La vague de restructurations et des PSE risque de mettre au second plan la question du travail, qui commençait à peine à émerger dans le débat public, regrette Alain Alphon-Layre, ancien membre de la direction confédérale de la CGT qui participait le 26 novembre à un débat autour de son livre d'entretiens avec des travailleurs. Mais pourquoi est-il si difficile de faire émerger le travail comme un enjeu syndical et politique ? Compte-rendu.
Il y a plusieurs années, on a connu Alain Alphon-Layre comme négociateur CGT dans les discussions nationales interprofessionnelles sur la qualité de vie au travail et le dialogue social, et l'on se souvient notamment de son accent chantant durant la nuit passée autour du babyfoot du Medef dans l'attente de la conclusion de la négociation autour d'une instance unique de représentation du personnel (*).
S'il suit toujours attentivement les questions liées à l'hôpital et à la santé, lui qui a été infirmier psychiatrique à Alès (Gard), le Nîmois Alain Alphon-Layre est désormais retraité, et rangé des camions syndicaux, si l'on peut parler ainsi. Mais le thème du travail, et de l'association des salariés à l'organisation et à la définition de leurs propres tâches, thème qu'il a contribué à faire émerger au sein de la CGT, le passionne toujours, au point qu'il a accepté d'en débattre, à l'invitation de l'UODC à Paris, le mardi 26 novembre (**).
Cet intérêt pour la question du travail, Alain Alphon-Layre l'a approfondi à 42 ans en décrochant le master ergologie d'Yves Schwartz à Aix-en-Provence, via une validation des acquis de l'expérience. Il l'a encore prolongé l'an dernier en publiant un livre préfacé, s'il vous plait, par Bernard Thibault et postfacé, s'il vous plait bis, par le juriste Alain Supiot (***).
Ce livre consiste en une série d'entretiens avec des travailleurs souvent non syndiqués, et aux profils très divers, (monteuse, agent d'entretien, infirmière, policier, conseillère financière, ingénieur, livreur à vélo, professeur, etc.). A ces salariés, Alain Alphon-Layre a posé ces deux questions faussement simples mais essentielles : Comment travaillez-vous aujourd'hui ? Comment aimeriez-vous travailler ?
De tous ces entretiens, le syndicaliste retient "l'engagement des salariés à bien faire leur travail" ainsi que le souci "de sortir de cette culture du chiffre, de cette gouvernance par les nombres dont parle Alain Supiot". C'est par exemple ce policier qui lui lance : "Avant je travaillais, maintenant je compte".
C'est encore cette caissière d'un hypermarché qui, interrogée sur les améliorations possibles de son travail très chronométré, répond simplement qu'elle aimerait quand même bien avoir le temps "de renseigner une personne âgée". On ne saurait mieux dire le besoin, sinon de ralentir un rythme professionnel devenu parfois frénétique, du moins la nécessité d'une réappropriation par le travailleur du pilotage de son propre rythme de travail.
Ce sont ces incessantes demandes de reporting, de la part de la hiérarchie comme des clients, et cette obsession bureaucratique qui ensevelit sous des contraintes formelles les tâches pourtant primordiales : "Aujourd'hui, une infirmière doit tout noter, ce qu'elle donne comme médicaments, ce qu'elle donne à manger, etc. Elle passe un tiers de son temps devant son ordinateur".
Avec ce dernier exemple, on comprend d'ailleurs pourquoi les discussions au travail n'associent que rarement les salariés à l'organisation et à la définition du travail : "Permettre aux salariés de parler de la qualité du travail, ce serait aussi leur permettre de poser d'autres questions, comme de s'interroger sur les causes de ce temps passé devant l'ordinateur, et donc sur la logique même de la tarification à l'acte qui organise le travail de l'hôpital depuis 2005".
L'ancien infirmier relie tous ces vécus montrant un travail maltraité à l'évaluation du coût économique du mauvais travail.
Il cite de multiples incidents, comme les problèmes de pollution chez WW, les soucis d'Airbag de Citroën, la sous-traitance chez AZF, etc. "Lorsque Xavier Bertrand, alors ministre du travail, a mis en place le Comité d'orientation des conditions de travail, le COCT, il avait estimé à 4 points de PIB (produit intérieur brut) le coût du mal travail. Je m'étonne que ce coût économique ne soit pas plus souvent mis en avant, y compris par les organisations syndicales", souligne l'ancien négociateur CGT.
Alain Alphon-Layre appelle de ses vœux une réappropriation syndicale du travail, la revendication d'une certaine démocratie sociale dans l'entreprise lui paraissant incontournable, surtout au vu de la crise démocratique que nous traversons.
"Ne pas lier la question de la démocratie dans la cité à la démocratie dans l'entreprise m'étonne, avoue-t-il. Nous passons tous quand même 8 heures par jour au travail. Si on n'a pas son mot à dire dans l'entreprise, cela ne peut pas ne pas avoir d'incidences sur le reste. Le chercheur Thomas Coutrot a d'ailleurs montré un possible lien entre le fait d'avoir très peu d'autonomie au travail et de s'abstenir aux élections politiques".
