Quand un CSE met en demeure l'Etat de faire respecter un deal industriel

Quand un CSE met en demeure l'Etat de faire respecter un deal industriel

02.08.2019

Représentants du personnel

A Belfort, le personnel, les délégués syndicaux et les élus du CSE de la branche turbines gaz de General Electric enragent contre la perspective d'un PSE visant 800 emplois. Ils mettent l'Etat en demeure de faire respecter les engagements pris par le groupe américain lors du rachat de la branche énergie d'Alstom. Les explications de Philippe Petitcolin, secrétaire du CSE de GE Energy Product France.

Quand Philippe Petitcolin parle de la situation de GE Energy Product France à Belfort et de la menace du PSE (plan de sauvegarde de l'emploi) qui pèse sur 800 emplois, c'est un véritable plan de bataille que décrit cet ingénieur mécanicien converti au syndicalisme. Son itinéraire professionnel ne dessine pourtant pas le profil type du redresseur de torts. Comme cadre, il travaille d'abord comme sous-traitant du site, spécialisé dans la logistique (supply chain) puis dans les devis, et il devient chef d'équipe en 2017.

 Pourquoi faisaient-ils un PSE alors que nous gagnions de l'argent ?

 

Il enchaîne comme responsable de la productivité et enfin comme responsable du Lean manufacturing. Mais un grain de sable, en 2013, a fait crisser la trajectoire. Le lancement d'un premier plan social "alors que l'entreprise gagne beaucoup d'argent", ne laisse pas de l'étonner : "J'ai voulu comprendre, et comme je suis passionné par la stratégie industrielle, j'ai plongé dans le sujet".

Avec le départ de nombreux militants CFE-CGC du fait du plan social, il rejoint la liste du syndicat des techniciens et cadres aux élections professionnelles de 2013. Élu, il devient représentant syndical au CE, et planche sur les documents économiques en travaillant avec les experts. Si bien que les représentants du personnel réussissent à faire échec à un nouveau projet de PSE en 2014. Philippe Petitcolin devient délégué syndical. Lorsque sa liste CFE-CGC prend la première place aux élections professionnelles en 2018, devant la CGT et SUD, il est élu secrétaire du comité social et économique (CSE) de GE Energy Product France. "Alors qu'il y a 800 ouvriers sur le site, les gens nous ont élus, il faut donc prendre nos responsabilités au nom de tous", explique-t-il.

Une bataille syndicale et sociale

L'ingénieur habitué à gérer des hommes se retrouve à piloter une équipe de syndicalistes passée de 5-6 membres à une trentaine. "J'ai toujours été manager. Là, je manage des syndicalistes ! J'aime bien rassembler, coordonner, j'aime bien la stratégie et la négociation", nous explique-t-il. Depuis des mois, il tisse avec l'intersyndicale des liens avec les politiques et les médias afin de contester la vision donnée tant par l'Américain GE que par le gouvernement de l'état de l'entreprise, du marché mondial des turbines gaz et, surtout, du respect du deal passé entre l'Etat français et GE au moment du rachat par l'Américain de toute la branche énergie d'Alstom, en 2014.

La bataille est d'abord syndicale et sociale. Il s'agit d'empêcher GE de supprimer 800 emplois. Un projet présenté par la direction...le lendemain des élections européennes de 2019 : "Nous nous attendions à 100 à 200 postes. On nous annonce 800. Un tel plan, qui consiste à délocaliser une grande partie de l'ingénierie en Inde et de la production en Hongrie, menace à terme l'existence du site". Le PSE a-t-il officiellement débuté ? "Pour la direction, sans doute. Mais personne ne va aux convocations des instances et aux négociations sur le PSE", raconte-t-il. A deux reprises, le personnel a bloqué à Belfort l'accès à la salle où devaient se tenir ces réunions.

Pendant 15 ans, nous avons remonté 3,5 milliards de dividendes à GE

 

L'ingénieur est intarissable quand il décrit les méfaits des changements imposés par GE à l'entreprise qui, sous les couleurs d'Alstom, avait un demi-siècle d'expertise dans les turbines gaz, depuis la conception jusqu'à l'installation en passant par la production des pièces à haute valeur technologique, sans oublier le savoir faire lié à la maintenance. Mais tout n'a pas commencé en 1999, date de la reprise par GE des activités.

