Pour l'Ugict-CGT, le management est aussi une affaire syndicale

Pour l'Ugict-CGT, le management est aussi une affaire syndicale

02.07.2025

Représentants du personnel

L'organisation par la CGT d'une journée de débat à Sciences Po Paris autour de la question du management avait de quoi surprendre... un peu moins quand on précise qu'il s'agissait de l'Ugict, le syndicat des cadres et techniciens de la CGT, et que les débats ont permis d'aborder la question de la qualité du travail. Compte-rendu.

Au coeur du quartier bourgeois de Saint Germain en plein Paris, l'Ugict-CGT avait investi les locaux de Sciences Po, le jeudi 26 juin, pour proposer à ses adhérents une journée de débats et de réflexions autour du management, en écho au contenu de son dernier journal trimestriel (1).

"Voir la CGT ici, dans les murs de Sciences Po, n'étonnera que ceux qui n'ont de nous qu'une image d'Epinal. Tous les autres savent que notre projet est de transformer le travail avec les cadres, les ingénieurs et les techniciens afin de permettre à tous de bien travailler", a prévenu Sylvie Durand, secrétaire nationale Ugict-CGT en introduisant la journée. 

Les cadres doivent animer des équipes sur la base d'objectifs parfois inatteignables vus les moyens 
 

 

Comme l'a souligné Alain Dervieux, ex-manager chez Thales et co-pilote du pôle cadres à l'Ugict, les cadres sont pris entre le marteau et l'enclume. Pris entre les salariés dont il faut organiser le travail, et un top management "fixant des objectifs de rentabilité parfois intenables compte-tenu de moyens insuffisants". La CGT, soutient Alain Dervieux, doit donc s'intéresser à ces populations de cadres et de techniciens pour promouvoir "un autre management, un management plus humain et moins toxique, qui respecte l'humain pour pérenniser l'homme comme l'activité". 

Le travail est malade de la financiarisation du capitalisme 

 

 

Aux yeux de Sylvie Durand, nous en sommes loin : le travail, accuse-t-elle, est malade de la financiarisation du capitalisme. Malade d'un "wall street management qui entend rompre le lien entre les managers et les professionnels qu'ils managent".

Ce faisant, non seulement les managers perdent tout pouvoir pour agir sur l'organisation du travail, soutient Sylvie Durand, mais ils paient aussi de leur santé (risques psychosociaux, burn out, suicides) "la maltraitance qu'ils subissent du fait d'un top-management" complètement coupé des réalités des activités et des métiers. Une maltraitance qui vient aussi, parfois, des salariés eux-mêmes "et des syndicalistes qui ne comprennent pas qu'il ne sert à rien de stigmatiser des cadres mais qu'il faut leur donner des espaces afin de construire un management alternatif". 

"On ne se rebelle pas contre l'organisation"

Voir un syndicat prendre à bras le corps une telle thématique  a réjoui Henri Bergeron, sociologue au CNRS et doyen de l'École d'affaires publiques de Sciences Po : "À Sciences Po, nous formons aux métiers, mais nous donnons aussi aux étudiants des outils pour décrypter les organisations, pour savoir lire un organigramme, comprendre ce qui se joue, les personnes clés" (2).

 

A la commission d'évaluation des formations et diplômes de gestion, nous réagissons en cas de baisse du taux de boursiers ou lorsque les salaires des jeunes diplômées sont inférieurs à celui des diplômés 
 

 

Des outils critiques trop souvent absents des formations des grandes écoles (3). William Lis, un ingénieur mandaté par la CGT à la Commission d'évaluation des formations et diplômes de gestion (CEFDG), veille à ce que cela change : "Nous portons dans cette commission une volonté d'ouverture avec un minimum de 25 % de boursiers dans les formations visées par l'État. Si ce taux baisse, nous réagissons. Nous veillons aussi à ce que les jeunes femmes aient le même salaire à la sortie que les jeunes hommes".

Et le syndicaliste de raconter cet exemple révélateur : "Une école prestigieuse voulait nous faire avaliser un projet de MBA présentant un cursus de 70 heures par semaine, 70 heures par semaine d'échanges pédagogique en face à face. J'ai dit que si l'on commençait ainsi, il ne faudrait pas ensuite s'étonner de rendre les jeunes cadres de plus en plus vulnérables aux addictions. Heureusement, la commission m'a suivi et nous n'avons pas validé ce MBA". 

Les incessantes "transfo"

Les débats ont logiquement abordé les transformations incessantes des organisations, dans le privé comme le public.

Des changements conduits avec force cabinets de conseils, et "beaucoup de communication", selon les mots d'Henri Bergeron.

