Quand un économiste tente d'évaluer la qualité et les effets du dialogue social

Quand un économiste tente d'évaluer la qualité et les effets du dialogue social

17.03.2016

Représentants du personnel

Pour Marc Ferracci, un meilleur dialogue social en France passerait par davantage de représentants des salariés dans les conseils d'administration et par la fin des pratiques de discrimination syndicale de la part des employeurs. Favorable au projet de loi El Khomri, ce spécialiste de l'économie du travail se dit néanmoins opposé à l'idée de référendum d'entreprise.

L'état du dialogue social "formel" en France, on en a généralement une idée durant l'été, à l'occasion de la publication du rapport de la Direction générale du travail (DGT) sur le dynamisme de la négociation collective. La DGT a ainsi rendu public en juillet 2015 son copieux rapport sur l'année 2015 (voir notre article du 10 juillet 2015 : "La négociation d'entreprise souffre d'un net recul" et notre article "Représentativité : ce que prévoit la DGT pour améliorer la qualité des PV des élections").

Ces données sont reprises, contextualisées et complétées -par un sondage et une analyse des travaux de la recherche économique sur le dialogue social- dans un rapport publié à l'initiative des groupes Humanis et Apicil (lire notre pièce jointe). L'auteur du rapport, l'économiste Marc Ferracci, spécialisé dans l'économie du travail et des relations sociales, en a rendu compte mardi 15 mars au conseil économique, social et environnemental (CESE). Ce rapport pourrait nourrir, selon Sylvie Brunet, présidente de la section travail et emploi du CESE, les travaux du Conseil sur "la culture du dialogue social", dans le cadre de la saisine en vue du projet de loi Travail.

Le constat de ce rapport est sans surprise : il souligne les spécificités, en Europe, de la situation française, marquée notamment par un forte couverture conventionnelle des salariés en dépit d'un faible taux de syndicalisation, comme le montre la carte ci-dessous.

Humanis/Apicil, L'état du dialogue social en France

Ce faible taux de syndicalisation, qui n'empêche pas les syndicats d'être représentés dans 40% des entreprises lorsqu'on interroge les salariés, pose, aux yeux de Marc Ferracci, un problème de recrutement des délégués syndicaux et élus du personnel. "Elargir la base du recrutement de ceux qui sont appelés à négocier permettrait sans doute de mieux prendre en compte l'intérêt de tous les salariés, mais aussi de recruter plus d'adhérents et donc cela favoriserait une plus grande indépendance des syndicats", juge le chercheur, professeur d'économie à l'université Panthéon Assas et à Sciences Po Paris.

Du point de vue de l'économiste, une présence syndicale dans l'entreprise apporte des effets positifs pour les salariés avec une tendance à la réduction des inégalités salariales (notamment entre femmes et hommes), davantage de formation professionnelle, une stabilité de l'emploi plus grande, de meilleures conditions de travail et une meilleure protection sociale. "Sur la productivité, l'emploi et la conflictualité, les effets de la présence syndicale sont moins clairs quand on regarde les travaux de la recherche économique", ajoute Marc Ferracci.

La qualité du dialogue social tient aussi aux aspects informels des échanges entre élus, salariés et direction

Mais les effets positifs de la présence syndicale sont aussi conditionnés à ce que l'économiste appelle les aspects "informels" du dialogue social dans l'entreprise. "Un bon dialogue social ne s'évalue pas seulement en fonction de la signature d'accords, mais aussi dans la qualité des échanges entre les salariés, la direction et les représentants du personnel. Et à ce niveau, la France n'est pas très bien placée dans la perception qu'ont les salariés de la qualité du dialogue social", énonce-t-il. C'est une question de confiance, ou de loyauté si l'on veut, entre les acteurs. Une relation de défiance entre les parties en jeu entraînerait en effet une augmentation de la conflictualité, surtout s'il y a plusieurs syndicats dans l'entreprise, affirme l'économiste. Si le rapport montre que 60% des salariés font confiance aux institutions représentatives du personnel de leur entreprise, 53% des salariés estiment que le dialogue social va se dégrader dans l'entreprise.

Un chiffre très éloigné de l'image idéale du dialogue social que les salariés souhaiteraient voir, à 83%, comme un dialogue "constructif". Cet écart montre aux yeux de Marc Ferracci la nécessité "d'investir dans la confiance" entre les acteurs du dialogue social, que ce soit dans la branche ou l'entreprise. Et là, il y a clairement du travail. "Du côté des employeurs, les travaux de recherche montrent bien qu'il y a toujours une discrimination vis à vis des délégués syndicaux. Il faut donc banaliser l'adhésion et l'engagement syndical pour que cela ne nuise pas à la carrière des salariés. Il faut aussi mieux faire circuler l'information dans l'entreprise", estime l'économiste qui a cité les travaux de Thomas Breda sur le caractère vicié du dialogue social en France.