Tant que Belfort a gardé son autonomie de stratégie et de gestion sur son marché, celui des turbines "50 hertz"", les affaires ont été au rendez-vous, soutient le secrétaire du CSE : "Pendant 15 ans, nous avons remonté 3,5 milliards de dividendes au groupe GE. Mais en 2014-2015, GE a commencé à s'immiscer dans notre gestion". Philippe Petitcolin observe l'application des méthodes conseillées à GE par les grands cabinets, "une stratégie exclusivement financière qui s'avère catastrophique" : les managers valsent, toutes les décisions sont prises en Suisse, la délocalisation désorganise le travail et provoque des retards et, in fine, les résultats décrochent, d'autant que l'entreprise doit payer des royalties pour utiliser la technologie GE, "si bien que plus on produit, plus on est en pertes !"

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Syndicats et CSE menacent l'Etat d'agir en justice

Pour contrer le PSE, syndicats et CSE comptent donc sur le soutien du personnel. Mais pas que. Ils ont aussi entrepris de faire pression sur l'Etat en le menaçant d'une action en justice. Le 19 puis 26 juillet 2019, l'intersyndicale de Belfort (CFE-CGC, CGT, SUD) et le CSE ont envoyé au ministre de l'Économie un courrier dans lequel ils le mettent "en demeure" de faire respecter l'accord passé le 4 novembre 2014 entre l'Etat français et GE lors du rachat par l'Américain de la branche énergie d'Alstom (lire en pièce jointe). 

Le courrier demande au ministre d'agir d'ici le 15 août sans quoi syndicats et CSE menacent d'assigner l'Etat en justice au nom du préjudice subi par les salariés du fait du non respect des clauses contractuelles. Pourtant, l'Etat n'a-t-il pas déjà annoncé que, faute d'avoir créé 1 000 emploi en 3 ans comme il s'y était engagé, GE va devoir payer 50 millions d'euros pour doter un fonds de réindustrialisation ?

Le contrat entre l'Etat et GE comporte plusieurs clauses que l'entreprise n'a pas respectées

 

 

"C'est vrai, mais le deal passé entre l'Etat et Alstom ne concerne pas seulement la création de ces 1 000 emplois. Il y a d'autres clauses : GE s'est engagé à maintenir pendant 10 ans à Belfort "les quartiers généraux européens actuels de GE pour les activités de turbines à gaz" (article 3.4) ainsi que "les équipes de la direction mondiale" de cette activité (article 3.5), ce qui englobe "les fonctions corporate, la stratégie de fabrication, le marketing et le développement durable, la supervision des activités commerciales, les activités R&D" et j'en passe", argumente le syndicaliste CFE-CGC.

Pour l'ingénieur, ces clauses n'ont pas été respectées, alors même que GE doit remettre à l'Etat chaque année "un rapport détaillé décrivant la mise en place des engagements pris". Selon l'intersyndicale et le CSE, l'Etat a pourtant les moyens de faire pression sur GE : "La France pourrait imposer une sanction égale au double du montant de l'acquisition d'Alstom par GE", dit Philippe Petitcolin. Les représentants du personnel exhortent le gouvernement de s'assurer de la préservation des intérêts nationaux dans une filière, celle de l'énergie, qui paraît hautement stratégique, mais aussi du respect des engagements pris par GE.

Le courrier demande donc au gouvernement :

  • de lui fournir sur la période 2015-2019 "l'ensemble des comptes-rendus des réunions du comité de pilotage ainsi que tous les documents fournis par GE pour démontrer le respect des engagements depuis 2014 (..);
  • d'exiger de GE qu'elle "suspendre la procédure d'information consultation du CSE sur le projet de restructuration tant que l'accord du 4 novembre 2014 ne sera pas appliqué";
  • de "fixer une indemnisation des instances représentatives du personnel (OS et CSE) ainsi que des salariés pour le préjudice causé par la carence de l'Etat à avoir fait respecter par GE ses engagements".
Première réaction du gouvernement

Rien ne dit cependant que cette bataille sociale, syndicale, médiatique, juridique et politique soit une forme d'ingéniérie plus simple que celle des turbines gaz. Car dans sa première réponse (lire en pièce jointe), Bruno Le Maire a tapé en touche aux yeux des représentants du personnel. Le ministre dit avoir demandé à GE de démontrer que "les centres de décision en matière de conception, de production et de vente de turbines à gaz seraient maintenues à Belfort à l'issue des restructurations envisagées" mais il invite aussi l'intersyndicale et le CSE à lui transmettre "d'éventuels manquements passés de GE à ses obligations". Comme s'il n'appartenait pas à l'Etat lui-même de vérifier l'application du contrat qu'il a passé avec la multinationale...

Bernard Domergue
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