 

Quand un dirigeant pense qu'il y a un problème de compétence, il lance une formation avec du coaching, comme si cela pouvait transformer du jour au lendemain des managers autoritaires en managers participatifs
 

 

Pour lancer un programme de transformation, a poursuivi le chercheur du CNRS, les dirigeants se focalisent sur deux points en ignorant la question centrale du pouvoir : "En cas de sous performance, ils pensent qu'elle est due à un mauvais process et une mauvaise organisation. Donc ils changent les règles et l'organisation. S'ils jugent qu'il y a un problème de compétences, ils lancent des vagues de coaching et de formation des cadres, comme s'il existait des formations capables de faire passer des personnes d'un statut de manager autoritaire à un statut de manager réussissant à tout faire faire sans contrainte".

Un constat partagé par Patrick Conjard, directeur de l'Agence régionale pour l'amélioration des conditions de travail (Aract) Auvergne-Rhône-Alpes : "Il ne suffit pas de dire « si on a de bons managers, on n'aura pas de risques psychosociaux » et de former les cadres pour que tout s'arrange. Il y a un modèle d'organisation qui entraîne un « management empêché »".  

 Jamais nous ne sommes associés aux décisions, en amont

 

 

Ces décisions qui tombent d'en haut laissent bien des cadres sceptiques, témoin la réaction de cette femme présente dans la salle : "Dans mon équipe, on nous demande de nous exprimer pour savoir comment on pourrait appliquer ce qui a été décidé, mais jamais nous ne sommes associés en amont à la décision". Et William Lis d'ironiser : "Quand vous avez vendu un projet à votre équipe et qu'à peine deux ans plus tard, on vous dit que c'était nul et que le nouveau plan de transfo est beaucoup mieux, comment dire ?!"

A propos des réorganisations, l'ancien manager de Thalès Alain Dervieux a donné ce conseil malicieux aux militants de l'Ugict : "Gardez les organigrammes qui vous sont présentés en CSE, vous verrez que les solutions proposées au fil des années sont parfois très différentes !"

Il existe pourtant une forme de consensus, y compris à l'échelle européenne, sur ce qu'est, ou ce que serait, un bon management. C'est l'idée d'un management non autoritaire, qui parvient à faire faire quelque chose à quelqu'un sans recourir à l'argument d'autorité. "A partir du moment où le manager se sert de l'argument de subordination et d'autorité, il risque d'être ensuite en difficulté. Piquer une gueulante un jour vous expose ensuite à la résistance passive de vos équipes", constate Henri Bergeron. 

"La santé des salariés est améliorée quand vous les faites vraiment participer"

Cette idée d'un bon management, Frédéric Laloue, inspecteur des affaires sociales, l'a creusée dans le rapport qu'il a co-écrit pour l'Igas (4).

Pourquoi l'inspection générale des affaires sociales s'est-elle intéressée à cette question a priori loin de son domaine ? "Dans les pratiques des entreprises, il y a des choses ayant un impact positif ou négatif sur la santé et donc sur nos politiques publiques de santé, d'emploi, d'insertion", explique-t-il. D'où l'idée de voir comment caractériser, à l'échelon européen, ce que serait un bon management afin d'en faire bénéficier, en quelque sorte, toute la société.

Et là, surprise : "Nous pensions nous retrouver face à des attentes différentes sur ce que doit être le management. Mais nous avons eu une forme de consensus sur ce qu'est un management efficace : c'est celui qui permet un bon degré d'autonomie, nous ont dit tant des représentants du monde du travail que ceux des sciences de gestion. Quand vous demandez la participation des salariés dans la définition et l'organisation de leur tâche, leur santé est améliorée. Si en revanche vous le leur demandez mais qu'il n'en sort rien, c'est  encore pire pour leur santé", constate l'inspecteur.

En France, plus qu'ailleurs en Europe, les managers n'ont pas confiance dans les salariés, et réciproquement  
 

 

Cela suppose donc une participation directe et indirecte, via les représentants du personnel, mais aussi une reconnaissance de la possibilité d'expérimenter, des échelons hiérarchiques pas trop nombreux et un reporting limité.

Or la France, malgré "une panoplie assez fournie" d'outils légaux (qualité de vie et des conditions de travail, droit d'expression, etc.), remplit trop peu ces critères : le niveau d'autonomie et de reconnaissance y est moins élevé que la moyenne européenne, "et cela entraîne des relations de confiance dégradées entre salariés et hiérarchie".

En France, les salariés parlent peu du travail au travail 

 

 

Faute d'un dialogue professionnel et social, moins présent en France qu'en Allemagne, en Suède ou en Italie selon Frédéric Laloue, la défiance est réciproque : le management n'a pas confiance dans les salariés et vice-versa.

