Les candidats à la présidentielle ont été confrontés à la détresse des salariés de Whirlpool Amiens dont l'usine va fermer. Que penser des propos tenus aux ouvriers par E. Macron et M. Le Pen ? Les réactions de deux experts auprès des CE, Jean-Paul Yonnet (Orseu) et Guillaume Etievent (JDS Experts), et d'un avocat auprès des CE, Philippe Brun.
"Il ne faut pas tout attendre de l'Etat"., avait dit en 2002 Lionel Jospin, alors Premier ministre et candidat à la présidentielle, aux salariés de l'usine Lu-Danone. Dix ans plus tard, François Hollande, candidat à la présidentielle, s'était juché sur une camionnette à Florange pour promettre aux ouvriers d'ArcelorMitall une loi empêchant le démantèlement d'un site. En 2017, la question des suppressions d'emploi et de la fermeture d'une usine se retrouve à nouveau au centre de l'actualité durant une campagne électorale. Mercredi 26 avril, à Amiens, les deux candidats du second tour de la présidentielle sont allés à la rencontre des salariés de l'usine Whirlpool, dont la direction a annoncé la fermeture pour 2018, la fabrication de sèche-linge étant délocalisée en Pologne. Marine Le Pen s'est invitée sur le parking de l'usine pour assurer les salariés de son soutien et promettre que l'usine ne fermerait pas, au moment où Emmanuel Macron tenait une réunion avec l'intersyndicale, le candidat d'En Marche venant ensuite sur place pour échanger près d'une heure avec les salariés. Ces échanges ont reposé la question de l'action que peuvent conduire les pouvoirs publics mais aussi les représentants du personnel et leurs experts lorsqu'ils sont confrontés à la décision d'une entreprise privée. Sur cette problématique, nous avons recueilli les points de vue de trois praticiens du monde des comités d'entreprise aux approches différentes, deux experts et un avocat, qui ne sont pas directement concernés par le dossier Whirlpool, et qui s'expriment donc de façon générale.
Le point de vue de Jean-Pierre Yonnet, président d'Orseu
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Jean-Pierre Yonnet, président d'Orseu, cabinet d'expertise auprès des CE et CHSCT, résume ainsi son impression globale : "Monsieur Macron est resté prudent en s'inscrivant dans le cadre légal actuel et Madame Le Pen a fait de la démagogie en proposant des mesures inapplicables". En quoi Emmanuel Macron était-il prudent ? Jean-Paul Yonnet juge qu'Emmanuel Macron a tenu aux salariés de Whirlpool le discours classique d'un ministre du Travail en promettant un PSE décent, dans le cadre de la législation qu'il n'envisage d'ailleurs pas de modifier (l'Etat a le pouvoir, par la Direccte, de contrôler le contenu d'un plan de sauvegarde de l'emploi), et en évoquant des aides à la formation et à la reconversion des salariés ou encore en promettant de rechercher des repreneurs.

"C'est de la politique industrielle, c'est ce que fait toujours l'Etat", commente l'expert économique. Nous sommes donc là dans un registre d'accompagnement classique. De quelle démagogie a fait preuve Marine Le Pen ? "Dire que l'on va obliger l'entreprise à rembourser le CICE (crédit d'impôt compétitivité emploi), très bien, mais comment fait–on ? Sur la base de quels textes ? C'est invraisemblable", juge l'expert. A ses yeux, la seule possibilité d'agir sur le CICE consisterait pour Bercy à s'intéresser à une entreprise soupçonnée d'utiliser la trésorerie générée par ce crédit d'impôt pour financer des dividendes supplémentaires, une utilisation prohibée par la loi L'Etat ne serait donc pas totalement démuni face à la décision d'une société privée ? "L'Etat dispose toujours de moyens de pression. Il peut examiner les aides publiques reçues par l'entreprise pour menacer, si c'est légalement possible, d'exiger leur remboursement. Bercy peut aussi s'intéresser de près à la fiscalité de l'entreprise", indique Jean-Pierre Yonnet. Mais ce bras de fer a ses limites si la France ne veut pas décourager l'investissement sur son sol : difficile d'envisager de pouvoir empêcher une fermeture. Nationaliser ? "Nationaliser les chantiers navals STX, qui détiennent des brevets et revêtent une importance stratégique pour la France, cela peut s'imaginer. On a vu que c'était déjà beaucoup moins évident avec ArcelorMittal. Quant à nationaliser une usine fabriquant des sèches-linges, inutile d'y songer". Pour quelles raisons ? "L'Etat saurait-il quoi fabriquer pour quels marchés, dans une usine qui ne posséderait sans doute pas ses brevets, donc avec quelle marque ?"
Quid de l'idée, suggérée par la candidate du FN, de contrôler les frontières en rétablissant des droits de douane de façon à limiter les importations non souhaitées d'entreprises ayant délocalisé leur activité hors de France ? "La suppression des barrières douanières remonte à 1968 dans l'Europe des Six", rappelle Jean-Pierre Yonnet.

