Pierre Concialdi : "Les exonérations de cotisations sociales ont favorisé l'emploi à bas salaire"

Pierre Concialdi : "Les exonérations de cotisations sociales ont favorisé l'emploi à bas salaire"

15.10.2023

Représentants du personnel

Economiste spécialiste des salaires, Pierre Concialdi a publié la semaine dernière pour l'institut de recherche syndicale Ires une étude sur l'évolution des rémunérations depuis 1950. Il en ressort un net affaiblissement du pouvoir d'achat salarial depuis 2017, alors que commence aujourd'hui la conférence sociale. Interview.

Vous avez étudié l’évolution des salaires depuis 1950. Pourquoi vous être penché sur ce sujet sur une période aussi longue ?

Il s’agit de regarder de loin pour mieux comprendre le présent. Quand on commente l’évolution des salaires à court ou moyen terme, on a tendance à négliger certains facteurs structurels qui ont un impact sur la variation des salaires. Au fil des années, notamment, la structure des emplois se modifie. Les salariés d’aujourd’hui n’occupent pas les mêmes emplois qu’il y a 30 ou 50 ans. La proportion de cadres, par exemple, a fortement augmenté depuis 1950, ce qui a poussé le salaire moyen à la hausse, indépendamment de toute hausse de salaire individuel. Depuis 1978, ce facteur explique à lui seul la très légère hausse du pouvoir d’achat. Si les salariés sont aujourd’hui légèrement mieux payés qu’à la fin des années 1970, c’est essentiellement parce qu’ils occupent des emplois bien plus qualifiés.

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Votre étude montre une baisse spectaculaire du pouvoir d’achat de 7%à 10 % depuis 2017. Quel est le rôle de l’inflation dans ce phénomène ?

En effet, sur les années récentes, la hausse brutale de l’inflation depuis fin 2020 est une autre explication. D’autant que les organisations syndicales d’employeurs et de salariés raisonnent à partir de l’indice officiel national de l’Insee sur les prix à la consommation des ménages. Or depuis plus de 25 ans, la Banque Centrale Européenne a demandé à tous les Etats de construire un indice des prix harmonisé, plus représentatif des dépenses réelles des ménages. Depuis 20 ans, cet indice évolue plus vite que l’indice national et cet écart s’est encore davantage creusé depuis fin 2020, de l’ordre de 2 points. Dans un contexte d’inflation et de crise sanitaire qui a brouillé les cartes avec le chômage partiel, tout cela explique ce qui semble être une rupture depuis quelques années. Dans les relations entre les acteurs sociaux, le mesure de l’inflation va probablement devenir un enjeu majeur.

Pourquoi observe-t-on depuis 1978 un décrochage des salaires ? 

L’étude propose de premiers éléments descriptifs d’un travail en cours mais n’a pas pour objet de donner de facteurs explicatifs. Cela étant dit, on peut se souvenir que, dans les années 1980, le gouvernement a cherché à juguler l’inflation à travers sa politique de « désinflation compétitive ». Dans ce but, il a incité les employeurs et les salariés à négocier sur la base d’objectifs d’inflation en baisse. Ces objectifs se sont révélés trop optimistes et les salaires n’ont guère suivi l’inflation réelle, ce qui a même certaines années amputé le pouvoir d’achat. A la même époque, le chômage de masse s’est aussi durablement installé, ce qui a affaibli les organisations syndicales de salariés dans leur rapport de force avec les employeurs. On tient là sans doute deux éléments d’explication pour cette période.

Ce phénomène s’est-il poursuivi dans les décennies suivantes ?

Dans les années 90, une autre période s’ouvre, marquée par développement d’une politique d’exonération des cotisations sociales sur les bas salaires. Dans le discours politique, cela visait une promotion de cet emploi non qualifié. Il n’existe pas de consensus sur l’ampleur des effets de ces exonérations sur l’emploi. Mais cet impact reste en tout état de cause faible, comme en témoigne la persistance d’un chômage et d’un sous-emploi massif. Aujourd’hui, l’Insee dénombre 5,4 millions de personnes qui sont « contraintes dans leur offre de travail » : au chômage, en sous-emploi, ou dans le halo du chômage (recherchant ou souhaitant un emploi). On est donc encore très loin du plein emploi et le rapport de forces reste encore profondément dégradé pour les salariés.