Un vrai cercle vicieux, d'autant que "l'injonction à faire du participatif ne se décrète pas", comme l'a remarqué Patrick Conjard. Et le directeur de l'Aract d'Auvergne-Rhône-Alpes d'observer que 40 % des salariés parlent rarement du travail dans leur univers de travail : "Animer une discussion sur le travail n'est pas si facile pour un manager, les modèles d'organisation ne prévoient pour cela ni temps ni espace". 

L'obéissance vue comme une loyauté non négociable

Pourquoi ce modèle participatif n'émerge-t-il pas en France ? "Parce que chez nous l'obéissance est exigée de façon inconditionnelle. Les managers intériorisent tout un tas de mécanismes, dont celui qui assimile tout désaccord exprimé à un manque de loyauté. Dans le public, les cadres ne sont pas du tout formés à l'animation d'équipes, mais à la gestion de contraintes budgétaires de plus en plus fortes", répond Jésus de Carlos, membre du bureau de l'Ugict.

"Pourquoi le droit d'expression prévu par les lois Auroux n'est-il pas appliqué ? Parce que les salariés n'ont pas confiance pour s'exprimer, ils n'ont pas la garantie que cela ne se retournera pas contre eux. Même les dispositifs mis en place par les entreprises pour le droit d'alerte n'inspirent pas confiance, surtout quand les salariés apprennent, par exemple, que le déontologue fait partie du comité exécutif", abonde Agathe Le Berder, secrétaire générale adjointe de l'Ugict-CGT. 

 

Pourquoi les salariés ne sont pas écoutés ? Parce que ce n'est pas l'intérêt des multinationales ! Aux Etats-Unis, les propos des salariés sur les réseaux sociaux sont scrutés de près par les employeurs... 
 

 

"Pourquoi ça ne marche pas ? Mais parce que ce n'est pas l'intérêt des multinationales", renchérit Marc Verret. Pour "coaliser une majorité silencieuse", ce manager audit a monté un syndicat CGT chez EY (ex-Ernst & Yougn) "en compilant un à un des contacts Linkedin puisque nous ne pouvons pas nous adresser aux salariés par le mail professionnel".

Pour lui, c'est seulement un rapport de forces qui peut bousculer l'ordre établi et dépasser le rôle purement consultatif du CSE : "Il nous repenser le cadre français. Prévoir davantage d'expressions libres et directes pour les salariés, mais aussi davantage d'administrateurs salariés dans les conseils d'administration".

Précisons que Marc Verret se bat "pour que l'entreprise respecte la limite européenne de 48 heures de travail hebdomadaire", une limite qu'un accord d'entreprise a supprimée (lire notre article).

La multiplication des "after"

Qu'il a semblé loin, très loin de ces aspirations syndicales, le monde décrit par la jeune chercheuse Marion Flécher, maîtresse de conférences à Paris-Nantes et associée au Centre études emploi et travail (CEET).

La sociologue, qui s'est immergée dans le monde des start-up, a fort bien décrit comment ces organisations poussent leurs équipes au surinvestissement. Non pas par la contrainte, mais par une forme de contrôle social aux allures festives : ce sont les "afterworks" très nombreux, ces temps de partage festifs après le travail. Il faut y être, ce qui devient plus difficile pour les femmes quand l'enfant paraît, alors que les hommes continuent eux de pouvoir se libérer...

 

Dans les start up, les salariés sont conduits au surinvestissement non par la contrainte, mais par une forme de contrôle social, à l'occasion d'échanges festifs comme les afterworks 
 

 

Un univers souvent "macroniste et anti-syndicats, où tout se règle en one to one", y compris les ruptures de contrat, et où il faut "faire kiffer" les salariés. Et chez des jeunes diplômés parfois déçus de leurs premiers pas ennuyeux dans une grosse boite, souvent ça marche, du moins au début. "Quand vous êtes autonomes, vous êtes flattés par la confiance qu'on vous donne et vous avez tendance à vous surinvestir, d'autant qu'il y a des primes à la clé", décrit la chercheuse.

Les afterworks sont désormais aussi pratiqués par les grands groupes, qui cherchent à retenir les jeunes 

 

 

Il est frappant de voir que ces modèles sont aujourd'hui imités par les grandes entreprises, qui cherchent à séduire et à retenir les jeunes cadres. Un consultant de Secafi en a témoigné : "Avant, les moments de convivialité se faisaient sur le temps de travail, ça rassemblait tout le monde au même endroit. Avec ces afterworks à l'extérieur, on voit des dérapages, avec harcèlement et risques psychosociaux, au point que cela suscite des expertises. Il y a un des salariés qui se réfugient dans un télétravail à outrance pour se protéger de ça.  Attention aussi aux boucles des réseaux, qui peuvent provoquer des phénomènes d'exclusion, les uns jouant contre les autres".

