A l'initiative du comité national de liaison des acteurs de la prévention spécialisée (CNLAPS), un colloque a réuni plus de 300 personnes sur la question de la radicalisation. Certains clubs de prév' sont chargés par les préfets d'accompagner les familles de jeunes radicalisés. Révolution ou prolongement de la pratique de la prévention spécialisée ?
Pas un strapontin de libre ! Deux ans après la tuerie de Charlie hebdo, le colloque proposé par le comité national de liaison des acteurs de la prévention spécialisée (CNALPS) en partenariat avec la Maison des sciences de l'homme Paris Nord, a fait le plein en réunissant 300 personnes venues de toute la France. Tant et si bien que les organisateurs ont prévu de remettre le couvert en coorganisant le 1er février une journée de réflexion avec Citoyens et justice et la Cnape.
Il faut dire que le thème de la radicalisation (une expression qui ne fait pas l'unanimité) ne laisse pas indifférent ceux qui au quotidien travaillent au plus proche de jeunes souvent en rupture et tentent de retisser de la confiance, de l'apaisement, du lien social. Les éducateurs de rue ont été parmi les premiers à déceler les signes du détournement de certains jeunes (et parfois très jeunes) vers l'idéologie du djihad avec parfois un départ clandestin vers les terres irakiennes ou syriennes (sur ce thème, lire notamment notre interview de Dounia Bouzar et notre dossier "Radicalisation : le défi de la prévention").
"Trois délires politiques"
Mais ce phénomène mondial de départ de jeunes vers l'Etat islamique intervient dans un contexte très particulier. Le philosophe Dany-Robert Dufour identifie "trois délires politiques [qui] s'affrontent". D'une part, le "délire occidental" est construit sur l'idée d'une avidité et d'une recherche permanente de "toujours plus de marchandises". "Plus le divin marché s'est imposé, plus il a suscité la réaction des anciens dieux", estime le philosophe qui décrit deux autres tendances : "Le délire théo-fasciste entend restaurer une pureté absolue alors que le délire néo-fasciste propose une idéologie raciale." Il explique également que Daesch prend bien place dans un contexte de "mélancolisation du monde" en servant un récit qui propose un rêve de toute-puissance.
"L'islam, force contestataire"
L'anthropologue Alain Bertho insiste, de son côté, sur la montée des violences civiles (hors guerre) dans le monde. Selon sa propre comptabilité, elles auraient été multipliées par deux en l'espace de trois ans. Il essaie également d'expliquer pourquoi la France fournit le plus de combattants pour Daesch en Europe (et le 4e dans le monde après l'Arabie Saoudite, la Tunisie et le Maroc). "La croyance dans le pouvoir politique s'est effondrée et on assiste à une reconfessionnalisation de la politique. L'islam apparaît comme une force contestataire et la conversion devient un ralliement à une vision critique de la société."
Une vision d'avenir encore optimiste
Au sortir d'un travail d'écoute de 300 jeunes dans cinq quartiers populaires français, la psychosociologue Joëlle Bordet confirme la montée d'un essentialisme musulman. "On est musulman parce qu'on est fier d'être de ce quartier"... cette réflexion, elle l'a souvent entendue. Pour autant, explique-t-elle, une majorité de jeunes continue à se projeter dans un schéma d'avenir plutôt optimiste. "Je leur ai demandé de me dire comment ils se voyaient dans 10 ans. La plupart s'imagine avec une famille, un travail. A la même question, six jeunes Palestiniens sur dix ont répondu qu'ils seraient morts."
Accompagnement des familles en détresse
C'est dans ce contexte marqué par la montée des violences, le recours à l'islam (comme une "béquille", selon l'expression d'Alain Bertho) et une interrogation sur l'identité individuelle et collective que la prévention spécialisée tente d'adapter ses outils. sollicitées par les préfectures, certaines structures se sont associées aux cellules départementales constituées autour du numéro vert (0800 005 696) permettant de signaler des situations de radicalisation. Dans ce cas, les associations de prév' sont mandatées pour suivre des familles confrontées à une évolution très inquiétante de leur enfant. Deux éducatrices membres de l'Addap 13 (Bouches-du-Rhône) et de l'Agasef (Loire) ont raconté ce travail mené fait dans la discrétion et au plus près des souffrances familiales.
Partage d'un repas de rupture du ramadan
Est-ce une rupture par rapport à l'histoire de la prévention spécialisée ? "Les phénomènes de rupture en prév', on connaît bien", réfute la salariée de l'Addap 13 qui définit ainsi sa mission : "On agit sur le processus qui amène à de l'isolement et de la rupture." Concrètement, les éducateurs travaillent avec la famille pour maintenir un minimum de lien avec le jeune et éviter qu'il ne tombe totalement dans les griffes des propagandistes du djihad..Parfois, il faut aller loin pour maintenir ce fragile fil. Par exemple, dans une famille de tradition chrétienne, les parents perdaient progressivement le contact avec leur fils qui s'était converti à un islam radical. Il leur a été suggéré de partager le repas de la rupture du jeûne pendant le ramadan...
Prendre en compte la dissimulation
Pour autant, cette mission suppose de s'organiser différemment. Afin d'éviter tout amalgame et de ne pas mettre en péril l'ensemble du travail des associations de prévention, l'équipe chargée de la radicalisation est autonomisée et travaille en lien direct avec les services de l'Etat (préfecture, forces de l'ordre). "Une fois, raconte une éducatrice, il nous a été demandé de ne plus travailler avec la famille d'un jeune qu'on croyait sorti de la radicalisation car il avait clandestinement participé au départ vers la Syrie d'un jeune." Dans le travail au quotidien, la dissimulation est une donnée essentielle à prendre en compte. Des jeunes ont parfois deux comptes Facebook : l'un visible par tous et "clean", l'autre, caché, pour des liens avec la mouvance djihadiste. Certains jeunes, pour être tranquilles, font croire qu'ils ont abandonné tout lien avec celle-ci alors qu'il n'en est rien. Il faut donc redoubler de patience, de méfiance et ne pas se fier aux apparences.
A la recherche de la "trace émotionnelle" des jeunes
Dans ce combat lent et au résultat incertain, les associations ont souvent constitué des groupes de parole de parents qui permettent de créer des solidarités et de mieux comprendre les éléments déclencheurs de la radicalisation. Et l'une des clés pour recoller les morceaux dans une famille souvent en voie d'explosion est de s'appuyer sur la "trace émotionnelle des jeunes." En clair, essayer de les replonger dans des plaisirs associées à l'enfance alors que les soldats de Daesch tentent, par tous les moyens, de couper le jeune de toute son histoire. Comme l'a souligné Muriel Domenach, (récente) secrétaire générale du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIDPR), l'enjeu est de "réaffilier la personne" et de "proposer un contre-discours à celui de Daesch". Cette diplomate de métier en appelle à la mobilisation de toute la société : "Le contre-discours de l'Etat ne suffit pas pour parler aux jeunes. L'humour est une arme pour ridiculiser Daesch."