 Enfin, on assiste depuis une vingtaine d’années à une succession de chocs et d’épisodes récessifs qui ont aussi probablement contribué à perturber la dynamique des salaires. A la suite de la crise financière de 2007-2008, le pouvoir d’achat a été durablement affaibli pendant 3 ou 4 ans. La récente crise sanitaire forme un autre épisode de même nature qui a aussi fortement affecté l’évolution des salaires. Quand on est au chômage partiel, la relation de travail est suspendue juridiquement, on ne perçoit donc plus de salaire mais une indemnité. Les séries statistiques en sont donc brutalement affectées. L’analyse longue permet de mettre entre parenthèses cette période atypique et de dégager des tendances. C’est tout l’intérêt de prendre du recul.

Quel a été l’effet des exonération sociales sur le pouvoir d’achat ?

La politique d’exonérations des cotisations sociales a favorisé le développement de l’emploi à bas salaire, comme l’ont montré plusieurs études publiées au tournant du siècle dernier. Ces éléments expliquent sans doute, au moins en partie, la persistance d’un pouvoir d’achat en berne pour les salaires.

Vous dites en conclusion que "L’année 2017 pourrait alors avoir enclenché un approfondissement du processus de dévalorisation du travail salarié". Pouvez-vous préciser cette notion ?

Depuis 1978, le pouvoir d’achat du salaire net moyen n’a pas augmenté si l’on tient compte du fait que les salariés occupent des emplois de plus en plus qualifiés. Sur la même période, le revenu par habitant a augmenté en pouvoir d’achat de plus de 65%. Cet indicateur de revenu moyen n’est pas directement comparable au salaire moyen et l’étude ne fournit pas d’analyse du décalage entre les deux. Mais l’écart est d’une telle ampleur qu’on peut en conclure que les revenus autres que les salaires ont très certainement augmenté plus vite. C’est en ce sens qu’on peut parler de dévalorisation du travail salarié. D’autant qu’à la longue période de stagnation du pouvoir d’achat des salaires succède désormais sur les années récentes une période de baisse inédite.

La conférence sociale qui s’ouvre lundi 16 octobre porte sur les minimas de branches inférieurs au Smic et sur les exonérations de cotisations des employeurs. Qu’en pensez-vous en tant que spécialiste des salaires ?

L’existence de minimas de branche inférieurs au Smic est un trait structurel caractéristique de la faiblesse de la négociation collective de notre pays. Cela a été souligné par diverses études. Je reste sceptique sur la possibilité de changer à court ou moyen terme cet état de fait.

Quant aux exonérations de cotisations, elles n’ont eu au mieux qu’un effet très limité sur l’emploi. Leur principal effet aura été de freiner les hausses de salaires, et de favoriser le développement des bas salaires et des trappes à bas salaires. Il est légitime de s’interroger sur l’utilité de ce type d’exonérations, de même que sur celles, encore plus massives, décidées par le gouvernement en 2019.

Les syndicats réclament une conditionnalité des aides publiques, qu’en pensez-vous ?

En tant que chercheur je n’ai pas d’avis à donner mais cela peut être un moyen de sortir de l’impasse. Le point clé réside dans les critères à partir desquels on organise et définit cette conditionnalité et, aussi, dans les moyens que l’on se donne pour la rendre effective.

Vendredi 13 octobre s’est tenue à Paris une manifestation européenne pour des hausses de salaires. Que pensez-vous de cette mobilisation ?

Mon étude montre une dégradation du pouvoir d’achat des salaires depuis plusieurs années en France. L’inflation constitue un des éléments d’explication commun à tous les pays européens. Le mot d’ordre européen n’est donc pas étonnant. On manque cependant d’éléments robustes de comparaison entre pays. Par exemple, la Belgique a conservé l’échelle mobile des salaires, ce qui n’est pas le cas d’autres pays. Il reste donc très difficile de comparer.

Les employeurs se plaignent d’une pénurie de main d’œuvre dans certains secteurs. Ce phénomène vous semble-t-il renverser le rapport de force en faveur des salariés ?

Non, le rapport de force reste massivement déséquilibré au bénéfice des employeurs. En revanche, nous sommes peut-être arrivés à la fin d’un long cycle. En 2008, une étude de l’Insee avait déjà montré que le salaire constituait le premier motif d’insatisfaction des salariés par rapport à leur emploi. La situation ne s’est guère améliorée depuis et l’étude montre qu’elle a même eu tendance à se détériorer fortement sur les années récentes. A cela s’ajoute la dégradation persistante des conditions de travail que l’on observe depuis plus de 30 ans. On peut penser que, pour de plus en plus de salariés, la situation devient insoutenable. Enfin, le récent conflit sur les retraites a aussi montré l’incapacité des pouvoirs publics à prendre en compte les attentes unanimement exprimées par les salariés à travers leurs organisations syndicales. Dans ce contexte, je pense qu’il n’est pas exagéré de dire que nous approchons d’un point de rupture dont personne ne peut dire quelle sera l’issue.

Marie-Aude Grimont
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