Au final, elle résume tout, cette anecdote livrée par Philippe Godineau, un militant CGT de l'UD CGT du Rhône venu monter une liste syndicale dans une fiiale d'EDF organisée en mode start-up : "Quand je suis arrivé pour signer le protocole d'accord préélectoral, j'ai discuté avec les équipes. Je leur demandais : "C'est quoi votre métier ?" On ne me répondait pas « ingénieur », comme ailleurs à EDF. Non, on m'a dit : « Mon métier ? Mais c'est mon projet ! » Tiens, tiens, ça ne vous rappelle rien ?

 

(1) "Manager au XIXe siècle, missions impossibles ?", Revue Options, voir ici 

(2) Pour les positions syndicales sur l'encadrement et le management, voir aussi la CFE-CGC qui a un statut catégoriel. Outre l'Ugict pour la CGT, des syndicats cadres existent aussi dans les autres confédérations, comme à la CFDT cadresFO cadresCFTC Cadres

(3) Invitée à s'exprimer en préambule d'une table ronde, Attaa Ben Elafdil, présidente de l'association Mouvement T, a expliqué son action visant à inciter les grandes écoles à préparer leurs étudiants aux conditions réelles du travail en entreprise, et notamment aux questions de "harcèlement et de management toxique", des "sujets dont on n'entend pas souvent parler durant nos études". 

(4) Voir aussi les préconisations de l'Igas sur le CSE 

 

► L'Ugict-CGT, dont l'ancienne secrétaire générale, Sophie Binet, a été élue en 2023 à la tête de la CGT, tiendra son congrès 2025 à Metz, du 18 au 21 novembre 2025.

 

Changer de modèle, changer de vie : pas si simple !

Témoignage d'Alain Dervieux, de l'Ugict-CGT, sur un accord passé chez Thalès : "Nous avions négocié un quota de 50 % de femmes dans les promotions professionnelles chaque année. C'était une bonne chose car cela a permis à des femmes de progresser. Mais ce que nous n'avions pas prévu, c'est la frustration et jalousie éprouvée par certains hommes, ni non plus les difficultés éprouvées par certaines femmes arrivées trop vite à un poste où tout le monde les attendait au tournant".

Dans la fonction publique, au niveau ministériel, Jésus de Carlos dit avoir vu arriver "des femmes trentenaires célibataires et sans enfant qui reproduisaient les mêmes schémas managériaux que les hommes, ce qui montre que nous sommes d'abord face à un problème d'organisation".  

Confrontée aux travaux de la sociologie sur le monde du travail dans les start-ups, la DRH d'une ex-start-up (la société Brevo) a pris ses distances avec l'idée de mettre l'accent "avec outrance" sur le plaisir et le bonheur au travail : "Je ne suis pas trop à l'aise là dessus car les jeunes arrivant des écoles peuvent avoir une "descente" en étant confrontés à la réalité. Non, tout n'est pas génial, ni exceptionnel".

Non, tout n'est pas génial, il faut redescendre ! 
 

 

Et Laure Rudelle-Arnaud d'ajouter : "Moi qui viens d'un groupe "classique", je reste étonnée de voir que les salariés ne sont au CSE que pour le côté festif. Comme DRH, j'aimerais pouvoir m'appuyer sur des représentants du personnel plus structurés".

Quant aux reconversions de cadres partis refaire leur vie à la campagne dans un travail artisanal, la sociologue Ludivine Le Gros (Centre d'études de l'emploi et du travail du Cnam) a montré qu'il s'agissait, sinon d'un cliché, en tout cas d'une image réductrice.

 

 Les reconversions prennent du temps, et parfois les cadres changent seulement de secteur. La reconversion devient une mobilité comme une autre
 

 

"Dans les récits de presse, on a l'impression que ces bifurcations de vie se font du jour au lendemain. Or ces reconversions prennent du temps et sont liées à des problèmes de conditions de travail, à des conflits hiérarchiques. Il faut nuancer l'idée de rupture. On minimise souvent le fait que les cadres se reconvertissent souvent comme... cadres, mais dans un autre secteur.  (..) Cette injonction à l'autonomie et à la flexibilité, à être entrepreneur de leur propre carrière, les cadres l'ont si bien intégrée que la reconversion devient une mobilité comme une autre".

 

 

 

 

 

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Bernard Domergue
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