Une représentation des salariés dans les conseils d'administration d'entreprises moyennes permettrait d'avoir une grammaire économique partagée dans l'entreprise

Une allusion non pas à la base de données économiques et sociales (BDES) comme on pourrait le penser, mais aux échanges stratégiques dans les conseils d'administration. Marc Ferracci aimerait voir étendre aux entreprises moyennes la représentation des salariés au sein des conseils d'administration "pour qu'une grammaire économique de l'entreprise soit partagée" par toutes les parties qui négocient. Interrogé à ce propos sur un patronat défendant le recours au référendum d'entreprise et aux mesures unilatérales notamment sur le temps de travail des salariés, Marc Ferracci a répondu : "Je suis surtout frappé par la précipitation dans la conduite de ce projet de loi et par l'absence de concertation préalable. Les organisations d'employeurs ont sans doute l'impression d'avoir l'écoute du gouvernement", et donc elles en rajouteraient, mais "personnellement, même s'il n'y a pas d'étude en faveur ou contre le recours au référendum, je n'y suis pas favorable car on court le risque de court-circuiter les représentants des salariés. Or il ne faut pas délégitimer les acteurs sociaux si l'on veut négocier avec eux des accords".

Effets sur l'emploi de la loi Travail : des économistes divisés

Cette vision d'un dialogue social apaisé ne sera sûrement pas partagée par tous les représentants du personnel ni par tous les syndicats, d'autant que l'auteur du rapport fait partie des économistes ayant soutenu les mesures de flexibilité de la version initiale du projet de loi Travail. Marc Ferracci fait en effet partie du collectif d'économistes, parmi lesquels figurent Jean Tirole et Olivier Blanchard, qui ont signé le 5 mars dans Le Monde une tribune intitulée : "Le projet de loi El Khomri représente une avancée pour les plus fragiles". Ce texte défend le barème prud'homal obligatoire mais aussi une nouvelle définition du licenciement économique, l'idée étant que les protections accordées aux salariés en CDI inciteraient les entreprises à multiplier les CDD, par peur d'embaucher, ce qui maintiendrait de nombreux jeunes dans la précarité. En réaction, un autre collectif d'économistes, parmi lesquels Daniel Cohen et Thomas Piketty, a publié une tribune professant l'analyse contraire : "La loi Travail ne réduira pas le chômage". Pour ces économistes, qui défendent eux-aussi une meilleure représentation des salariés dans les conseils d'administration des entreprises, les coûts des licenciements et la protection de l'emploi ne sont pas un facteur majeur de chômage.

 

(*) Sondage réalisé pour Humanis par Odoxa du 16 au 29 septembre 2015 auprès d'un échantillon de 99 personnes représentatives de la population des chefs d'entreprise et d'un autre échantillon de 1002 salariés représentatif de la population salariée

 

 

En France, la négociation d'accords dépend toujours fortement de l'incitation du législateur

Le rapport de Marc Ferrracci réalisé pour Humanis et Apicil, montre, concernant le niveau de la branche, une stabilité du nombre d'accords mais un changement des thèmes négociés, avec une baisse des négociations salariales (-12% en 2014 par rapport à 2013), une progression de la négociation sur la formation professionnelle (+6%), la prévoyance/retraite complémentaire (+14%) et surtout maladie (+34%), le temps de travail (+79% du fait des accords sur le temps partiel) et l'égalité femmes hommes (+10%). Au niveau de l'entreprise, c'est une baisse générale des accords qui est observée (-9% avec notamment -30% sur les accords emploi), une évolution expliquée "principalement par les évolutions du cadre législatif", une des exceptions étant la forte progression des accords d'entreprise sur la protection complémentaire (+40%), du fait de la généralisation à tous les salariés de la couverture complémentaire santé. Le rapport revient également sur la faible conflictualité française (1,2% des entreprises ayant déclaré une grève en 2013, soit le niveau le plus faible depuis 2008). "Le nombre de jours a été divisé par deux depuis 2005, souligne Marc Ferracci qui note une forte différenciation selon la taille de l'entreprise (avec un taux de 0,2% de 10 à 40 salariés et 29% plus les plus de 500 salariés) et surtout une intensification des grèves existantes, avec 79 jours pour 1000 salariés en 2013.

Un visuel du rapport résume l'état du dialogue social en France en 2014, du point de vue de la signature d'accords collectifs : 

Humanis/Apicil, L'état du dialogue social en France

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Bernard Domergue
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