant : "Le modèle européen, ça ne marche pas".

 Sans un minimum de justice socail et de règles communes, nous aurons de la violence

 

Pour finir, Alain Supiot est revenu à l'essentiel : "Sans un minimum de justice sociale et de règles du jeu communes, et l'actualité nous en démontre le danger, nous aurons de la violence, une violence qui pourra être captée par n'importe qui". Loin de ces envolées, Muriel Pénicaud, la ministre du Travail, a conclu le colloque prudemment. D'abord par un cocorico, en indiquant que la France portait "des avancées comme l'égalité professionnelle et la future application sur le compte personnel de formation (CPF) qui sera accessible à 19 millions de salariés en novembre prochain". La France, a-t-elle dit ensuite, soutiendra le principe de la déclaration de l'OIT pour son centenaire, l'organisation devra poursuivre l'élaboration de contenus normatifs et de nouveaux droits pour les travailleurs des plateformes numériques, mais aussi permettre au dialogue social international de faire du mieux disant : c'est ce que la ministre française appelle le "global deal". Rude programme pour une centenaire...

(*) par l'association Etres au travail, à l'origine de l'exposition photographique sur les hommes et les femmes au travail dans le monde entier, voir notre article du 5/4/2019. Pour connaître le programme du colloque prévu à Paris le 26 juin 2019 pour les 100 ans de l'OIT, cliquez ici.

 

"Les syndicalistes ont été remplacés par les psychanalystes"
Lors d'un tournage il y a plusieurs années, quelqu'un a fait remarquer à Cédric Klapisch : "Les gens ne font plus grève, ils partent en dépression". Et le cinéaste d'ajouter, lors de la table ronde consacrée aux rapports entre l'art et le travail : "Les syndicalistes ont été remplacés par les psychanalystes. Cette individualisation du travail, c'est une faillite de notre monde. Le 1er travail de mon fils, c'est coursier chez Deliveroo. On l'a obligé à être autoentrepreneur. Il ne voit pas les autres coursiers". C'est Bernard Thibault, l'ex-secrétaire général de la CGT aujourd'hui à l'OIT, qui aura le mot de la fin en répondant ceci au cinéaste : "Les syndicalistes remplacés par des psychanalystes ? Je retiens que le recours à la grève est un gage de bonne santé !"

 

 

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Bernard Domergue
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