Un lien auquel le syndicalisme donne foi par cette anecdote : "Le fils d'un ami travaille dans un entrepôt logistique, et il passe toute la journée à obéir à une commande vocale robotisée lui demandant d'aller à tel emplacement pour prendre tel objet, lui devant se contenter de dire "ok". Et bien, ce jeune homme a demandé à son père ce qu'il fallait voter aux législatives, car il n'en avait pas la moindre idée".
On pourrait lui rétorquer que le thème du travail fait l'objet d'un indéniable... travail syndical, notamment de la part de la CGT et de la CFDT qui a produit une grande enquête sur le sujet dès 2016. Et que ce sujet, longtemps confondu avec celui de l'emploi, a commencé timidement à émerger sur le plan politique, avec notamment les assises du travail, la nouvelle ministre ayant fait aussi un pas en ce moment pour engager de nouvelles discussions sur les retraites et sur la santé au travail l'an prochain.
Un renouveau politique ? Alain Alphon-Layre est sceptique. "Seuls deux politiques ont souhaité échanger avec moi après la parution de mon livre, François Ruffin et Pierre Dharéville", observe-t-il, comme désabusé. Il ajoute que le regain des restructurations et des plans sociaux risque de signer le retour en force du thème de l'emploi.
Surtout, le syndicaliste juge que les racines de la non prise en compte de la question du travail sont plus profondes.
D'une part, observe-t-il, à l'exception d'épisodes comme Mai 68 où la contestation sociale visait le pouvoir même de l'employeur et de l'encadrement, le droit du travail, et avec lui le monde salarial et le syndicalisme, s'est construit autour de l'acceptation de l'idée de subordination : "Le contenu et le sens du travail ne sont pas dans le droit du travail puisque cela est du ressort de l'employeur et que le syndicalisme s'en est accommodé longtemps en privilégiant la question salariale. Il faudrait donc réfléchir à un droit du travail qui intègre le contenu du travail. Mais ça bouscule 130 ans de conception du syndicalisme".
Certes, des syndicats ont commencé à vouloir bouger sur ce terrain. "Avec Jean-François Naton, nous avons essayé de mettre au coeur des revendications de la CGT cette question du travail, et nous avons réussi à le faire dans le document d'orientation du congrès CGT de Toulouse en 2013 : il est écrit qu'il faut partir du travail réel dans les luttes revendicatives. Mais il ne suffit pas, dans le syndicalisme comme ailleurs, que cela soit écrit pour que cela soit mis en œuvre. Quand nous disions qu'il appartenait aux salariés d'écrire leur syndicalisme à partir d'une feuille blanche, on s'est fait traiter de tous les noms", raconte-t-il.
L'idée que les collectifs de salariés puissent se saisir de la façon d'organiser au mieux le travail ne relève-t-il pas d'un monde idéal, d'une forme d'utopie autogestionnaire ? Non, car à ses yeux, continuer à ignorer cette question va conduire les salariés, comme on le voit avec la semaine de 35 heures en 4 jours, à vouloir s'absenter un jour de plus du bureau ou de l'atelier, quitte à subir une intensification du travail qui avait déjà gagné plusieurs crans avec le passage aux 35 heures.
Il juge que cette question doit être mené de front avec les enjeux environnementaux, qu'il s'agit d'un angle d'attaque un peu inédit sur le plan historique, capable de faire converger les salariés vers un syndicalisme renouvelé.
Et l'ancien négociateur d'assurer que des expériences terrain sont possibles sur le contenu même du travail. Il fait ainsi référence à une expérience personnelle d'il y a dix ans :"J'avais été invité à présenter mes idées sur le sujet par le syndicat CGT d'une entreprise de 350 personnes en Bretagne, où la CGT faisait quand même 90% des voix. J'y avais passé une matinée sans être sûr d'avoir convaincu. Mais l'équipe syndicale m'a rappelé 6 mois après. Ils avaient réussi à convaincre leur employeur à libérer, l'espace d'une matinée, tous les salariés pour qu'on organise ces discussions ! Cela s'est fait dans un hangar, avec 350 chaises. Un délégué a pris l'initiative d'organiser trois groupes en mélangeant métiers et statuts. Tout le monde a découvert le métier de l'autre. Et après le déjeuner, il a fallu expliquer au patron les suggestions d'améliorations du travail qu'on avait pu imaginer. Aujourd'hui je crois que ça continue..." En effet, un élu du personnel de cette entreprise nous a confirmé que ces réunions associant l'ensemble du personnel avaient toujours lieu, mais cela fera l'objet d'un prochain article...
(*) L'échec de ces discussions visant à regrouper le CE, DP et CHSCT a eu lieu en 2015 (lire notre article), soit avant les ordonnances de 2017 et la création imposée du CSE.
