Dans un long article, deux économistes analysent pourquoi l'aide à domicile cumule précarité, faible rémunération, absence de formation et conditions de travail difficiles. Trois critères expliquent, selon eux, cette position sociale peu avantageuse : la négation des qualités requises dans ces emplois ; une offre de travail abondante et une moindre organisation collective.
La revue Travail et emploi, émanant de la Dares, propose un numéro stimulant, curieusement daté "juillet-décembre 2018", sur "la fabrication du travail non qualifié". A côté de contributions sur le travail dominical dans le commerce, l'intérim de masse, etc, les "mécanismes économiques expliquant les bas salaires dans les services à la personne" sont explorés par deux chercheurs, François-Xavier Devetter et Emmanuelle Puissant. L'article (tout à fait accessible) va tenter de détricoter les raisons qui conduisent à la situation salariale qu'on connaît dans l'aide à domicile.
Des compétences naturelles ?
Trois grandes raisons vont être analysées successivement. Premièrement, on assiste à une négation des compétences requises pour exercer ces métiers. Celles-ci sont présentées "comme naturelles, caractéristiques du savoir-être des personnes". On considère que ces compétences sont acquises dans la sphère privée et informelle. Dans l'aide à domicile, les deux auteurs remarquent que la professionnalisation des emplois a été valorisée tardivement par les politiques. Le diplôme d'Etat d'auxiliaire de vie sociale (DEAVS) n'a été institué qu'en 2002. Celui-ci n'est reconnu que par les employeurs associatifs.
Coût supplémentaire d'un diplôme
Il demeure une grande ambiguité sur la valorisation de cette qualification. L'article cite deux représentations contradictoires de la prise en compte du vieillissement : d'un côté, les pouvoirs publics expriment la "nécessité de développer des emplois qualifiés" ; de l'autre, ils souhaitent contenir le coût de la dépendance. Une directrice des ressources humaines d'une association le dit franchement : "Si toutes les salariées qui interviennent chez les personnes âgées étaient diplômées, ce ne serait pas possible avec notre tarif horaire". Les employeurs ne sont pas vraiment emballés par l'acquisition de diplôme de la part de leurs salariés. Cela implique un coût supplémentaire pour la structure et un risque de départ vers des emplois en Ehpad.
Beaucoup d'arrêts-maladie
D'autre part, les pénibilités sont globalement niées et ne font l'objet d'aucune contrepartie. Le sociologue Robert Castel avait expliqué que la question des conditions de travail avait été pensée dans le cadre d'une économie industrielle plutôt masculine. Aujourd'hui encore, les pénibilités industrielles sont beaucoup mieux renseignées que celles dans le secteur tertiaire. Et pourtant, la réalité est cruelle : le secteur de l'aide à domicile compte un tiers de jours d'arrêt de travail de plus que la moyenne des salariés. "La régulation publique du secteur et son mode de financement (par le paiement à l'heure de l'usager via un tarif qui demeure relativement bas) ne favorisent pas une meilleure prise en compte de ces risques professionnels", expliquent les économistes. De plus, les politiques de ressources humaines ont tendance à relativiser les pénibilités, même quand la médecine du travail les met en exergue. L'étude considère que le morcellement du travail (avec des interventions de plus en courtes) accroît la pénibilité et que la diffusion des outils de contrôle des horaires (télégestion) n'améliore pas le tableau.
Accroître le vivier de recrutement
Seconde grande raison : la construction d'une offre de travail abondante. Une tendance des pouvoirs publics, face au problème de chômage qui touche certaines catégories défavorisées, est d'accroître le vivier de recrutement. Les jeunes de moins de 25 ans, les femmes immigrées et les mères de famille sont particulièrement ciblés. La présence d'un potentiel étranger est une donnée historique : "bretonne et belge au début du XXe siècle, antillaise dans les années 30, espagnole puis portugaise dans les années 1960-1970." Généralement, on considère que les qualités requises par ces métiers sont innées et associées aux femmes, notamment immigrées, alors qu'il s'agit d'une construction sociale.
Emiettement des structures
Troisième et dernière raison : l'isolement des salariés. Les auteurs relèvent tout ce qui participe à la fragmentation de ces travailleurs. La concurrence est forte dans la mesure où coexistent des conventions collectives, des statuts (privé ou public) et des contrats différents. "Loin d'avoir cherché à unifier le secteur, les politiques publiques ont favorisé la diversification de ces modalités d'emploi depuis les années 1980", notent-ils. Ils relèvent que l'émiettement des structures employeuses permet de contourner les seuils de représentation (comités d'entreprise, délégués du personnel). L'organisation syndicale est un vrai défi : "Les associations sont tellement petites, les filles sont isolées, explique une responsable CGT,. On réfléchit à la création d'une union économique et sociale pour que les employeurs soient obligés de se regrouper et qu'on puisse créer des syndicats dans les associations."
Moins de temps de réunion
Actuellement, seules sont reconnues les tâches d'accompagnement des personnes, mais pas tout ce qui relève de l'entretien du logement. L'accès à la formation est difficile pour de nombreuses femmes qui ont échoué à l'école - ou ont ce sentiment. De toute façon, il n'est pas déterminant : de nombreuses aides à domicile exercent des fonctions d'accompagnement alors qu'elles ne sont pas diplômées.
Cette situation est aggravée par l'affaiblissement des collectifs de travail. Pour limiter les coûts, des conseils départementaux ne financent que le travail dit productif, ce qui exclut le temps de réunion et de formation. On en arrive à réduire considérablement les postes de coordination et les temps d'échange. "La rationalisation observée depuis le début des années 2000 dans les associations s'accélère et se généralise à l'ensemble du mode prestataire", notent les auteurs. Soumis à un contrôle rigoureux de leur temps de travail et de plus en plus pressurisés, les salariés de l'aide à domicile sont de plus en plus isolés dans leur travail.