Une remise en cause de cet acquis lui paraît difficile et non souhaitable. Pour autant, lui objecte-t-on, comment se satisfaire d'une Europe où une entreprise délaisse un salarié français au profit d'un ouvrier polonais payé 500 euros par mois ? Le président de l'Orseu opine : "Jacques Delors avait su construire une majorité au sein de l'Union européenne pour poser les bases d'une Europe sociale. Mais à partir de 1995, les membres du Conseil, c'est à dire les différents Etats de l'Union, ont bloqué toutes les initiatives visant à construire un socle de droits sociaux en Europe". Il faut donc à ses yeux relancer ce chantier, mais en en restreignant le cadre, avec "un noyau d'Etats membres prêts à avancer".
L'exemple du PSE de Whirlpool ne montre-t-il pas que la modification de la législation sur les licenciements économiques rend difficile toute contestation de la réalité du motif économique ? Le président d'Orseau s'inscrit en faux : "La cour de Paris a tenté d'explorer cette voie en 2011 en jugeant nul un PSE dépourvu de réel motif économique. Mais la Cour de cassation a refermé la porte dès 2012. Donc, cela n'a pas fondamentalement changé. Ce qu'il reste possible de faire, c'est de contester après coup, devant les prud'hommes, la cause réelle et sérieuse des licenciements". Mais la loi Travail a tout de même apporté des modifications sur le licenciement économique, lui fait-on observer. "La loi El Khomri n'a fait que codifier la jurisprudence concernant la caractérisation du motif économique. C'était sans doute inutile mais c'est selon moi sans effet", répond l'expert. Quant à l'évolution législative poussant à une négociation des PSE dans l'entreprise, l'expert la juge positivement car de nature à améliorer la qualité du contenu des plans sociaux. Un constat partagé par certains observateurs.
Dernière question que nous posons au président d'Orseu : r��équilibrer le pouvoir dans l'entreprise en conférant une plus large place aux salariés dans les conseils d'administration ne serait-il pas, comme le suggère l'économiste Olivier Favereau, le moyen de faire mieux prendre en compte la préoccupation de l'emploi dans chaque entreprise, et à tout le moins une façon d'équilibrer la place grandissante confiée à la négociation d'entreprise ?

Jean-Paul Yonnet affiche un désaccord dans la mesure où la tendance à la négociation collective d'entreprise amorcée par la loi Travail lui paraît inéluctable : "Je ne crois pas à l'idée, défendue par Jean-Luc Mélenchon, d'une norme unique pour toutes les entreprises. Compte tenu des évolutions technologiques, nous avons besoin de solutions trouvées par accord dans l'entreprise". En revanche, le dialogue social doit être renforcé à ses yeux et cela passe en effet par une plus grande présence des représentants des salariés dans les conseils d'administration. Il lie toutefois cette idée à la nécessité "d'avoir des syndicats qui n'aient pas seulement des électeurs mais, comme en Allemagne, de nombreux adhérents". Et l'expert d'ajouter : "Il ne faut pas idéaliser le modèle allemand. Il y a aussi des accords d'entreprise dérogatoires à une branche mais le syndicat consulte les salariés avant de décider de les signer".
Le point de vue de Guillaume Étiévant, de JDS experts CE
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Pour Guillaume Étiévant (JDS experts CE), qui intervient comme expert auprès des CE, l'affaire Whirlpool pose la question d'une évolution du droit qui pourrait renforcer les moyens d'action des représentants du personnel. Ces nouveaux leviers pourraient consister à contraindre l'entreprise à réellement examiner les contre-propositions présentées par les élus du personnel.

"Il faudrait revenir sur les délais contraints qui s'imposent, depuis la loi de sécurisation de loi, aux représentants du personnel", soutient l'expert. Ce serait selon lui de nature à restaurer les conditions d'un rapport de forces moins déséquilibré entre représentation du personnel et direction, estime-t-il. Guillaume Étiévant insiste également sur l'idée de modifier la loi afin que les licenciements économiques non fondés sur des difficultés économiques avérées ne puissent pas être mis en oeuvre. Il s'agirait donc d'une rupture avec la jurisprudence qui a concédé, en reconnaissant la notion de sauvegarde de compétitivité, une assez grande latitude aux entreprises au sujet des licenciements économiques.
En attendant cette éventuelle évolution législative, l'expert peut déjà jouer son rôle de conseil et d'appui au CE confronté à un PSE et une délocalisation d'activité. "L'expert peut mettre en évidence les coûts induits par la délocalisation et qui ne sont pas pris en compte par l'entreprise, comme par exemple le coût d'importation des produits fabriqués ailleurs. Cela peut relativiser l'économie réalisée du fait de la différence du coût du travail", nous expose Guillaume Étiévant.