(*) Dirigée par l'ingénieur Jean Besançon, féru d'éducation populaire, l'UODC se présente comme "l'université ouverte permettant d'agir sur les coopération au travail". Persuadée qu'il est possible de "penser ensemble qualité du travail, développement et santé des personnes et performance", cette entreprise organise une dizaine de débats par an (formation, transition, management, stratégie RH, etc.) avec des chefs d'entreprises, des syndicalistes, des experts, débats qui donnent lieu à des vidéos proposées sur son site.
(***) "Et si on écoutait les experts du travail ? Ceux qui le font", par Alain Alphon-Layre, L'Harmattan, 134 pages, 16€, voir ici
Extraits des témoignages du livre
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Comment travaillez-vous ?
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Comment aimeriez-vous travailler ?
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Elsa, chargée de production de spectacle |
"J'effectue beaucoup de télétravail (..) Dans une période de préparation de festival, je ne fais pas 5 jours de travail mais 7 jours de travail par semaine et je ne compte pas mes heures". |
"Je souhaiterais d'abord être moins isolée, plus en contact avec les groupes et moins en télétravail (..) J'aimerais bien déterminer moi-même un cadre de fonctionnement mais je dépends d'un conseil d'administration (..)" |
Jean-Pierre, magistrat |
"J'assure deux audiences correctionnelles collégiales par semaine (..) sauf si les dossiers examinés sont importants et lourds, auquel cas l'audience peut durer 2 à 3 jours. Je préside le tribunal correctionnel à raison de deux audiences par semaine (..) Hier, j'ai fini à 21h45, et pourtant j'avais renvoyé 3 dossiers en début d'audience". | "L'enjeu, c'est de revenir aux causes de cette situation plutôt que répéter que la justice ne fait pas son travail. Toutes les questions de prévention et d'alternative reposent sur la protection judiciaire de la jeunesse qui, elle aussi, n'a pas les moyens de suivre les personnes". |
Aurore, agent d'entretien |
"J'ai 5 chantiers (..) Je dois faire le nettoyage des halls d'entrée, d'escaliers, de parkings et d'extérieurs et dans certains je dois sortir les poubelles. Il y a un bâtiment qui est mon cauchemar : neuf, très mal conçu, avec des sols blanc cassé donc très salissants (..) Je fais 31h30 par semaine". | "J'aimerais que les architectes consultent les agents d'entretien avant d'élaborer leurs plans. Il y aurait moins de choses difficiles voire impossibles à faire (..) Ce qui me manque aussi, c'est de ne pas voir mes collègues de travail (..) Il faudrait que nous soyons sûrs d'avoir 35 heures et ne pas stresser sur une paie qui peut être amputée". |
Kevin, cadre |
"Mon travail consiste à mettre en place l'architecture d'information qui permet à nos algorithmes de transformer la voix en texte puis en intention (..) J'ai fait le choix d'être en télétravail à temps plein". | "Le télétravail, c'est bien, ça laisse plus de liberté et d'autonomie, mais le lien social, le travail d'équipe en souffre. Chaque fois que je vais à Paris, en parlant boulot, nous communiquons sur des petites astuces, et ça, ça n'est pas possible en visioconférence. J'aimerais avoir plus de temps pour la formation". |
Alexandra, infirmière |
"Mon travail consiste à assister le chirurgien dans son intervention (..) Ca peut aller de 6 endoscopies dans une journée à une seule opération qui peut durer 10 heures (..) Après les interventions, je vais m'assurer que tout le matériel sera remplacé pour celles d'urgence ou du lendemain". | "J'aimerais déjà arriver le matin dans ma salle d'intervention en me disant que c'est prêt (..) Je serais plus détendue, donc je pourrais prendre le temps de parler avec le patient, le rassurer, aujourd'hui je n'ai pas ce temps. Entre deux interventions aussi j'aimerais avoir plus de temps alors qu'actuellement j'ai un quart d'heure pour vérifier que j'ai tout le matériel". |
Nina, conseillère financière dans la banque |
"Chaque conseiller a un portefeuille de 1 600 à 1 800 clients à gérer, nous travaillons en binôme, ce qui signifie que je gère le portefeuille de mon binôme quand il est absent (..) A la fin de la semaine, j'ai un entretien avec le manager qui pourra me signifier les opportunités de vente que j'aurais pu proposer à mes clients. Toutes les semaines, il faut faire ce reporting". | "C'est simple : d'abord, avoir de l'autonomie. Je n'en peux plus des remarques du style : "tu dois faire ceci, tu dois faire cela". Qu'on me laisse gérer, je n'ai besoin de personne pour savoir ce que j'ai à faire (..) Pour moi, le management par la peur, c'est contre-productif. J'aimerais qu'il y ait plus de confiance, d'écoute et d'empathie de la part des managers directs et indirects (..) Je souhaiterais aussi plus de collaboration entre nous, plus d'entraides que d'injonctions". |
Représentants du personnel
Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux. Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.
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