Répression et discrimination : la chasse aux syndicalistes est-elle ouverte ?

Répression et discrimination : la chasse aux syndicalistes est-elle ouverte ?

25.01.2024

Représentants du personnel

Après le mouvement social de 2023 sur les retraites, plusieurs militants syndicaux sont traduits en justice. Selon Sophie Binet, mille syndiqués CGT seraient ainsi poursuivis pour les actes de coupure de courant ou de feu de palettes. Existe-t-il une recrudescence de ces phénomènes ? Comment sont-ils mesurés ? Une table ronde organisée par l'Ajis jeudi 25 janvier a ouvert le débat.

Mercredi 6 septembre 2023, Sébastien Menesplier, secrétaire général de la fédération des mines énergies de la CGT, était convoqué par la gendarmerie de Montmorency pour des faits de coupures de courant pendant le mouvement social contre la réforme des retraites. Autre membre du bureau de la confédération, Myriam Lebkiri, secrétaire générale de l'union départementale du Val-d'Oise, a été convoquée devant la gendarmerie de Pontoise. De manière moins visible, des salariés syndiqués en entreprise peuvent aussi être mis en cause par l'employeur dans le cadre de leurs activités syndicales. Jean-Christophe Dugalleix, élu au comité d'entreprise de la société de formation CESI et lanceur d'alerte en a fait la longue expérience (lire notre article).

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Ces phénomènes, aussi vieux que le syndicalisme lui-même, connaissent-ils un regain ? Deux spécialistes de ces questions ont donné leur avis lors de la table ronde organisée hier à Paris par l'Association des journalistes de l'information sociale (Ajis) : Jean-Michel Denis, professeur de sociologie à la Sorbonne, directeur de l'Institut des sciences sociales et du travail (ISST) de Bourg-la-Reine, et Rachid Brihi, avocat praticien de ces sujets et défenseur de militants syndicaux.

Jean-Michel Denis :"La hausse du contentieux reste difficile à interpréter"

Selon le sociologue du travail et des relations sociales, la discrimination et la répression syndicales sont apparues récemment en France à partir des années 90. Cela ne signifie pas que des faits contraires au code pénal ne se produisaient pas avant cette période, mais le phénomène n'était pas forcément reconnu par les acteurs en particulier les pouvoirs publics. Jean-Michel Denis ajoute que discrimination et répression ont longtemps été banalisées par les syndicalistes eux-mêmes comme étant "le prix à payer" de l'action syndicale. De ce fait, répression et discrimination n'ont pas été considérées comme un problème pendant de nombreuses années. Il rappelle également qu'un contexte antisyndical ne donne pas nécessairement lieu à une action devant les tribunaux, d'où la difficulté de disposer de données.

Les méthodes scientifiques ont cependant permis peu à peu d'objectiver la discrimination et la répression syndicales. "La méthode des panels a montré qu'à sexe, âge et diplôme identiques, les syndiqués ont un salaire de 3 à 4 % inférieur à celui des non syndiqués. L'écart atteint 10 % chez les délégués syndicaux", explique le sociologue. Une raison à cela : les délégués syndicaux ont en charge la négociation des accords et donc sont plus exposés à des relations conflictuelles avec l'employeur. Jean-Michel Denis ajoute que dans un tiers des établissements, les affiliés à un syndicat indiquent que leurs fonctions de représentant du personnel constituent un frein à leur carrière, d'autant plus répandu si l'entreprise a connu un épisode de grève ou une négociation tendue.

Enfin, Jean-Michel Denis constate un contentieux de la discrimination en hausse "mais il reste difficile à interpréter : on peut y lire une amélioration de la situation grâce à une meilleure protection du droit comme une prise de conscience des employeurs ou au contraire un durcissement des rapports sociaux dans l'entreprise et en dehors. Cela peut aussi résulter d'un mixte entre plusieurs phénomènes".

Rachid Brihi : "On peut encore voir un employeur en justice pour homicide volontaire"

Fort de ses 35 ans de barreau, l'avocat Rachid Brihi rappelle la distinction à opérer entre discrimination et répression syndicales. Même s'il n'existe pas d'étanchéité parfaite entre les deux notions, la répression syndicale obéit au droit commun de la procédure pénale. "Si le patron a viré un délégué, qu'il l'empêche de distribuer des tracts ou de réunir des salariés, c'est du délit d'entrave. A la différence de la discrimination où le juge criminel et le législateur ont reconnu un déséquilibre justifiant un régime particulier de preuve".

Selon l'avocat, la répression syndicale est également tributaire du climat social et politique, "elle ne se résume pas à des pratiques patronales mais se réfère également à la conception étatique du pouvoir et du rapport à la démocratie sociale. Le fait de réprimer de manière plus ou moins forte le mouvement de agriculteurs relève de ce choix politique".

Autre mouvement à prendre en compte dans l'évolution de ces questions : l'émergence de la négociation d'entreprise. Les employeurs se sont également rendu compte de la difficulté à entretenir la négociation collective sans un corpus de règles protégeant les salariés mandatés à cet effet. "La pratique conventionnelle a bien-sûr visé les détenteurs de mandats et moins les militants de base", ajoute Rachid Brihi qui rappelle également qu'un salarié peut être adhérent à un syndicat sans être pour autant un militant porteur de mandats et donc sans que l'employeur en ait connaissance. Quoiqu'il en soit, "la France ne manque pas de syndicats mais elle manque de syndiqués", constate-t-il.

Enfin, l'avocat pointe que les actes délictueux à l'égard de syndicalistes n'appartiennent pas à l'histoire ancienne. Un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 8 décembre 2023 a déclaré recevable la constitution de partie civile d'un syndicat dans une affaire où l'employeur avait commandité le meurtre d'un salarié souhaitant implanter un syndicat dans l'entreprise. "Les faits datent de 2020, ce qui signifie que l'on peut encore voir un employeur traduit en justice pour homicide volontaire de nos jours", pointe le juriste qui ne manquera pas d'utiliser ce nouvel arrêt dans de futurs contentieux…

En conclusion, répression et discriminations syndicales restent des anomalies dans un contexte où l'on vante le dialogue social au plus haut niveau de l’État et dans l'entreprise. Si les études parviennent à établir ces phénomènes, il reste difficile de dresser un parallèle systématique entre un mouvement social et une hausse de procédures à l'égard des syndicalistes.

Marie-Aude Grimont
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