En démontrant l'existence de marges de manoeuvre ou de moyens conséquents dont dispose l'entreprise, l'expert poussera aussi en faveur d'un meilleur plan social, d'autant que l'Etat doit veiller à la proportionnalité des mesures contenues dans le PSE par rapport aux moyens de la société ou du groupe. "L'expert peut aussi contribuer à établir le défaut de motif économique justifiant les licenciements, ce qui soutiendra ultérieurement les demandes d'indemnités que les salariés pourraient réclamer pour un licenciement sans cause réelle et sérieuse", ajoute l'expert. Enfin, l'expert peut appuyer le CE dans la recherche d'une reconversion du site promis à la fermeture, comme cela a été le cas chez Bosch à Vénissieux, mais cela suppose que le groupe accepte de chercher une alternative.
Le point de vue de Philippe Brun, avocat auprès de CE
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Plus radical encore est le point de vue de Philippe Brun. Il faut dire que cet avocat expérimenté et très engagé aux côtés des salariés est celui qui a obtenu, dans l'affaire Viveo, que la cour d'appel de Paris invalide en 2011 le plan social en raison du fait que le motif économique du PSE n'était pas avéré. Cette décision avait fait grand bruit mais cette possibilité de mise en échec des PSE avait été rapidement éteinte en mai 2012 par la Cour de cassation qui a considéré que les juges ne pouvaient pas annuler un PSE pour défaut de cause économique.

Aujourd'hui, Philippe Brun déplore que la gauche arrivée au pouvoir en 2012 n'ait pas légiféré pour permettre aux juges d'examiner la réalité du motif économique. Une possibilité déjà écartée, rappelle-t-il, en décembre 1999 par Martine Aubry et Lionel Jospin, alors ministre du Travail et Premier ministre, lorsque le débat parlementaire sur la loi Aubry 2 avait abordé cette question, suite à l'émoi suscité à l'époque par un plan de licenciements lancé par Michelin à la veille des vacances d'été et malheureusement commenté ainsi par le Premier ministre : "L'Etat ne peut pas tout". "Le projet d'amendement tenait en 3 articles : 1) le juge civil est compétent pour examiner la réalité du motif économique. 2) L'absence de motif économique invalide le plan social. 3) Les salariés licenciés doivent être réintégrés", se souvient l'avocat.

Si cet amendement avait été adopté, juge-t-il, tout aurait été différent. Et Philippe Brun d'expliquer que les choix effectués durant le quinquennat Hollande (lois de sécurisation de l'emploi, loi Macron, loi El Khomri) sont au contraire allés dans le sens d'un assouplissement des licenciements économiques : "Le bilan du quinquennat, c'est l'abandon du monde du travail. On aurait pu croire avec la loi de sécurisation de l'emploi de juin 2013 que l'Etat se donnait les moyens de valider ou refuser tous les plans sociaux puisqu'ils étaient désormais soumis à l'examen de l'administration. Mais dans les faits, l'Etat a toujours validé les PSE et des milliers d'emplois ont disparu de ce fait", lance-t-il. Circonstance aggravante à ses yeux : du fait de la loi de l'examen des PSE par l'Etat, les représentants des salariés qui veulent contester un PSE doivent désormais attaquer d'abord non pas l'entreprise mais l'Etat devant le juge administratif, "soit un contentieux de 2 à 3 ans", avant de pouvoir ensuite revenir vers le juge judiciaire.

L'autre grief de l'avocat des salariés de Viveo et d'Electrolux (autre fabricant électroménager ayant délocalisé en Pologne) vise explicitement Emmanuel Macron, qu'il qualifie "d'ultra-libéral" : "Depuis la loi Macron de 2015, l'obligation pour un groupe de déployer pour le PSE des moyens proportionnés à ses possibilités ne s'applique plus pour les entreprises en redressement ou en liquidation judiciaire". Pour Philippe Brun, les lois adoptées durant le quinquennat Hollande n'ont donc fait qu'assouplir les contraintes des entreprises et cela explique que l'on se pose à nouveau les mêmes questions à propos du PSE de Whirlpool. Pour véritablement changer la donne, il ne sert à rien, soutient-il, d'imaginer une nationalisation comme l'a suggéré Marine Le Pen : "Vous voyez l'Etat fabriquer des sèche-linges ?!" A ses yeux, le programme du FN est d'ailleurs très libéral puisqu'il ne remet nullement en cause la possibilité pour l'entreprise de conduire un PSE même en l'absence de motif économique. Restaurer des droits de douane ? "Il nous faut plutôt harmoniser les règles sociales et fiscales dans l'Union, et pas seulement dans un petit noyau de pays mais dans les 27 Etats membres", nous répond l'avocat. Comme autres solutions, Philippe Brun avance donc l'idée de confier directement au juge l'examen des différents "entre le capital et le travail", l'Etat ne lui paraissant pas un arbitre impartial en ce domaine. Et l'avocat fait aussi sienne l'idée d'une cogestion dans les entreprises. "Le principe de participation des travailleurs est inscrit dans notre Constitution depuis 1946 mais à la différence de l'Allemagne, nous ne l'avons pas mis en oeuvre. C'est une des raisons qui explique l'absence en Allemagne de toutes les délocalisations industrielles que nous observons en France", estime-t-il.
Représentants du personnel
Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux. Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.
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