Dans une interview à tsa, Muriel Domenach, du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), réagit vertement à un rapport de la CNCDH sur la lutte contre la radicalisation. Elle défend la participation de la prévention spécialisée à la détection de la radicalisation, laquelle ne dénature pas son éthique et son efficacité.
"La CNCDH [Commission nationale consultative des droits de l'homme, NDLR] radicalement contre la stratégie anti-radicalisation". La publication de notre article du 24 mai a donné lieu à un coup de téléphone en provenance du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) : "La secrétaire générale, Mme Domenach, souhaite réagir à l'avis de la CNCDH." Rendez-vous est donc pris dans les locaux du CIPDR, hébergé par le ministère... des Outre-Mer pour réaliser cet entretien.
tsa: Comment réagissez-vous à la publication de l’avis sur la prévention de la radicalisation de la CNCDH ?
Muriel Domenach : Je considère que la commission est dans son rôle quand elle se préoccupe de la non-stigmatisation des musulmans, du respect du droit et de la validité des concepts utilisés. Vous savez, dans mes précédentes fonctions de consule générale de France à Istanbul, j'ai assisté avec mes collègues européens aux nombreuses audiences judiciaires contre les défenseurs des droits de l'homme. Il est normal de demander des comptes aux pouvoirs publics pour le respect des droits. Mais je trouve, dans cet avis, peu de recommandations opérationnelles et surtout une critique radicale notamment sur la participation du travail social (les mots de "suspicieux " et de "contamination" sont utilisés) qui me semblent problématiques. Les travailleurs sociaux impliqués dans la prévention de la radicalisation ne méritent pas un tel opprobre.
Que voulez-vous dire exactement ?
A lire la CNCDH, toute la chaîne de lutte contre la radicalisation, depuis sa conception jusqu'au numéro vert, serait dans l'erreur. Je défends, pour ma part, une approche plus pragmatique, plus nuancée. En réalité, les professionnels du travail social ont été impliqués dans la définition des indicateurs et dans la mise en oeuvre des politiques. La CNCDH aurait dû auditionner davantage de travailleurs sociaux pour se rendre compte qu'elle faisait fausse route. En particulier les grands réseaux (CNLAPS, ANMDA, FFP, Fnepe*, Missions locales, Points écoute jeunes…) avec qui le CIPDR travaille sur l’identification et la diffusion des bonnes pratiques** .
Il y a tout de même eu des ratés dans la mise en oeuvre de cette politique ?
Il faut bien comprendre l'enchaînement des faits. Le corps social a été profondément traumatisé par les attentats de 2015. La nécessité d'agir et surtout de prévenir a été fortement affirmée. Les pouvoirs publics se sont tournés, dans un premier temps, vers les interlocuteurs disponibles. Cela a produit certains ratés avec la médiatisation de certaines personnalités et les difficultés du centre de réinsertion et citoyenneté, mais l'évaluation des réalisations a permis de rectifier le tir. L’expérimentation est très utile et nécessaire, comme le reconnaît la CNCDH.
Pourquoi le concept de radicalisation est toujours accolé au terme "islamiste". Cela ne risque-il pas de stigmatiser les musulmans ?
La CNCDH a raison de bien séparer la pratique religieuse, fût-elle extrême, et la radicalisation. Mais si on parle de radicalisation islamiste en France, c'est tout simplement parce que c'est la principale menace forte identifiée. Ce n'est pas le cas aux Etats-Unis ou au Canada où la menace des suprémacistes blancs a été avérée (elle s'est traduite par un attentat). La définition de la radicalisation que nous devons au sociologue F. Kosrokhavar, à savoir le processus par lequel un individu ou un groupe adopte une forme violente d’action, directement liée à une idéologie extrémiste politique, sociale ou religieuse, évite toute stigmatisation d’une communauté ou d’une religion. Elle pourrait s'appliquer à l'avenir à d'autres risques, mais ils n'existent pas actuellement dans notre pays. La radicalisation n’est pas par essence le monopole des terroristes djihadistes.
Les indicateurs de basculement sont-ils fiables ?
Ils ne doivent pas être considérés isolément, mais comme un ensemble cohérent. Evidemment, on ne peut détecter une situation de radicalisation uniquement parce qu'il y a une rupture familiale ou le développement d'une vision paranoïaque, mais ceux-ci participent à cette évolution. Sinon, il faut savoir que ces indicateurs, si critiqués par la CNCDH, ont été définis entre autres avec le Haut conseil du travail social (HCTS). L'écoute des travailleurs sociaux est réelle : en fonction de leurs attentes et de celle d’autres professionnels, nous sommes passés, début 2017, d'une différenciation - jugée peu opérationnelle - entre signaux forts et signaux faibles à trois types de signaux : précurseurs, préoccupants et alarmants. ��
La CNCDH propose de rapprocher la plate-forme téléphonique du numéro 119 pour la protection de l'enfance. Qu'en pensez-vous ?
Actuellement, parmi les situations qui sont signalées à la cellule d'écoute et d'accompagnement, seules 20 % sont le fait de mineurs. Donc ce rapprochement n'a pas de sens. Je voudrais rassurer la CNCDH sur le fonctionnement de cette cellule au regard des droits de l'homme : on prend le temps d'écouter les gens (entre 30 à 90 minutes par appel) et aucun signalement n'est possible si les appelants ne souhaitent pas laisser leurs coordonnées. Il faut savoir que le conseil national de l'Ordre des médecins recommande aux médecins d’adresser leurs patients ou leurs proches à cette plateforme.
Le travail social, et notamment la prévention spécialisée, ne risque-t-il pas de perdre son âme en participant à ces cellules, en lien avec les forces de police ?
Il ne faut pas vouloir garder les mains propres, au risque de ne rien faire. Même si le contexte a changé depuis les attentats, l'obligation juridique demeure. La problématique du signalement n'est pas du tout nouvelle : il s'agit pour les travailleurs sociaux d'intervenir quand il y a un risque grave pour la personne ou pour un tiers. C'est ce que la prévention spécialisée fait en participant aux cellules préfectorales. Je serais très inquiète si elle s'en désengageait car je préfère la modestie des intervenants sociaux connaissant bien le terrain à du tout-répressif ou à l'arrivée de gourous auto-proclamés ! L'important dans ce travail en partenariat, c'est justement de partager les pratiques et d'entendre ce que les travailleurs sociaux ont à dire sur les réalités locales.
* Comité national de liaison des acteurs de prévention spécialisée, Association nationale des maisons des adolescents, Fédération française de psychiatrie, Fédération nationale des écoles des parents et des éducateurs.
** https://www.interieur.gouv.fr/SG-CIPDR/CIPDR/Les-partenariats